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Gérard Klein

À l'auteur inconnu 10 bis

Première parution : NLM 22, septembre 1992

L'auteur de l'Histoire véritable des Temps fabuleux a bien dû s'attendre, et s'est bien attendu, en effet, à voir son ouvrage essuyer quantité de contradictions de la part de quelques savants, et encore plus de ceux qui ne le sont pas. Il a prévu ce qui est arrivé : les uns par l'esprit d'irréligion qui règne, d'autre part un intérêt de système, ceux-ci par jalousie, ou pour faire parler d'eux, et ceux là parce qu'ils ont entendu parler, n'ont pas manqué de l'attaquer. La modestie de *****, l'esprit de paix qui l'anime, la douceur de ses mœurs et de son caractère, qui le portent à fuir toute espèce de contestation même littéraire, dès qu'elle pourrait troubler la tranquillité de son âme et altérer le bonheur dont il jouit au milieu de ses livres, lui ont fait jusqu'ici garder le silence sur les critiques…

Introduction à l'Histoire véritable des Temps Fabuleux
Guérin du Rocher
(Paris & Besançon : Gauthier frères et Cie, 1824)

Le numéro 21 de NLM a suscité dans le microcosme une agitation dont le lecteur a trouvé quelques manifestations dans ce numéro 22 et à laquelle ma dernière rubrique n'était peut-être pas étrangère. Au lieu de suivre mon plan qui était de consacrer à la critique mon onzième article, je voudrais donc revenir sur quelques points dans un chapitre 10 bis.

Il m'est tout d'abord apparu qu'une des causes de malentendu tenait à ce qu'il existe au moins deux approches très différentes de la SF. Certains la considèrent uniquement comme une distraction, et il semble du reste qu'ils tiennent pour telle toute modalité de la littérature, ce qui fait qu'ils ne voient pas, au sens strict, pourquoi la SF aurait une portée particulière. Ils n'accordent manifestement à la littérature aucune fonction, et à la question fameuse lancée par Sartre dans une salle de la Mutualité sur la fin des années 50 ou au début des années 60 [1] : « Que peut la littérature ? », ils répondirent implicitement : « Rien. ». Ils sont donc surpris, légitimement à leur point de vue, qu'on prenne la littérature en général et la SF en particulier un tant soit peu au sérieux. La SF est pour eux un genre comme un autre et ils ne voient pas la nécessité de finasseries sur sa différence avec d'autres genres. Je doute que ce point de vue soit bien fondé mais il existe et doit être pris en considération.

Ce n'est pas le mien. La littérature, et la SF dont il ne me semble pas certain qu'elle relève seulement de la littérature ni qu'elle soit à proprement parler un genre, ont à mes yeux des effets dont celui de distraire, mais aussi d'autres fonctions. Pour ce qui est de la littérature en général, je m'en suis expliqué autant que j'ai pu dans "Trames et moirés".

Pour la SF, aussi loin que je me souvienne d'en avoir lu, fût-il tout à fait naïvement, une des dimensions principales m'a toujours semblé prospective, ou, puisque le mot n'existait pas à l'époque, d'exploration et d'éclairage d'un avenir nécessairement différent du présent. Ce en quoi je crois partager l'attitude d'un grand nombre de ses lecteurs assidus : la passion de sonder l'avenir [2].

Qu'on me comprenne bien : je ne dis pas — et j'ai même précisé le contraire dans ma dernière rubrique — que la SF a un caractère prophétique. Je dis qu'elle s'efforce d'explorer sur un mode parfois ludique mais souvent informé, les possibles inscrits dans le présent et que c'est cela qui nous intéresse. Lui dénier une telle intention est historiquement dénué de sens. Les pères fondateurs, Verne, pourtant si réticent à transgresser l'horizon temporel du présent, Wells si enclin à le faire jusqu'au désespoir, Rosny Aîné, Maurice Renard, manifestent tous explicitement leur intérêt pour une problématique de l'avenir historique modifié pour le meilleur ou pour le pire par les progrès des sciences et des techniques. Parmi les modernes, Norman Spinrad dans la plupart de ses romans et nouvelles, aussi bien que John Brunner notamment dans sa magistrale tétralogie consacrée à l'avenir proche (Tous à Zanzibar, l'Orbite déchiquetée, le Troupeau aveugle, Sur l'onde de choc) n'ont pas d'autre ambition affichée. On pourrait multiplier les exemples pratiquement à l'infini.

Je dirai même que pour celui qui cherche à scruter l'avenir au travers des jumelles temporelles de la SF, le space opera le plus éculé est porteur de réflexion prospective. Enfant, j'ai lu avec le même émerveillement, parce qu'ils parlaient de l'avenir, Assassinat des États-Unis de Will Jenkins (alias Murray Leinster) qui posait un problème spécifique de la guerre froide, et Les Rois des étoiles d'Edmond Hamilton qui n'est probablement qu'une bluette insignifiante mais qui portait l'idée d'empires interstellaires, et donc du voyage interstellaire, et donc d'une dimension à la fois physique et historique inédite dans les littératures dont j'avais l'expérience.

Celui qui n'est pas sensible à cette passion prospective, et qui au fond n'a aucun intérêt pour l'avenir, ne peut évidemment pas comprendre pourquoi nous établissons une différence radicale entre SF et Fantasy ou Nouveau Fantastique. Il ne perçoit dans un texte de SF que la petite titillation que pourra éventuellement lui procurer un texte relevant du Policier, de l'Horreur ou du Fantastique, classique ou nouveau. Titillation éphémère du relativement inédit, de la bonne histoire, comme on dit une bonne blague.

Il me semble intéressant de souligner que les réticences qui se sont de longue date et partout manifestées à l'encontre de la SF ne sont pas seulement liées à l'ignorance et à la peur de la science. Ces réticences qui vont jusqu'à l'hostilité déclarée résultent aussi d'une crainte de l'idée d'un avenir différent du présent (conservatisme) et d'un avenir qui s'étendrait au-delà de la date de la mort vraisemblable du sujet concerné (déni d'une continuation de l'histoire collective au-delà de son destin individuel). Des enquêtes [3] et mon expérience personnelle au travers de nombreux entretiens quasiment cliniques, confirment la fréquence de cette terreur panique de l'avenir. À la fameuse tirade que tout le monde a entendue : « Moi, lire de la SF ? Jamais. Du reste, je déteste ça. » [4] et qui évoque le paysan du Danube, fait écho la formulation angoissée : « Pourquoi voulez-vous que je m'intéresse à des choses qui se passeraient après ma mort ? ».

Une variante apparemment plus sensée consiste à dire : « Pourquoi voulez-vous que je m'intéresse à des choses qui ne sont pas vraies puisqu'elles ne se sont pas encore produites ? ». Comme si les autres formes de littérature, à commencer par le roman historique, ne traitaient que du vrai et du déjà produit ! Cette dénégation procède d'une angoisse profonde sous sa formulation positiviste. On remarquera qu'elle éliminerait, si elle était prise au sérieux, l'essentiel du travail scientifique qui est précisément de produire des connaissances et des objets qui n'existent pas encore.

C'est cette angoisse que l'auteur et le lecteur vrais de SF ont dépassée pour des raisons qui ne sont pas claires, peut-être parce que sur leur versant psychotique ils s'estiment immortels, peut-être parce que, plus raisonnablement, ils s'admettent comme appartenant à des collectivités durables, ou peut-être seulement par curiosité et goût de la spéculation. Et l'on retrouve ici la thèse de Guy Lardreau [5], dont je suis loin de partager toutes les idées mais que je rejoins là complètement, selon laquelle la SF a pris de façon peut-être naïve mais efficace la relève de la philosophie défaillante, en ce qu'elle ose penser ce que la philosophie manque à penser, l'inconnu, la fascination de l'inconnu, et en particulier, l'inconnu des effets de la science.

En bref, quelqu'un qui n'a pas de penchant pour la spéculation intellectuelle, qui redoute et ignore la science et la technique et qui est terrorisé à l'idée que le monde puisse continuer d'exister après sa propre disparition, a vraiment toutes les chances de détester la SF et toutes les raisons de souhaiter l'ignorer, de la rejeter dans les ténèbres extérieures, le plus longtemps possible, ou, dans le meilleur des cas, de nier sa spécificité.

Peut-être cela n'est-il pas sans rapport avec ma seconde observation. C'est que les détracteurs de la SF, au lieu d'argumenter leur thèse — ce qui me serait assez facile de faire si je jouais l'avocat du diable, soit dit en passant —, en viennent tout de suite à l'invective, ce qui ne dénote pas d'une position de force. Injure n'est pas raison. C'est même un comportement qui, dans sa répétition, devient lassant. Pour éviter dans un souci d'apaisement de citer des textes récents [*], je renverrai à l'apostrophe plus ou moins fameuse de Jean-François Revel qualifiant la SF de « germe intensément inepte et grossier » [6]. Il fit par la suite amende plus qu'honorable, reconnut publiquement avoir écrit trop vite, et me soutint chez Laffont en comité de lecture à titre exceptionnel lorsque je demandai la traduction du monstre de John Brunner, Stand on Zanzibar, qui devint avec le succès que l'on sait Tous à Zanzibar. J'aimerais avoir plus souvent affaire à de tels adversaires. Ils sont intelligents, cultivés, et, le premier effet d'intimidation passé, reconnaissent qu'ils ne savent pas quand ils ne savent pas. Cela étant, je repose la question : pourquoi est-ce que la SF suscite l'invective, sinon parce qu'elle introduit l'angoisse chez le sujet, que sa présence même interroge ?

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Ce qui m'introduit à mon troisième sujet. Philippe Curval oralement et très amicalement, au cours d'un Déjeuner du Lundi, et Francis Valéry par écrit, dans le nº 4 de KBN, m'ont exprimé à peu près la même objection. C'est que mon attaque de la Fantasy aurait, selon eux, reproduit le mécanisme méprisant des attaques traditionnelles conduites contre la SF. Je crois pouvoir y répondre par deux objections fortes. La première est que les praticiens de l'invective contre la SF l'ignorent absolument et s'en flattent (Cf. la proposition 1 exposée ci-avant), ce qui peut difficilement m'être opposé. La seconde est que je connais quelque peu, voire suffisamment, la littérature de Fantasy, au contraire des précédents concernant la SF, et que je puis le prouver pour en avoir lu, critiqué, et même pour en avoir, comme éditeur, publié. La troisième qui a l'avantage d'excéder les deux propositions précédentes, c'est que j'ai proposé, au lieu de l'invective, une réflexion, une approche théorique, des définitions centrales (et non exhaustives) des domaines et des explications sociologiques de leurs statuts et de leurs fonctions. Lorsque Francis Valéry écrit un peu trop vite à propos de mon texte : « Remplaçons "fantasy" par "SF" et "SF" par "littérature générale"… et nous obtiendrons l'habituelle attaque en règle contre la SF menée depuis cinquante ans par des gens bien peu informés de la réalité du genre. », je le mets au défi de le faire [7] car les propriétés que j'attribue aux différentes espèces littéraires ne sont pas équivoques.

On peut sans doute les contester et y répondre, mais l'invective n'y suffit pas. En bref, je ne me satisfais pas de l'injure comme raisonnement et parce qu'elle ne me convient pas, j'ai choisi, sans négliger l'ironie, de me placer sur le terrain du débat. C'est sur ce terrain que j'attends mes adversaires si j'en ai et s'ils ont l'usage des armes.

Puisque nous parlons d'armes, une autre façon de noyer le poisson consiste à évoquer l'imaginaire dans une généralité douteuse. L'idée qu'il existerait une littérature de l'imaginaire qui inclurait à la fois les mythologies les plus anciennes, le Fantastique classique, le Fantastique nouveau, les différentes variétés de Fantasy, l'Horreur, l'Épouvante et la SF, me paraît inacceptable et indéfendable. Je ne vois pas pourquoi on n'y inclurait pas aussi le roman sentimental, le Western, le roman de cape et d'épée et le roman d'Espionnage, voire une bonne partie du Policier, et de manière générale l'œuvre de Paul-Loup Sulitzer, qui me semblent avoir avec la réalité, du point de vue supposé d'un œcuménisme de l'imaginaire auquel je n'adhère pas, la même relation.

Le présupposé de cet œcuménisme est qu'il y aurait une opposition radicale entre une littérature de la mimésis qui serait présumée représenter le réel (Balzac, Flaubert, Duras ?) et une littérature de l'imaginaire qui lui tournerait le dos et qui ferait unité dans la culture du fantasme. En admettant provisoirement cette dichotomie pour raisonner par l'absurde, la SF est précisément de tous ces domaines littéraires celui qui s'efforce d'avoir un rapport avec la réalité scientifique ou technique notamment, c'est-à-dire celui qui, même s'il fait grand usage de l'imagination, s'ingénie à ne pas se limiter à l'imaginaire et, comme je l'ai souligné plus haut, considère les possibles et passionne lorsqu'il aborde l'avenir. Si la SF a un tel rapport avec la réalité, elle est une espèce réaliste et relève de la mimésis. Comme cela n'est pas, de toute évidence, c'est que la dichotomie de la littérature entre mimésis et imaginaire est invalide ou du moins insuffisante.

Pour ceux aux yeux de qui ni la science ni l'avenir n'existent, il est compréhensible qu'il s'agisse d'imaginaire et que le fantôme, l'inexplicable et l'ordinateur aient le même statut intellectuel. Pour ceux, infortunés, qui utilisent des ordinateurs, travaillent à l'avenir et qui n'ont pas le privilège de fréquenter des spectres même dans leurs fantasmes, cela demeure inconséquent.

Jacques Goimard, dans un essai que je cite ici de mémoire, définit justement la SF comme seule littérature du présent parce qu'elle parle de l'avenir, alors que toutes les autres, prétendant traiter du présent, renvoient au passé. Le décalage entre perception de la réalité sociale et expression littéraire explique selon lui, et j'y souscris sans réserve, cet apparent paradoxe. Dans un monde en mouvement, il faut regarder devant soi pour apercevoir à temps ce qui défile sous vos pieds.

Dans un article passionnant et solidement argumenté encore que contestable pour cette raison même et qui mériterait une réponse appropriée, Jean-Pierre Lion suggère que la SF est une littérature d'idées qui, en fonction de ses ambitions mêmes, aurait dû échapper au romanesque et qui a échoué, au moins du point de vue du succès commercial [8]. Je cite sa dernière note, tout à fait explicite : « […] la SF serait moins qu'une autre littérature plus conventionnelle, une littérature d'imagination car elle tire ses perspectives du réel plutôt que d'y sertir de jolies bulles de rêve […] ». Si je ne peux qu'approuver cette assertion, je me trouve en désaccord avec lui sur l'évacuation du romanesque. Ce dernier présente en effet une fonction de séduction qui est indispensable à l'exercice de toute littérature. À défaut, on entre dans le domaine de l'essai, auquel la SF est certes apparentée. Il existe des essais indiscutablement proches de la SF comme the Last judgement de J.B. Haldane, qui n'ont pas de forme romanesque, comme en français, certains textes de Camille Flammarion ou la fameuse mais peu lisible Uchronie de Renouvier (1876). On peut également se poser la question à propos de la plus grande partie de l'œuvre d'Olaf Stapledon, injustement méconnue en France.

Mais la SF est une littérature, et comme telle, même si elle est très singulière et si, comme il est probable, elle n'est pas réductible aux conventions de la littérature dite générale et constitue par là depuis plus d'un siècle un roman nouveau, sinon un Nouveau Roman, elle ne peut pas, sauf à renoncer à toute prétention esthétique, exclure la dimension du récit. Même caché, comme il arrive chez Ballard, le personnage est présent. Pour s'inscrire dans la description des possibles et notamment des avenirs, et permettre une certaine identification de l'auteur et de ses lecteurs à des personnages même symboliques, il faut lui conserver son ouverture de fiction, celle aussi, après tout, de Kafka, d'Huxley, de Borges, et d'autres seigneurs du réalisme moderne. Certainement pas Fantastique.

Notes

[1] J'y étais, mais je ne sais plus quand.

[2] C'est exactement ce qu'exprime Jean-François Bizot dans l'éditorial du dernier Actuel.

[3] On en trouvera des exemples très intéressants dans le livre d'Igor et Grichka Bogdanoff, l'Effet Science-Fiction, in "Ailleurs et Demain/Essais", Robert Laffont, 1979.

[4] Proposition 1 : voir infra.

[5] Fictions philosophiques et Science-Fiction, Actes Sud, 1988.

[6] J'ai répondu, en son temps dans les pages de Fiction à Jean François Revel. Les collectionneurs reliront éventuellement. Pour les autres, il y a prescription jusqu'à la publication de mes œuvres critiques complètes, sous la direction de Joseph Altairac, chez Encrage.

[7] Essayez. C'est encore plus drôle que je ne pensais.

[8] "La SF sans futur, Science-Fiction, Fantasy, Fantastique : une perspective macluhanienne " : KBN nº 4, mai 1992.

[*] Note de Quarante-Deux : les années ayant passé, voir la préface aux Territoires de l'inquiétude 5, Denoël • Présence du fantastique 27, 1992.