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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Frank Herbert  : le Livre d'or

Presses Pocket 5018, mars 1978, réédité en février 1989 sous le titre de le Prophète des sables

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Une définition de l'univers

Je postulerai seulement une triple fonction (de l'écriture) : inventorielle, juridique et mythique. Le livre est donc catalogue, traité de droit et cosmogonie. Et telle est sa vocation pour être serviteur de la passion délirante. Catalogue, c'est là l'expression du démembrement totalisateur où se marque la fonction du témoignage. Traité de droit qui fixe ma place et celle des autres dans un monde ordonné. Mythe des origines où je refais la création du monde et qui par là même m'enjoint la tâche d'expliquer son désordre.

André Green

"Transcription d'origine inconnue" in Nouvelle revue de psychanalyse 16, automne 1977

Une image de l'univers héritée du dix-neuvième siècle et qui imprègne encore profondément la sensibilité contemporaine : sur un fond inerte, matériel, s'agite une mystérieuse architecture, la vie. [Couverture du volume]Si l'évolutionnisme a jeté un pont entre l'animal et le végétal, un abîme dualiste persiste qui les sépare du règne minéral [1]. Dans les innombrables œuvres ayant pour thème l'exploration spatiale, les étoiles, les planètes et jusqu'à l'espace lui-même, apparaissent comme un support, les constituants d'une scène sur laquelle se meut l'homme, scène agitée seulement de tressaillements mécaniques. Il arrive certes qu'une planète entière soit créditée de la vie, comme dans l'Homme qui fit hurler le monde de Conan Doyle, mais c'est alors son statut ontologique qui est changé. La barrière, déplacée, subsiste. Elle est plus qu'ébranlée par Olaf Stapledon : l'univers entier apparaît dans le Créateur d'étoiles comme ayant un destin, mais il n'est encore que la fabrication, le jouet, d'un démiurge incompréhensible.

Dans l'ensemble de la science-fiction anglo-saxonne [2], l'homme, même menacé, continue de figurer comme un visiteur de cette scène, un transformateur de l'univers qu'il habite et exploite, univers qui le modèle en retour à la mesure de ses défis, mais avec lequel cet homme n'entretient aucune relation essentielle. L'univers physique demeure l'autre mort, l'excrément des dieux, qu'on peut manipuler et déformer sans risque tant qu'on respecte ses lois immuables que la science précisément dévoile.

Ce dualisme entre vie et matière inanimée, qui n'est ni si ancien ni si universel, a pris fort évidemment le relais de la discontinuité antérieure entre nature et surnature. D'où l'insistance de savants, de philosophes et d'écrivains à présumer la vie dotée d'une étincelle particulière, d'une essence irréductible à ses composantes. L'élan vital de Bergson est l'ultime rempart contre le matérialisme. Il y flotte, sans qu'on le dise trop haut, quelque chose du souffle divin qui anima l'argile selon le mythe. D'où, pendant longtemps, la nécessité pour les animateurs d'homuncules et autres androïdes, et pour les ressusciteurs de cadavres, de dérober et de canaliser la foudre du ciel.

La science, à compter d'un moment difficile à préciser mais qu'on peut faire remonter au début du vingtième siècle pour la physique et aux années 1950 pour la biologie, constitue progressivement un modèle plus complexe, où la discontinuité se dissout peu à peu. Dans le premier quart du siècle, la physique quantique introduit au cœur de la matière et au creux du temps une indétermination que l'on croyait l'apanage du vivant ; elle ouvre la voie à la chimie quantique qui enrichira la biochimie. Cet inqualifiable scandale surprend les esprits les mieux armés puisqu'un Einstein espérera jusqu'à la fin de sa vie trouver les moyens conceptuels de le liquider.

Puis ce sont, à partir du milieu du vingtième siècle, les progrès de la chimie et de la biochimie qui font peu à peu ressortir la vie comme une nécessité de la matière, au travers à la fois de révolutions théoriques et de percées expérimentales. Il en résulte l'élaboration d'une image renouvelée mais encore inachevée de l'univers qui le propose comme un ensemble d'interactions complexes dont la vie est un cas — un niveau — particulier. Au lieu d'être constitué en règnes hiérarchisés, l'univers apparaît comme un tout que la raison mythique a disséqué subjectivement. En apparence au moins, on enregistre là un retour à une conception cosmique de la situation de l'homme dans la nature, présente dans la plupart des traditions ésotériques et gnostiques, préscientifiques, privilégiant le symbole et l'analogie comme modes de préhension de la réalité.

Certains font de cette convergence inattendue un usage douteux, s'efforçant de légitimer et de justifier ainsi les scories superstitieuses de ces traditions. D'autres tentent plus subtilement de trouver en elles des matériaux encore utilisables qui puissent fonder une conception totalisante, ni dualiste ni anthropocentrique, de la réalité.

L'écologie — science des interactions des formes de vie entre elles et avec leur environnement — est issue en partie de cette recherche. Une écologie généralisée — aujourd'hui encore impensable — ferait intervenir à partir de l'étude d'un point d'un réseau d'interactions toutes les influences de l'univers sans privilège de localisation ni de datation [3]. Elle abolirait aussi le privilège ontologique du vivant et négligerait peut-être les relations partielles et triviales que nous tenons pour explicatives et causales. Elle habiliterait sans doute pleinement le concept de surdétermination que les physiciens ont encore du mal à admettre parce que leurs protocoles expérimentaux l'écartent. Elle exclurait l'idée qu'il soit possible de penser un modèle de l'univers et même qu'il y en ait un et un seul. De telles préconceptions se verraient dissoutes comme autant d'illusions parfois amusantes, souvent opératoires, toujours entachées d'un biais idéologique.

De pareilles spéculations conduisent à imaginer l'univers, selon une figure classique, comme un tapis ou une étoffe dont nous ne sommes jamais sûrs de percevoir ni le dessin ni le sens des fils de trame et de chaîne. Ce que nous prenons pour un fragment du dessin n'est peut-être qu'une tache accidentelle ou que l'ombre d'un flocon de poussière. Là où nous croyons discerner de solides chaînes causales, il n'y a peut-être que coïncidences et continuités aléatoires qui nous cachent des relations transversales plus puissantes entre des événements qui nous semblent absurdement distincts. Une chose est sûre : notre possibilité de connaissance n'est pas irréductiblement exilée d'une compréhension partielle de la réalité puisque ces relations nous tissent, que nous sommes nous-mêmes des images dans le tapis et qu'il nous suffirait peut-être de nous retourner pour apercevoir d'autres nœuds de l'étoffe universelle.

Cette nouvelle configuration épistémologique a commencé d'imprégner certaines œuvres de science-fiction. On en trouverait aisément des bribes chez Theodore Sturgeon, Clifford Simak, Philip K. Dick, Stanislas Lem, et pour les Français qui y sont d'ordinaire rebelles en raison de leur cartésianisme, chez Philippe Curval et moi-même. Ces auteurs ont à quelque moment, à quelque degré et souvent pour s'en défier, voire pour en sourire, introduit dans leur fiction une gnostique. Mais nulle part cette conception n'est aussi précisément exprimée que dans l'œuvre de Frank Herbert et principalement dans ses deux cycles majeurs, celui de Dune et celui des Calebans, inauguré dans l'Étoile et le fouet et poursuivi dans Dosadi.

On peut même proposer que l'œuvre inégale de cet auteur n'est jamais aussi saisissante que lorsqu'elle parvient à faire ressentir de l'impensé, à ébranler nos préconceptions.

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Paradoxalement, à première vue, c'est à partir de lieux clos, souvent isolés du reste de l'univers, que Frank Herbert fait ressortir les interactions et les interdépendances qui constituent cet univers, comme si dans de telles bulles et dans un certain silence s'excitaient les résonances harmoniques des vibrations fondamentales au point de devenir perceptibles. Tout se passe dans un sous-marin naufragé dans le Monstre sous la mer ; dans une communauté coupée du monde, différenciée par une nourriture spéciale et déjà soucieuse d'écologie dans la Barrière Santaroga ; sur une seule planète, désertique de surcroît, dans l'étonnante épopée de Dune qui comprend six volets : Dune, le Messie de Dune, les Enfants de Dune, l'Empereur-dieu de Dune, les Hérétiques de Dune et la Maison des mères ; au creux d'une sorte de fourmilière humaine dans la Ruche d'Hellstrom ; à l'intérieur d'une sphère métallique qui est tout l'astronef de l'avatar visible de l'étoile Calebane, dans l'Étoile et le fouet ; au sein d'une ville entourée de murs et sise sur une planète elle-même prisonnière d'une barrière infranchissable dans Dosadi .Autant de figurations de ce que l'on appelle une niche écologique.

Dans ces lieux délimités comme des éprouvettes, les interdépendances écologiques internes ressortent mieux, mais aussi, d'une part, l'homologie entre ces microcosmes et le macrocosme, et d'autre part l'interrelation entre les deux. Herbert rappelle ainsi que le champ clos d'une expérience, malgré le désir de l'expérimentateur d'isoler l'effet d'une seule variable, est défini par une frontière toujours perméable aux influences du reste de l'univers [4], sauf celles que le protocole tente précisément d'exclure. Le propos du héros et le sens de l'action reviennent à transgresser cette frontière, soit en l'abolissant, soit en la franchissant, soit encore plus subtilement en rétablissant une communication plus large entre le microcosme et son environnement : il en résulte un effet d'élargissement de la connaissance, du contrôle, du pouvoir.

Croître, selon Herbert, c'est renverser des barrières, agrandir sa zone d'influence, envahir le ciel, augmenter l'intensité des relations entre le grand et le petit, le haut et le bas, toutes fonctions, soit dit en passant, dévolues dans la pensée chinoise au Prince, médiateur de la Terre et du Ciel. Cette tâche est d'ordinaire remplie par ses héros, mais elle se révèle d'un résultat non moins généralement illusoire à l'expérience puisqu'une autre limite, une autre rareté, un pouvoir étranger viennent comme les précédents confiner l'être en expansion : elle est toujours à refaire.

La “réalité” est donc constituée de frontières subjectives incessamment remaniées ; elle n'est qu'interférences entre les émanations de centres de volonté ou de désir qui n'ont pas pour autant de réalité absolue. Pour emprunter une expression à Thyone-Fanny Mae, l'étoile Calebane, ce sont des “nodes”, des condensations provisoirement stables (du strict point de vue d'un observateur soumis aux mêmes limitations) de la substance indifférenciée de l'univers, “nodes” qui résultent eux-mêmes des interférences entre d'autres formations aussi temporaires. La meilleure image que l'on puisse proposer de la cosmologie psychique de Herbert, ce sont sans doute les franges d'interférences entre trains d'ondes ou peut-être l'illusion d'optique connue sous le nom de "moiré" et qui résulte de la superposition de trames simples. On verra que cette métaphore jette quelque lumière sur sa manière d'écrire.

Ainsi, dans Dune, Paul Atreides conquiert l'Imperium Galactique entier sans quitter la planète Arrakis. Sa capacité de prescience, qui joue un grand rôle dans sa réussite, est fondée sur sa perception du sillage laissé dans la substance de l'univers par d'autres objets et d'autres devenirs ; elle est atténuée, voire annulée, par d'autres pouvoirs comparables qui introduisent de l'indétermination, et finalement métamorphosée en destin inéluctable par l'effondrement de toutes les forces opposées. Ici le pouvoir absolu (dans la sphère politique) ne corrompt pas : il dissout. C'est au prix de son effacement devant les forces impersonnelles qui agitent l'univers que Paul recouvrera une certaine liberté et une certaine aptitude — limitée — à agir sur ces forces et à dévier l'histoire.

Le moteur de la croissance personnelle ou collective, c'est la rareté, et son espace, c'est la compétition acharnée en vue de la survie qui est une fin, par le truchement du pouvoir qui est un moyen. Tous les mondes clos de Herbert sont pauvres en quelque élément indispensable, l'air, l'eau, la nourriture, l'épice de longévité et de prescience. Il arrive que cette pauvreté soit déplacée : ainsi Arrakis-Dune regorge (relativement) d'épice de longévité qui fait totalement défaut aux autres mondes de l'Empire, mais manque cruellement d'eau, ce qui introduit à la fois l'échange et le conflit. Ce défaut d'épice constitue l'Imperium à la fois en monde clos par rapport à Dune et en univers pauvre malgré toutes ses richesses.

L'économie extrême est donc une nécessité, la rétention, voire l'avarice, une vertu, l'égoïsme rationnel une marque de caractère. Du même coup, la générosité devient un luxe infini, un art, un trait distinctif de l'humain ou plus généralement de la conscience (sentience dans la terminologie herbertienne), et le sacrifice de soi, sans recours possible, l'unique occasion de la liberté, l'exercice concret de la sagesse ou de la sainteté. Autant dire que la liberté est elle-même une denrée plutôt rare et qui a tendance à s'évaporer, puisque le sage ou le saint qui poursuivent par leur sacrifice une “fin”, même “altruiste”, même contraire à leur “intérêt personnel”, échouent totalement à l'introduire : toute la saga de Dune est au fond l'histoire de l'échec de Paul, le Messie, métaphore de l'échec de l'humanisme, de la dissipation de l'illusion de liberté qui l'accompagne toujours [5].

Ainsi Dune est une planète désertique, un monde de sable, où une population déportée, les Fremen, a été trempée par la nécessité au point de devenir irréductible, un instrument invincible à la portée de qui saura la conquérir. Comment, puisque ces Fremen sont irréductibles et invincibles ? C'est tout le problème. Là où la brutalité, l'habileté voire la ruse ne sauraient aboutir, Paul réussira en proposant aux Fremen un projet qui réponde à leur désir forgé par la rareté : faire abonder l'eau sur Dune ; et en le supportant de sa générosité, du sacrifice de sa vie. Mais il lui faut une condition supplémentaire, la crédulité des Fremen, qui seule leur permettra de lui accorder leur confiance. Crédulité implantée dans leur société par des manipulations antérieures auxquelles Paul n'a pas eu de part, et ancrée par l'intensité même de l'attente. Et bien entendu la réalisation de ce désir (confirmant a posteriori la confiance crédule placée par les Fremen en leur messie), l'abondance de l'eau sur Dune, abolira leurs valeurs et les dépouillera de leur invincibilité et de leur irréductibilité. La force procède du désir ; elle s'actualise et obtient l'objet du désir grâce à la foi ; la libre circulation et disposition de cet objet annule le désir, annule la force, annule la foi ou la transforme en dogme soumis à d'autres fins. L'assouvissement du désir mène le désirant à la servitude et à la mort, à moins que le désir ne soit ailleurs rétabli ou ne se reconstitue de lui-même. On rencontre ici une métaphore limpide des dispositifs pulsionnels décrits par la métapsychologie psychanalytique.

Avant que ces choses s'accomplissent, sur Dune où l'eau nécessaire à la vie est rare, tout est tourné vers son économie, aux deux sens courants du terme : une écologie minutieuse des milieux vivants, qui va pour les humains jusqu'au recyclage des déchets, excréments et cadavres, dont l'eau précieuse et les constituants récupérables sont extraits grâce aux “distilles”, ces vêtements parfaitement conçus pour la survie dans le désert. Cette parcimonie et ce retraitement infinis sont à l'image de ce qui se passe dans la nature où, sous le masque trompeur de la prodigalité, la prédation est universelle, et la chair et les excréments d'une espèce sont la nourriture d'une autre.

De même, dans la Ruche d'Hellstrom, une sorte de communauté utopique, hantée par la fragilité humaine, choisit de calquer son mode de vie sur celui des termites afin d'assurer dans le très long terme la survie de l'espèce, fût-ce au prix de sa transformation radicale et, de notre point de vue, de sa déshumanisation. Mais l'humanisme, suggère Herbert, n'est qu'une idéologie transitoire de l'humanité ; et il excelle à rendre perceptible, sous l'insensibilité apparente des guerriers Fremen et la collectivisation forcenée des termites humains, le mouvement de la vie et les intenses perceptivité et affectivité d'êtres poussés à leurs limites. L'humanité n'est pas selon lui un ensemble intangible de règles, d'interdits pusillanimes, d'aversions et de préjugés : c'est le désir de faire durer l'espèce humaine, et toutes les règles et interdits que nous tenons pour sacrés ne sont, en dernière instance, que l'expression temporaire de cette véritable pulsion.

La persistance de cette pulsion implique que d'une génération à l'autre quelque chose se transmette, et son succès que de l'acquis se perpétue. Une part de cette transmission est assurée par le codage génétique ; une autre par l'éducation et la relative permanence des institutions. Mais Herbert ne se borne pas là. Il imagine en quelque sorte une collusion des deux systèmes, que la mémoire des individus puisse devenir spécifique, héréditaire, et que l'espèce — ou du moins certaines lignées — se souvienne des acquis de chaque génération propres à assurer sa survie. Au lieu que l'immortalité de l'espèce s'appuie sur la mortalité des individus, une certaine immortalité de ces derniers est convoyée par la reproduction de l'espèce. Hypothèse que rien ne vient aujourd'hui supporter et qui contrevient même à ce que nous savons de la génétique, mais qui trouve sa source dans la théorie de l'inconscient collectif proposée par Carl Gustav Jung, ici exprimée sur le mode matérialiste [6].

Il convient au passage de dissiper une possible erreur. L'insistance sous la plume de Herbert des thèmes de la rareté, de la dévoration et de la rétention, ne relève pas (pas seulement en tout cas) d'un fantasme où le psychanalyste (et Herbert a exercé cette profession) reconnaîtrait aisément de l'analité. La rareté relative est de l'ordre de la nature en ce que, sur le long terme, toute niche écologique tend à se remplir exactement, le nombre des prédateurs à s'adapter à celui des proies et ce dernier à leur environnement. La prodigalité apparente de la nature, qui faisait l'admiration de Bernardin de Saint-Pierre, est le masque d'une nécessité où tout est rigoureusement agencé, non par le fait d'une intelligence extérieure, mais par suite de conflits incessants, d'ajustements inlassablement recommencés, d'une expérience sans conscience mise en scène par la pression de sélection. Croire en la générosité de la nature, ce serait oublier que seul l'homme meurt (parfois) dans son lit protégé par les siens tandis que l'animal malade ou âgé périt de faim ou sous la dent d'un prédateur : il n'y a pas dans la nature de fin paisible. Seul l'homme peut temporairement en cultiver l'illusion, qu'elle soit fondée en réalité sur l'exploitation de ses semblables ou sur un bouleversement si complet de son biotope, dû à ses prouesses technologiques, qu'il a pu croire s'être affranchi de ses limites — et de la rareté — alors qu'il ne les a seulement pas encore rejointes. De cette révolution déjà ancienne a pu naître l'illusion de l'immortalité partagée par tant de sociétés et convoyée par tant de religions : c'est celle de l'élargissement final et infini du biotope aux dimensions du paradis et d'e l'enfer.

Herbert ne croit guère qu'une espèce puisse planifier sa quiétude pour longtemps. Si elle y parvient un moment, une espèce plus endurante ou un sous-groupe de l'espèce initiale s'installera dans la lacune indispensable au déploiement de cette “liberté”, de ce bonheur, et en ravira l'apanage aux sybarites amollis. La lutte est le moteur de l'évolution ; la lutte des classes est le moteur de l'histoire sans fin(s) [7] ; comme dans Dosadi.

Ainsi, l'univers de Frank Herbert n'est pas convivial au sens où l'entend Ivan Illich. S'y mettent à l'épreuve sans cesse les formes de vie, les espèces, les peuples et les groupes de toute sorte, en s'affrontant en vue d'un but ultime qui, en dernière analyse, leur échappe toujours : durer, et pour ce faire, s'adapter au changement, se perfectionner. Mais cette compétition est aussi une collaboration, comme si, dans sa différenciation même, la vie tendait d'abord à assurer sa pérennité. Seule trêve précaire, le répit nécessaire à la reproduction, qui introduit chez l'homme l'a possibilité de l'amour. La conception de Herbert diffère entièrement de celle de la jungle et de la “lutte pour la vie” exaltée par les chantres du libéralisme économique au siècle dernier et défendue non sans ambiguïté par Jack London. Elle est moins naïve parce qu'elle substitue à l'idée de domination celle d'échanges infinis, à la notion de hiérarchie celle de réseau. Le dominant ne peut avoir que l'illusion de la puissance : il est déterminé dans ses moindres détails et comportements par les caractéristiques de sa proie, et son nombre même est régulé par l'abondance de celle-là. Dans cette perspective, la nature apparaît comme une accumulation presque illimitée d'étayages réciproques. Dans ce plein, tout a un sens, aucun détail, aucun geste, à la limite aucun mot ne reste sans conséquence. En s'efforçant de satisfaire leurs instincts et leurs pulsions, les êtres vivants remanient à leur insu — et dans un sens qui leur échappe — les données du jeu où ils interviennent. En ce sens, la vie — et tout l'univers — forment une sorte de communion, et il se dégage de l'expérience existentielle de cette communion une sorte de mysticisme froid, matérialiste, où la complémentarité est l'autre face de la pression de sélection.

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D'où vient alors que l'homme et les autres espèces intelligentes mises en scène par Herbert paraissent ne pas voir leurs comportements réduits à des séries d'interactions contraintes, que leurs relations de pouvoir et de violence, intraspécifiques aussi bien qu'avec le reste de l'univers, ne semblent pas stabilisées, et qu'il y ait donc place pour une histoire avec des sujets (même illusoires) et par extension pour des développements romanesques qui présupposent un certain degré de liberté ?

C'est que l'homme et tous les êtres co-sentients (c'est-à-dire qui partagent une certaine intelligence du monde fondée sur la perception) ont considérablement repoussé, par l'invention de la société et de l'intervention réflexive sur le milieu qui conduit à la technologie, les limites de leur niche écologique. Au travers de tels êtres, le “travail” de l'univers se poursuit, mais il s'effectue désormais surtout à l'intérieur de l'espèce — ou, en généralisant, à l'intérieur de l'espace d'échanges matériels et symboliques élaboré par l'intelligence des co-sentients. Il se poursuit par le moyen de conflits pour le pouvoir qui permet temporairement de s'assurer les ressources nécessaires à la survie. Parce que l'homme n'a plus de concurrents, la compétition entre l'espèce humaine et d'autres formes de vie est repoussée au second plan par la compétition entre les groupes humains, qui a pour enjeu le contrôle de la production des biens arrachés à l'univers. Pour Herbert, la différenciation de groupes aux intérêts conflictuels mais non nécessairement toujours opposés, de classes sociales si l'on veut, est inséparable de la condition humaine. Ces luttes incessantes, cette compétition permanente où l'emportent les plus intelligents, les plus durs ou les plus nombreux, engendrent non seulement les guerres mais aussi les institutions et les croyances qui en sont les moyens, voire les armes. Elles ne sauraient prendre fin qu'avec une différenciation biologique fixant définitivement les rôles, comme celle qui commence d'apparaître chez les termites humains de la Ruche d'Hellstrom.

C'est, en attendant, la non-spécialisation biologique de l'homme [8]qui donne à son histoire l'apparence de variations infinies. Mais dans cette perspective, cette histoire apparaît en dernière instance comme une série d'expérimentations en vue d'éprouver les limites de la niche écologique humaine et ses possibilités d'organisation interne. Quand cette série sera achevée, si elle l'est jamais, l'humanité s'ossifiera dans un genre de vie à peu près unique et l'histoire cessera tandis que l'homme aura d'une certaine manière enfin rejoint la nature. Une autre possibilité serait une diversification de l'espèce où l'humanité unique se dissoudrait. Cette conception, tout en accordant une extrême importance aux relations entre les différentes sociétés humaines et leur milieu physique, fait justice des explications fonctionnalistes hâtives qui ont longtemps encombré l'ethnologie : les formes sociales ne sont jamais directement déterminées par le milieu, même lorsque délibérément elles s'étayent sur lui ; les déterminations du milieu sont toujours fortement médiatisées — pour ne pas dire plus — par les relations sociales et interindividuelles, principalement de pouvoir, à l'intérieur du groupe humain, et de proche en proche à l'intérieur de toute l'humanité. Les idées de Frank Herbert rejoignent ici remarquablement celles exposées par Jacques Ruffié dans son livre De la biologie à la culture (1976) et plus récemment dans un entretien publié dans le Monde (20 décembre 1977). Elles conduisent à l'introduction de l'éthique dans la politique, qui est le sujet principal de nombreuses variations de notre auteur sur le thème de la lutte pour le pouvoir. Le conflit, la politique et l'éthique résultent de ce que l'être humain est soumis à des pulsions qui lui commandent d'inventer de quoi les satisfaire, et non à des instincts qui lui dicteraient étroitement les actes nécessaires à sa survie.

Ce que Frank Herbert nous rappelle ainsi, c'est que l'histoire de l'univers et de la vie est pavée de formes disparues, d'espèces éteintes pour cause d'inadaptation de l'instinct, mais aussi de structures sociales dépassées en raison de leur insuffisance d'éthique, ou de l'inadéquation de leur éthique politique à leurs conditions d'existence. Il ne fait pas, comme semblent le lui reprocher Éliane Pons et Marcel Thaon dans un article intéressant consacré à Dune (Fiction 220, avril 1972), l'apologie de la paranoïa obsessionnelle, mais il nous renvoie à la dureté inéluctable de la réalité. Ce n'est pas un hasard si le paradis ou l'utopie nous sont toujours promis, comme aux Fremen, dans un autre monde ou dans un avenir indéfiniment reculé. Parce qu'elle n'a pas, au contraire de l'instinct, de référent défini, la pulsion ne peut jamais être entièrement satisfaite : elle ne peut être que provisoirement assoupie (ou assouvie) par une manière de ruse [9]. D'où la propension humaine à accepter des contes, notamment religieux ou idéologiques, qui tiennent lieu socialement de référent et qui promettent, mais sans que cette promesse puisse jamais être tenue, de satisfaire la pulsion. Le paradis ou l'utopie ne sont pas seulement des inventions d'illuminés ou de puissants soucieux d'établir et de maintenir leur pouvoir ; l'appétit qui s'en manifeste n'est pas même une conséquence d'un désir détourné, mais une condition ou au moins une circonstance du désir.

De même, du côté des puissants ou des dominants, l'absence de référent conduit à une interrogation, à un dialogue conflictuel, à une quête indéfiniment reconduite, quant à la nature du pouvoir et de la réalité sur laquelle il s'exercerait. C'est pourquoi les héros de Frank Herbert manifestent si souvent l'impression d'être pris dans une machination, dans un complot sans fin, et semblent se perdre dans des digressions illimitées : chaque moment de l'action, chaque étape de l'analyse de leur situation dévoile une nouvelle strate de rouages, de manipulations et de déterminations. Et quand l'un d'entre eux semble l'emporter, tenir dans sa main tous les fils du pouvoir, il sait très bien qu'il s'agit d'une illusion que l'exercice effectif d'un pouvoir limité va démasquer. Le pouvoir absolu est un leurre parce qu'il est impossible d'en donner une définition. Et un pouvoir qui n'est pas absolu est aussitôt remis en question par celui-là qui l'a conquis, avant même que d'autres le contestent. La lucidité herbertienne consiste à percevoir dans l'idéal à réaliser d'une utopie, d'un pouvoir, d'un absolu, un fantasme, et à savoir que la dissolution de ce fantasme entraînera l'émergence d'un autre. La pulsion ne donne à poursuivre que fantasmes, même là où elle trouve à se satisfaire partiellement. Ou encore, moins succinctement, la pulsion, pour atteindre son but réel dans l'incertain, propose au sujet le fantasme qui donne consistance et orientation au désir. La pulsion, pourrait-on dire, est un désir sans objet (défini) qui ne peut s'actualiser dans des conduites adaptées, précises et subtiles, qu'en suscitant le désir du sujet pour des fantasmes tout imprégnés de son histoire concrète et donc par là en prise sur la réalité. Bien entendu, le fantasme peut dans certaines conditions devenir un obstacle à la réalisation de la pulsion, puisqu'il assure la médiation entre la pulsion et l'acte.

Est-ce à dire que, comme le croient Marcel Thaon et Éliane Pons, les forces de coalition que représentent précisément la foi dans un paradis ou dans une utopie, l'espoir de récupération d'une unité perdue, et l'amour dont la littérature ordinaire privilégie abusivement la dimension sexuelle réduite au couple et à sa progéniture, sont absentes de l'univers de Frank Herbert ? Certes non. Elles en sont le moteur parce qu'elles sont contrariées. À défaut d'une telle promesse qui doit être renforcée par une réalisation au moins partielle afin de demeurer efficace, l'individu affronté sans recours à la dureté de l'univers ne pourrait plus que se réfugier dans la schizophrénie (le refus de l'intelligibilité du monde) ou dans la dépression (le refus de l'action sur le monde) et cesser par là de jouer au “jeu” de l'univers. Quant au vrai paranoïaque, il est malade d'un réalisme exacerbé qui lui fait perdre de vue la possibilité et la nécessité de l'amour et donc de la confiance, et qui entraîne un délire qui l'amène à recentrer l'univers exclusivement sur lui. Qui ne serait paranoïaque dans un univers qui condamne indistinctement toutes les formes organisées à la mort, si n'y résistait précisément la certitude ancrée profondément de la permanence à travers l'autre, partenaire sexuel, descendance, collectivité sociale, espèce, vie, univers ? Paranoïa et désir d'immortalité personnelle ont partie liée. L'existence de l'“épice” qui prolonge la vie, dans Dune, introduit donc une justification partielle de la paranoïa, et les personnages se partagent entre ceux qui, sur le versant paranoïaque, ne voient, comme le baron Vladimir Harkonnen, dans l'épice qu'un instrument de longévité et de pouvoir, et ceux qui y cherchent un moyen de connaissance, de prescience, comme Paul.

Herbert, cependant, après d'autres, nous prévient que ces attentes paradisiaques ou utopiques ne sont qu'autant de leurres, forcément trompeurs, d'une pulsion de l'espèce que nous nous employons à travestir. Ainsi l'univers apparaît-il à travers la vie comme fonctionnant parce que partagé entre le désir et l'agressivité, l'amour et la compétition. Sans libido, pas de tendance au mouvement. Mais si la pulsion était instantanément satisfaite et la fusion obtenue, il n'y aurait pas non plus de transformation. C'est parce que la satisfaction complète du désir est indéfiniment suspendue, repoussée, par l'adversité issue du désir de l'Autre, que le monde change. C'est parce que l'univers s'est, dès l'origine, morcelé dans la matière, puis dans la vie, est en somme devenu “schizophrène”, que les personnages de Frank Herbert, à notre image, sont quelque peu paranoïaques. Si bien qu'à l'opposition de deux pulsions fondamentales, vie et mort, esquissée par Freud, viennent ici se substituer deux modalités de la même pulsion, la totalité et le morcellement. Aucune parcelle de l'univers ne peut être soustraite à l'influence de toutes les autres (totalité), mais ces influences ne se manifestent qu'en raison de la différenciation (morcellement) de l'univers. L'appétit de fusion introduit au morcellement et à la rivalité dès qu'il est porté par des êtres distincts. Est-il encore besoin de postuler un instinct de mort ou de désagrégation ? Nous portons en nous la pulsion libidinale qui nous fait durer, lutter, aimer, changer et (pro)créer, mais l'univers porte en lui, dans sa structure intime, le morcellement qui nous condamne, d'abord à combattre, enfin à la destruction.

Et le seul problème métaphysique qui subsiste alors et qui relève de la cosmogonie, c'est de comprendre pourquoi à l'origine l'univers s'est différencié, pourquoi il a commencé d'exister tant de particules élémentaires préludant à des arrangements plus complexes.

L'amour (ou si l'on préfère la libido) est bien loin d'être absent de l'univers de Frank Herbert. Au contraire, il est toujours présent, mais il se manifeste le plus souvent, voire toujours, sous des formes déviées dont la haine n'est qu'un aspect. Car qui pourrait en désigner la forme authentique ?

De cette omniprésence des forces de création, je donnerai deux exemples. D'abord la place privilégiée, dominante, presque sans équivalent dans la science-fiction, dévolue aux personnages féminins : ainsi Jessica et Chani dans Dune, et Fanny-Mae, l'étoile Calebane de l'Étoile et le fouet. Ensuite l'importance de l'art dans les cultures apparemment les plus démunies de l'univers herbertien : les instruments de musique, la poésie, y jouent partout un très grand rôle. L'art ne disparaît en apparence que dans la société volontairement ascétique à l'extrême de la Ruche d'Hellstrom qui se donne pour modèle fonctionnel la termitière : mais en réalité il persiste dans le désir de perfectionnement technologique et dans l'élaboration — aussi délirante que toute œuvre d'art — de cette société utopique. Ce qui se dessine ici, c'est l'idée que l'art n'est pas né avec l'espèce humaine ou avec la conscience, et qu'il n'est pas aussi incongru dans ses origines et arbitraire dans ses développements que nous nous plaisons à le croire.

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Analytique et occasion de dévoilements sans fin, l'œuvre de Herbert l'est certainement. C'est sans doute pourquoi elle ne se déploie vraiment que dans des œuvres longues et toujours inachevées. Elle porte ainsi la marque d'une des expériences et d'une des professions de son auteur, la psychanalyse. Et il est singulier de constater qu'il a emprunté à chacun des pères de la psychanalyse les éléments d'un des niveaux de son univers. À Jung, dont il s'est réclamé dans sa pratique analytique, il emprunte sa métaphysique, sa cosmologie (la synchronicité, jamais nommée, n'est pas loin) et dans une certaine mesure sa conception d'un inconscient collectif et d'une mémoire transindividuelle. À Freud, il emprunte sa théorie de l'homme, libido, Œdipe et topique. À Adler enfin, il emprunte sa théorie politique et sa préoccupation pour l'éthique : « Il se pourrait », m'écrivait-il dans une lettre de 1971 à propos de la structure néoféodale de Dune, « que l'œuvre de pionnier d'Adler éclipse celles de Jung et de Freud aux yeux des générations futures, car nous sommes, assurément, impliqués et concernés par les relations de pouvoir (because we are, for a certainty, involved with power relationships) ».

Sous sa forme apparemment traditionnelle, l'œuvre de Herbert bouscule bien des règles du roman, de science-fiction en particulier. Plus difficile à classer qu'il y paraît d'abord, elle inquiète ou fascine par sa compacité, sa complexité, le volume des digressions, les déséquilibres trop évidents pour être innocents de la construction, l'inintérêt parfois appuyé de l'auteur pour le déroulement de l'action : ainsi, celle de Dune ne débute vraiment que bien après la centième page.

Bien que je ne puisse pas développer ici ces propositions, elle m'a paru souvent présenter les “défauts” que nos critiques cartésiens ont jugé bon d'opposer à Shakespeare et à Henry James, démesure et broderie. Comme William, Herbert paraît ne reculer devant aucune outrance ; comme James, c'est en disant à côté qu'il suggère le plus. C'est en entrecroisant et en superposant des trames relativement simples qu'il crée un “effet de moiré” stylistique. Hors de son contexte, telle citation de Dune ou de l'Étoile et le fouet peut paraître subtile ou banale ; elle rejoint le commun de la littérature. Mais sise dans son environnement, elle se dérobe soudain à l'analyse ordinaire parce qu'elle apparaît reliée à toutes les autres propositions constituant l'œuvre et indissociable d'elles ; on découvre avec effroi qu'il faudrait pour l'interpréter avec quelque sûreté établir une “concordance” comme on l'a fait pour les textes sacrés. Elle prend brusquement de l'opacité, voire de l'obscurité, indice peut-être d'une profondeur, grâce à l'accumulation ici nullement gratuite des références, des citations, des documents, des néologismes généralement dérivés de traditions existantes. D'où les incertitudes qui confinent au paradoxe : ainsi, pour prendre un exemple simple, dans Dune, l'ordre occulte féminin du Bene Gesserit a implanté dans la population de Dune, comme sur bien d'autres planètes, des prophéties fabriquées pour assurer si besoin est la sécurité de ses envoyés. Sur Dune, la prophétie se réalise : or pour l'inventer et l'implanter dans ce détail, il faudrait disposer de la prescience. Mais si le Bene Gesserit avait prévu l'avenir, il se serait bien gardé d'implanter une prophétie qui protège contre sa volonté Jessica, renégate aux yeux de l'ordre, et Paul, prescient prématuré et monstrueux du point de vue Bene Gesserit. Où la boucle s'est-elle bouclée ? Quelle puissance a manipulé le Bene Gesserit ? Est-ce l'effet du hasard ? Mais le hasard précisément n'est que le masque de la nécessité. C'est par de tels tours que Herbert introduit l'inquiétante étrangeté et qu'il contourne l'incrédulité du lecteur en lui imposant le sentiment de la différence, d'une autre époque et d'autres cultures, bien en deçà ou au-delà de l'anecdote narrée.

Cette tâche n'est pas facile : la science-fiction se contente en général d'illustrer des aspects assez évidents de relations physiques ou logiques. Ses hypothèses s'écartent peu du stock de “connaissances” dont le lecteur moyen a vu doter par l'éducation sa “boîte à outils” méthodologique et épistémologique. Elles n'égratignent que superficiellement l'incrédulité du lecteur. Herbert, lui, tente de suggérer des relations différentes, inédites. Pour proposer une analogie, il ne serait pas trop difficile de faire comprendre à un homme du seizième siècle le fonctionnement de nos haut-parleurs modernes : les vibrations de leurs membranes sont proches de celles des instruments de musique dont il a l'expérience, et pourvu qu'il admette qu'une force inconnue anime ces membranes, le tour est joué. Par contre, il serait totalement impossible de lui faire saisir le fonctionnement d'un amplificateur de classe A équipé de transistors épitaxiaux. Pour lui, la relation entre une certaine disposition d'impuretés invisibles, microscopiques, dans des cristaux, et certains effets macroscopiques serait purement magique. Aucun homme raisonnable et cultivé de cette époque n'accepterait d'y croire. La plupart de nos contemporains n'y croient du reste que parce qu'ils sont quotidiennement confrontés à l'évidence du résultat. Mais la physique quantique qui fonde l'explication de tels processus échappe aussi complètement à leur expérience concrète que, disons, les éventuelles influences cosmiques qui pourraient donner une base expérimentale à l'astrologie. Leur admission de l'une et des autres s'enracine dans la même ignorance et, au fond, dans la même crédulité. Herbert, par ses procédés d'écriture, instille un doute et finalement une acceptation comparables à l'endroit de techniques développées dans des sociétés autres pour pousser à leurs limites, par exemple, les possibilités du corps humain : il donne une couleur de scientificité à des prodiges revendiqués jusque-là par des mystiques.

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Si intemporelle et universelle qu'elle tente d'apparaître, l'œuvre de Frank Herbert surgit bien entendu d'un contexte historique et géographique. L'importance qu'elle prête à une écologie à la fois planétaire et cosmique, et aussi aux luttes d'individus et de groupes sociaux pour le pouvoir, aux manipulations psychologiques et sociales qui en sont les instruments, enfin à des tendances mystiques qu'elle dénonce d'un côté comme mystifications subies et qu'elle établit de l'autre comme productions agissantes et à quelque degré bien fondées de l'inconscient, du désir de savoir malgré l'incertitude, transpose la perception par l'opinion occidentale de la finitude de notre planète, la fin du rêve américain, la dissolution de l'idéal démocratique, la venue des “monstres froids”, des grandes bureaucraties étatiques et économiques. Elle annonce non seulement l'émergence d'un avenir de tyrannies où à vrai dire nous sommes déjà bien engagés, mais aussi un désir commun d'aristocratie et de hiérarchie qui permettent à l'homme ordinaire, dépossédé de l'illusion d'un destin autonome, de se redonner une image intelligible, fût-ce par identification avec un maître.

La quête de gourous et la recherche de matériel initiatique dans des livres (comme Dune qui est aux États-Unis l'objet d'un véritable culte) sont des manifestations bénignes de tels mécanismes projectifs. D'autres plus redoutables restent à se montrer. Herbert lui-même en est parfaitement conscient, et bien qu'il ne se fasse aucune illusion sur la portée utile de son œuvre en ce domaine, elle a aussi valeur d'avertissement. Sans prétendre être prophétique, elle annonce la venue des prophètes. Elle témoigne de la seule certitude qui nous demeure, à savoir de la dissolution d'une certaine image de l'homme et des structures sociales, économiques et politiques qui la portaient, et des incertitudes, des angoisses, des conflits et de la violence concomitants à cet interrègne qui prélude peut-être à l'établissement d'un nouvel ordre encore dans les limbes ou à tout le moins indistinct pour nos yeux myopes. Elle nous révèle un avenir peu réjouissant mais pour nous dire après tout que nous y vivons déjà, et comme fait l'œuvre d'Ursula Le Guin, qu'en tant qu'espèce nous y survivrons.

NB. — On remarquera qu'en lecteur conséquent de Frank Herbert, je me suis efforcé d'éviter de convoyer à son propos l'illusion des absolus et que j'ai usé — peut-être abusé — dans cette préface en lieu et place du verbe être de mots introduisant plus de relativité comme paraître, apparaître, sembler, etc., tant il paraît vraisemblable à lire Herbert que l'apparent soit parfois (toujours ?) le masque du semblant, à moins qu'il n'en aille tout autrement.

Notes

[1] Certains ont tenté, toutefois trop hâtivement, de le réduire. Ainsi Stéphane Leduc qui vît, à l'orée du xxe siècle, dans des productions osmotiques, une forme primitive de vie. (Cf. à ce sujet la Recherche, janvier1978, p.50 et sq.)

[2] À l'exception très notable d'Ursula Le Guin.

[3] Sauf sous la forme : la vie est une région de l'univers.

[4] Un épistémologue distingué remarquait que tout protocole expérimental fait implicitement référence à tout l'univers dans la classique formule « toutes choses égales d'ailleurs » et qu'un ingrédient indispensable à la réussite d'une manipulation était une certaine constance de l'inconnu, autrement dit d'une infinité de variables écartées du schéma conceptuel. Le reste de l'univers et son passé sont aussi indispensables au succès de l'expérience que ce qui se trouve dans la boîte.

[5] En ce sens, la saga de Dune est une tragédie si, comme je le pense, une tragédie narre toujours la dissipation d'une illusion tandis que le drame concourt au renforcement d'une illusion, celle qui fonde un ordre en général. La comédie pour sa part se contente de se moquer des illusionnés, sans oser nier ou confirmer le substrat de l'illusion, sans toucher à son statut ontologique, sauf à rejoindre les genres précédents.

[6] Cette hypothèse est la contrepartie matérialiste de la thèse de la transmigration des âmes à travers plusieurs vies, fréquemment défendue par les occultistes et dont Jack London donne une expression romanesque dans son Vagabond des étoiles.

[7] On sera peut-être surpris de retrouver ici une formule propre à Louis Althusser (dans sa Réponse à John Lewis, Maspero, 1973). Il ne fait pas de doute qu'elle correspond particulièrement bien à la pensée de Frank Herbert qui ne se réclame pourtant pas spécialement du marxisme.

[8] Cette non-spécialisation résulte, bien entendu, de l'indétermination provisoire (?) des frontières de la niche écologique humaine.

[9] Cette absence de référent est un formidable instrument d'adaptation, c'est-à-dire d'invention, d'expérimentation et de sélection de conduites.