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Gérard Klein : choix d'articles

Pour lire Verne

Première parution : Fiction 197 & 198, mai & juin 1970

L'œuvre considérable de Jules Verne — considérable par sa portée et par son étendue — souffre en France d'une singulière méconnaissance. Jusqu'à une date récente, il était même difficile d'en prendre connaissance, car seuls les romans les plus célèbres avaient été l'objet de rééditions régulières. L'apparition d'une nouvelle série du Livre de Poche paraissait devoir remédier à cette lacune. Mais l'interruption depuis plusieurs mois des parutions laisse mal augurer de l'avenir. Plus surprenante encore est l'abstention de la critique et en particulier de la recherche universitaire. Les bons ouvrages sur Jules Verne sont rares et, à ma connaissance, aucune thèse de lettres ne lui a été consacrée. La Sorbonne le juge-t-elle trop scientifique ? Ou bien trop populaire et par là suspect ? Que faudra-t-il pour que nos savants professeurs découvrent enfin que la littérature n'est pas une collection d'œuvres arbitrairement, sinon capricieusement, définies, mais ce qui se lit ? On se demande avec effroi ce qu'il serait advenu de la géologie si elle s'était détournée des montagnes trop évidentes ou trop vulgaires, pour ne s'inquiéter que des diamants.

Le fort bon livre de Ghislain de Diesbach [1] vient heureusement rompre ce silence, à peine entamé jusqu'ici par les ouvrages documentés de Marcel Moré et de Bernard Frank. Il présente toutes les qualités que l'on peut attendre d'une excellente thèse de troisième cycle, plus une : il est fort agréable à lire. Ce “tour de Jules Verne” propose une approche méthodique de l'œuvre plutôt que de l'écrivain. Et si son auteur renvoie quelquefois à tel détail biographique, c'est seulement pour expliquer tel aspect de l'œuvre. Cette œuvre, Diesbach l'aborde en naturaliste ou encore en ethnologue. Il y distingue des lieux, des types sociaux, des problèmes et des traits que l'on est tenté de qualifier de structuraux. Cette approche, qui tient parfois du recensement, a le mérite d'éluder les contiguïtés faciles de la chronologie et de proposer un matériau à des élucidations ultérieures. Ce sont de telles élucidations ou plutôt de telles hypothèses qui font le plus défaut à l'ouvrage qui prend — selon l'ambition de son auteur — l'allure d'un simple guide. Or, le matériau était réuni d'une véritable théorie de l'œuvre vernienne. La conclusion — assez brève et assez énigmatique — qui se borne à proposer un parallèle entre Vinci et Verne ne débouche nullement sur une telle théorie que Diesbach a négligé de construire par modestie ou par manque d'intérêt.

Il s'est trouvé ainsi un peu dans la situation d'un naturaliste qui aurait classé ses trouvailles, mais auquel ferait défaut un principe unificateur. Mais ce qui est doublement intéressant, à mes yeux, c'est d'abord l'absence reconnue d'une telle théorie et, d'autre part, l'exposition d'un certain nombre de problèmes que Diesbach laisse fort honnêtement en l'état, sans paraître croire beaucoup que le recours à la biographie de l'écrivain permettrait de les résoudre. Au contraire de la plupart de ses prédécesseurs et confrères en critique, Diesbach n'a pas cherché à expliquer l'œuvre par la psychologie de son auteur. Il a clairement vu — et il l'indique avec sobriété — qu'il y perdrait probablement son temps, non que l'approche psychologique soit inutile, mais parce qu'elle est insuffisante. Il a plutôt tenté de faire œuvre de sociologue — à l'intérieur de l'œuvre de Jules Verne — en faisant ressortir de manière remarquablement claire la perception qu'avait Verne des groupes sociaux qu'il met en scène et de leurs relations. Il lui a — de mon point de vue — tout juste manqué de faire œuvre de sociologue à l'extérieur de l'œuvre — c'est-à-dire en tentant de la situer dans son contexte social — pour renouveler son aperçu de l'œuvre et pour aboutir à des découvertes peut-être importantes qui indiquent dans quelles directions il paraît pertinent de rechercher la solution des problèmes laissés en suspens.

Parti de l'intérieur de l'œuvre, Diesbach croit pouvoir se borner à voir dans certaines de ses caractéristiques le reflet des conceptions de la société bourgeoise du temps de Verne. Dans cette perspective, sur laquelle on va revenir, Verne apparaît comme un homme bourré de préjugés — et il l'était certainement, mais il n'était pas que cela.

Diesbach, qui s'est défini lui-même dans d'autres ouvrages comme un aristocrate (ou par rapport à une aristocratie dont la fonction historique lui paraît révolue) — et ceci définit bien et le contenu et les limites de sa “conscience possible”, au sens de Lukacs et de Goldmann — affecte de ne voir dans l'œuvre de Verne que le reflet de la conscience collective de la bourgeoisie libérale à l'apogée de sa puissance. Il est clair que ce qui le fascine dans l'œuvre de Verne, c'est ce qui transparaît de la mentalité, des valeurs et des attitudes d'une classe sociale qui a définitivement supplanté la sienne avant de se trouver elle-même en butte au déroulement de l'Histoire. Dans cette perspective, et dans celle-là seulement, le parallèle proposé entre Vinci et Verne se comprend. Vinci inaugure en quelque sorte les valeurs qui vont devenir celles de la bourgeoisie, et en particulier celles de la connaissance en vue de l'action. Verne semble illustrer la période d'apothéose de ces valeurs, mais, bien plus nettement que ne l'indique Diesbach, il annonce aussi, comme on va s'efforcer de le montrer, le déclin de la classe sociale qui les a érigées en système. Bien entendu, les deux hommes sont des symboles, des bornes. Vinci n'a pas plus créé la bourgeoisie capitaliste que Verne ne lui a donné le coup de grâce. Mais ce sont tous deux des artistes et ils expriment avec une netteté particulière les problèmes sociaux de leurs temps respectifs. Ce sont d'excellents points de repère ou, si l'on préfère, du point de vue de Ghislain de Diesbach, d'irremplaçables parenthèses.

Il est du reste à tout le moins probable que Diesbach n'aurait pas éprouvé, s'il avait vécu à la fin du siècle dernier (s'il avait été son propre bisaïeul), toute la sympathie qu'il manifeste aujourd'hui à l'endroit de Verne et de son univers. À l’époque, le conflit était encore frais entre bourgeoisie et aristocratie, et l'œuvre de Verne elle-même en porte des traces. Mais aujourd'hui, le monde de Jules Verne, celui de la bourgeoisie libérale, est aussi radicalement révolu que celui du Gotha et menacé jusque dans les mémoires. La fascination exercée par l'ennemi de classe victorieux (qui est-il ? comment a-t-il fait ?) se double donc de la sympathie engendrée par son échec final qui répète et évoque dans une certaine mesure celui de l'aristocratie.

Qu'on ne voie dans ce qu'on vient de lire aucune critique à l'endroit de Diesbach, au sens où l'on entend par critique l'acerbe filouterie qui vise à ruiner un travail de clarification par un travail de sape. J'ai seulement voulu indiquer le sens et les limites probables de ses conceptions parce que je crois leur connaissance indispensable à l'intelligence de son livre. Tout analyste qui s'essaie à délimiter un horizon dépend dans ce travail de ses origines et de son environnement social, et il se trouve toujours quelqu'un dans son dos qui, parce qu'il survient précisément derrière lui, voit plus large sinon plus loin, et qui inclut dans son propre défrichement la situation même et l'équation personnelle de son prédécesseur. Je n'échappe pas à la règle et peut-être y aura-t-il un jour derrière moi quelqu'un qui décèlera clairement les limites de ma recherche et leurs raisons.

Revenons à Jules Verne et, pour un temps, à Verne tel que le lit Diesbach. Verne exprime avec beaucoup de force et de netteté les conceptions, voire les préjugés, de sa classe sociale présumée. Le système de valeurs est fondé sur l'individu seul. Les vertus de cet individu sont toutes positives : l'intelligence, la connaissance, l'audace et la détermination. Elles sont toutes orientées vers l'action. Les valeurs morales elles-mêmes (comme le courage) ne se réfèrent qu'à l'individu seul et sont une condition de sa lutte et de son succès. Les communautés n'ont de réalité qu'à partir des relations de type essentiellement conscient et volontaire qui s'établissent entre les individus. Ces valeurs débouchent évidemment sur la concurrence, sinon sur la compétition qui est fréquemment le ressort des intrigues verniennes. La solidarité n'est pas première : elle n'apparaît guère qu'entre des individus qui poursuivent le même but et elle est d'autant plus manifeste, d'autant plus forte que la convergence des efforts vers le but est plus nette, plus consciente.

Dans cette perspective, il n'est nullement surprenant que Verne fasse table rase des valeurs médiévales et qu'il témoigne, comme le relève Diesbach, d'une grande méfiance sinon même d'une certaine aversion à l'endroit des personnages aristocratiques. Leur salut dans l'univers vernien exige qu'ils abandonnent tout à fait leurs privilèges — ceux de la fortune, de la naissance, voire du nom — et qu'ils adhèrent entièrement, après avoir fait table rase du passé, aux valeurs nouvelles en faisant la preuve de leur capacité à les mettre en œuvre. S'ils s'y refusent ou s'ils en sont incapables, ils sont condamnés au ridicule, comme le montre Diesbach en multipliant les exemples.

L'attitude ambivalente de Verne à l'endroit du monde anglo-saxon et surtout de l'Angleterre est également claire. D'un côté, Verne est fasciné par l'Angleterre qui a accompli la première sa révolution industrielle, donné un visage au capitalisme et incarné les valeurs libérales bourgeoises. De l'autre, il redoute et stigmatise les excès de la puissance de cette bourgeoise Angleterre. Il exprime certes bien par là les craintes de la bourgeoisie française face à l'expansionnisme industriel, commercial et colonial de l'empire britannique. De même, il exclut du bénéfice des valeurs individuelles et bourgeoises un certain nombre de peuples et d'ethnies, puisqu'ils n'y adhèrent pas encore (et n'y adhéreront peut-être jamais), et les cantonne dans les grades subalternes de l'humanité, sans qu'il y soit besoin d'un racisme avoué. La bourgeoisie — au moins celle du temps — n'a pas besoin d'être raciste au sens “moderne” du terme. Au contraire, elle abolit volontiers l'esclavage. C'est dans la lacune, qu'elle croit constater chez autrui, de l'exercice de ses propres valeurs qu'elle décèle l'infériorité, et là seulement. Elle ne croit plus aux condamnations métaphysiques et elle n'a pas encore besoin de rationalisations pseudo-scientifiques. C'est seulement lorsque les valeurs libérales se seront effondrées, bien après la mort de Jules Verne, que ces rationalisations prendront la relève dans l'idéologie. Et Diesbach n'a pas tort de relever par exemple que le mépris que témoigne Verne dans les Aventures d'Hector Servadac à l'usurier Isac Hakhabut s'adresse à l'Allemand plus qu'au juif. L'ordonnance de Servadac s'écrie : « Un juif, ça ne serait rien… j'en ai connu qui ne boudaient pas quand il s'agissait de bien faire ; mais celui-là, c'est un juif allemand, et du plus vilain côté de l'Allemagne. » Et Verne de présenter son héros une page plus loin : « Ce juif se nommait Isac Hakhabut et il était de Cologne, c'est-à-dire Prussien d'abord, Allemand ensuite. »

Un autre trait significatif qui vient compléter et nuancer la proposition précédente concerne la place et la fonction, dans l'œuvre de Verne, du prolétariat. Il y est surtout représenté par des serviteurs. Or, la relation qui unit ces serviteurs à leur maître est très différente de celle qui pouvait s'établir entre un aristocrate et son valet telle qu'on peut la relever par exemple dans le théâtre de Molière ou dans celui de Beaumarchais. Selon le système médiéval de valeurs, maître et serviteur ont des rangs différents dans la société, et ces rangs renvoient à des fonctions, à des rôles, voire à des natures différentes, mais également complètes, achevées. Dans l'œuvre de Verne, au contraire, qui reflète ici certainement l'idéologie bourgeoise du temps, le serviteur est caractérisé par un état d'incomplétude et par suite de complémentarité nécessaire, essentielle, avec son maître. Le serviteur — et plus généralement ce qu'il signifie ici, le prolétariat — n'a aucune possibilité d'arriver par ses seuls mérites à l'exercice des valeurs libérales. Il n'a pas l'intelligence nécessaire ou à tout le moins les connaissances et la culture qui lui permettraient de prétendre à l'esprit d'entreprise et à l'autonomie dans la conduite de son destin. Mais il peut participer de ces valeurs au travers de l'exercice qu'en fait son maître. En facilitant ou en rendant possible cet exercice, il se valorise autant qu'il peut l'espérer, il atteint presque à l'humanité, si l'on ose dire. D'où le dévouement extraordinaire, qui paraît surprendre Diesbach, de ces domestiques, pour lesquels une poignée de main vaut toutes les récompenses et aux yeux desquels leur maître — mais leur maître seul — est une sorte de divinité. Appendices et se sachant tels, se voulant appendices indispensables, ils ne peuvent rêver d'une liberté, d'une autonomie qui leur serait une véritable amputation. Il est évident que, dès qu'on généralise un peu le thème, l'idéologie bourgeoise transparaît crûment : c'est à la bourgeoisie ou plutôt à l'élite des individus qui la constituent de définir entièrement la mission historique du prolétariat ; et celui-ci ne peut accomplir cette mission, c'est-à-dire rester en accord avec lui-même, qu'en s'en remettant entièrement à la sagacité, à la décision de ses maîtres. Le « Votre existence valait mieux que la nôtre » du harponneur Ned Land au professeur Aronnax, auquel il vient de céder les dernières molécules d'air que contient le réservoir de son scaphandre, doit être pris littéralement. Ned Land, quoique fort indépendant, “sait” que sa vie ne peut avoir de valeur que par rapport à celle d'hommes comme Aronnax. Si ceux-là disparaissent, sa propre vie n'aura plus de sens que végétatif. Et l'on comprend mieux, dans ces conditions, l'ampleur du crime du matelot mutiné Ayrton dans les Enfants du capitaine Grant, la nature de son châtiment, l'isolement, et les circonstances de sa Rédemption. Ayrton, en se révoltant, en se décidant à prendre son destin en mains, à devenir un maître à son tour, a perdu toute valeur. Son habileté et son courage sont réels mais ne suffisent pas. Ayant rompu le pacte social, il est devenu à peu près une bête, et c'est bien à quoi le réduit son isolement sur une île déserte. Seul le dévouement le ramènera à l'humanité, dans l'Île mystérieuse.

On comprend aussi que dans cet univers, au contraire de ce qu'il en était sous l'Ancien Régime, les amours ancillaires soient tout à fait impossibles. On saisit mieux pourquoi Verne ne recule pas devant la métaphore canine pour décrire la « fidélité passionnée, presque animale, qui unit, plus étroitement encore qu'un lien féodal, le serviteur à son maître » (Diesbach, page 141).

Et il est frappant enfin que la même structure se retrouve, comme par un effet de miroir, chez les peuples opprimés, nombreux dans l'œuvre de Verne. Nana Sahib, le capitaine Nemo sont des princes, et la médiation de leur présence et de leur action est indispensable à l'expression de la révolte de leurs peuples. Chez Verne, le peuple ne se lève jamais en masse. Ce n'est pas davantage dans ses rangs qu'il se trouve des chefs. Ceux qui en émergent ne peuvent guère conduire que des bandes de brigands et de renégats, la qualité primordiale du prolétariat étant aux yeux de Verne la fidélité. On remarquera en passant que le capitaine Nemo, qui a été dépossédé de son titre et qui l'a en même temps abdiqué, a entièrement ou presque bénéficié de la rédemption bourgeoise. Il peut donc être un personnage sympathique. Nana Sahib, au contraire, qui est demeuré même dans l'exil et dans la fuite un prince, qui n'a aucun usage des valeurs bourgeoises et dont la puissance ne se fonde aucunement sur la science, sur le contrôle de la nature par l'individu mais sur le fait charismatique de la naissance, reste cantonné dans un rôle de traître.

Il est à remarquer, d'autre part, que la structure de valeurs qui définit le héros vernien, c'est-à-dire le héros positif aux yeux de la société bourgeoise, est si complète, si cohérente que le défaut d'une de ces valeurs — ainsi que l'esprit positif d'entreprise — suffit à ôter à un personnage toute chance d'entrer au panthéon. Les savants purs, les théoriciens dont l'objectif est la connaissance pour elle-même, en dehors de sa pratique, ne sont pas des héros dans l'œuvre vernienne, mais toujours, comme Palmyrin Rosette dans Servadac ou Zéphyrin Xirdal dans la Chasse au météore, ou même comme le géographe Paganel, volontiers ridicules encore qu'indispensables. Il n'est sans doute pas exagéré de dire qu'ils sont des domestiques supérieurs dont le maître est la science. Mais l'homme véritable, aux yeux de Verne, c'est l'ingénieur ou encore le capitaine, c'est-à-dire, en clair, l'entrepreneur. Dans certains cas, d'ailleurs, le savant devient bel et bien un serviteur, un instrument aux mains d'un exploiteur, ainsi l'inventeur Roch dans Face au drapeau et l'ingénieur Marcel Camaret, esclave génial et inconscient de Harry Killer dans l'Étonnante aventure de la mission Barsac.

Ces simples constatations jettent peut-être un jour nouveau sur ce qu'il est convenu d'appeler la misogynie de Verne. Verne n'est sans doute pas si misogyne qu'on a bien voulu le dire. Mais, en dehors même du fait que la passion d'entreprendre remplace pour ses héros — et quelquefois totalement — la passion amoureuse, ce qui me paraît un trait spécifiquement bourgeois (au sens historique restreint où nous employons ce terme), les femmes pas plus que les serviteurs ou que les savants théoriciens n'ont réellement la possibilité de conjuguer et d'exercer toutes les valeurs libérales. Elles sont donc aussi, dans la plupart des cas, réduites au rôle d'appendice. Et, au contraire de l'opinion couramment reçue, je m'étonne bien volontiers, avec Diesbach, du nombre de femmes de caractère, d'héroïnes véritables que l'on rencontre dans l'œuvre de Verne. Mais il n'est guère surprenant alors, comme le souligne Diesbach, qu'il les décrive, bienfaisantes ou malfaisantes, anges ou démons, avec des traits si virils.

La place discrète mais nécessaire faite à la “Providence” vient compléter ce tableau. L'univers épistémologique bourgeois est au XIXe siècle un univers de lois, c'est-à-dire de relations qui sont présumées absolues et universelles. Ces lois sont objectives et s'imposent à l'individu. Elles définissent de manière rigoureuse le cadre dans lequel s'exerce le système de production capitaliste et notamment la concurrence. Ces lois gouvernent évidemment le monde physique (l'astronomie, où leur définition a atteint un grand degré de perfection, est une des sciences favorites de Jules Verne), mais aussi et peut-être surtout dans le domaine qui nous occupe : le monde économique et social. Tout le monde connaît les efforts des économistes du XIXe siècle pour penser la société en termes de lois régissant le marché et le système des productions et des prix, efforts qui contredisent au point de l'occulter la recherche d'un économiste de l'Ancien Régime comme Quesnay, qui s'intéressait à l'équilibre global et aux rôles des classes dans son célèbre Tableau. Ce légalisme généralisé débouche d'ailleurs sur le terrain juridique où la loi (ici au sens restreint) a pour fonction, non plus seulement d'assurer la justice morale et de restreindre l'arbitraire, mais d'éliminer toutes les entraves qui pourraient s'opposer au libre jeu des lois économiques présumées naturelles et dont le fonctionnement doit conduire, selon l'idéologie bourgeoise, à l'équilibre, à l'ordre social et par surcroît à la justice, dans la mesure où la justice est précisément la conformité aux lois naturelles. Le légalisme généralisé ne peut pas se satisfaire du seul statut empirique et expérimental qui conduirait à la remise en question permanente, voire à la transgression, des lois. Il lui faut un garant métaphysique dont la fonction est assurée par la Providence. Ce n'est pas pour rien que Verne baptise fréquemment Dieu de “suprême artisan” ou de “grand ingénieur”. Dieu est en effet l'auteur des lois du monde et il tient une place essentielle dans l'univers de Verne, encore que discrète à partir du moment où les lois existent. C'est cette discrétion qui a conduit Diesbach à sous-estimer à mon avis la place de la Providence dans l'œuvre de Verne. Cette discrétion se comprend pourtant aisément. Ayant édicté les règles de fonctionnement de l'univers et leur ayant donné ainsi un statut métaphysique et inaltérable, Dieu a pu s'en retirer et il vaut mieux qu'il l'ait fait. Cela n'a du reste aucune importance. Il n'est pas question, en effet, qu'il transgresse les lois. Il s'agit d'une divinité au pouvoir singulièrement restreint, mutilée par l'exercice de sa propre volonté, au moins par rapport au Dieu médiéval. Cette Providence vernienne ne saurait accomplir des miracles, se déjuger en quelque sorte. On pense ici au mot d'Henri Poincaré, peut-être inventé et certes postérieur à l'œuvre de Verne : « Le miracle, c'est qu'il n'y a pas de miracles ». Par suite, la Providence ne peut manifester à ses créatures qu'une présence et qu'un amour très relatifs, en tout cas totalement impersonnels, entièrement et exclusivement médiatisés par les règles qu'elle a posées. En revanche, en posant ces règles, Dieu a donné à l'homme, sans partage ni réserve, un domaine où la liberté et l'activité de celui-ci peuvent s'exercer. Ainsi l'homme remplace-t-il, dans une certaine mesure, Dieu, et poursuit-il la Création, sur un mode mineur. Mais il est bien loin de supplanter la Providence, et l'œuvre vernienne ne me paraît nullement rendre le son nietzschéen qu'on lui a entendu quelquefois. Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'à mesure que l'œuvre de Verne progresse et que lui-même vieillit, la Providence paraît s'éloigner, comme le note Diesbach, reculer, restreindre son rôle à celui d'une abstraite cause première dont les manifestations sont de plus en plus médiatisées, et que par suite la place de l'homme s'étend, mais d'un homme trop impuissant et trop ignorant pour assumer dans sa totalité la maîtrise des lois du monde, pour poursuivre la Création, en bref, d'un homme amer et triste. On reviendra plus loin sur les origines probables de cette amertume et de cette tristesse qu'on n'a abordées ici qu'en la forme de leur représentation idéologique.

Ainsi, le héros vernien représenterait l'homme positif, tel que le conçoit la société bourgeoise libérale de la seconde moitié du XIXe siècle, et l'œuvre de Verne constituerait une illustration très explicite des valeurs de cette même société. Lucien Goldmann considérait dans sa Sociologie du roman que les grands romans du siècle passé exprimaient plutôt le défaut de valeurs, la quête après des valeurs disparues. Mais il admettait la possibilité que des œuvres moindres, en particulier dans le domaine du roman populaire, aient eu pour objet d'exprimer authentiquement les valeurs bourgeoises, et il citait Eugène Sue. Il me paraît évident que c'est également le cas de l'œuvre de Verne et sans doute de celles de nombreux autres écrivains. C'est à dessein, afin de ne pas alourdir exagérément cet article, que je n'ai pas multiplié les citations et les exemples qui pourraient venir étayer cette thèse somme toute assez évidente. La méthode même retenue par Diesbach l'a conduit à en proposer d'innombrables que le lecteur retrouvera et situera aisément. Néanmoins, cette thèse apparaît insuffisante puisqu'elle laisse inexpliqués un grand nombre de traits de l'œuvre de Jules Verne.

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On peut se demander si l'hypothèse selon laquelle l'œuvre de Verne refléterait simplement le conscient collectif d'une classe sociale, la bourgeoisie, l'idée qu'elle se fait d'elle-même, de sa place et de son rôle, suffit bien à rendre compte de tous ses aspects même au seul plan sociologique. On peut se demander si elle ne conduit pas à privilégier de simples clichés au détriment de ce qui en ferait la particularité et l'originalité. On peut s'interroger enfin sur la validité de la simple explication psychologique de tout ce que cette hypothèse conduit à rejeter dans le mystère.

En effet, cette hypothèse n'explique pas que les héros de Verne, bien qu'ils soient superbement dotés de qualités dont l'exercice n'a de valeur qu'au sein de la société bourgeoise, choisissent régulièrement de s'en exiler ou s'en trouvent à tout le moins écartés par le destin. Les héros de Verne n'exercent pas leurs talents dans la société, mais en dehors de la société. D'autre part — et ceci est beaucoup plus important — les valeurs positives décrites par Verne pâlissent devant l'intensité de valeurs qui leur sont apparemment opposées ou du moins étrangères, comme la vengeance et la haine, toujours présentes dans les plus grands romans verniens.

Il est même paradoxal (jusqu'à un certain point, car ce paradoxe est sans doute explicable), comme le relève Diesbach, que l'on propose assidûment à la jeunesse des œuvres où sont prônées des valeurs aussi antisociales que la haine et la vengeance, c'est-à-dire les véritables mobiles du Capitaine Nemo, de Mathias Sandorf, de Robur le Conquérant. Il est vrai que ces traits sont tempérés par d'autres, plus “humains” comme on dit, mais ceux-là restent seconds. Le colonel Munroe et son adversaire Nana Sahib participent des mêmes sentiments, et Wilhelm Storitz et tant d'autres. Ce sont même, dans la plupart des cas, l'esprit de vengeance et la haine qui tiennent ces héros isolés de la société ou qui les ont jetés dans l'exil. Dans cet univers sombre, une exception importante et significative : l'Île mystérieuse. La haine et la vengeance ne tiennent pas une grande place dans les activités de l'ingénieur Cyrus Smith et de ses compagnons, bien au contraire. Mais c'est que précisément ils n'ont pas choisi de rompre avec la société comme Nemo, Robur et Sandorf. Ils ont été jetés sur l'île par le destin. Et tout se passe comme si cette rupture accidentelle d'avec la société, non seulement leur avait évité d'avoir à connaître comme valeurs la haine et la vengeance, mais encore les avait arrachés précisément au bon moment à un univers où la haine fait rage, ici symbolisée par la guerre de Sécession. Dans cette perspective, il est intéressant de réexaminer l'apparemment innocent De la Terre à la LuneAutour de la Lune pour découvrir que ce qui décide Barbicane et Nicholls à prendre place dans l'obus, c'est bien au premier chef leur haine réciproque. Or cette rivalité s'apaise dès qu'ils sont sortis de la zone d'influence de notre planète comme si, pour emprunter une métaphore astronomique typiquement vernienne, l'intensité de la haine était inversement proportionnelle au carré de la distance à la société.

Pour Verne, tout se passe comme si la société — et pas n'importe quelle société, mais même une société composée d'individus dotés de qualités positives — corrompait l'individu ; la société et non pas le pouvoir, car la puissance physique généralement colossale dont disposent les héros verniens est simplement mise par eux au service de leurs mobiles véritables. Ni Nemo, ni Robur, par exemple, ne se laissent monter la tête par leur pouvoir. Seuls des fous et des criminels comme Herr Schultze dans les 500 millions de la Bégum et comme l'anglais Harry Killer dans l'Étonnante aventure de la mission Barsac se laissent gagner par l'hybris et encore, dans une certaine mesure seulement, puisque là aussi leurs véritables mobiles demeurent la haine et la vengeance.

Il reste enfin à expliquer le pessimisme croissant de Verne sur la fin de sa vie, dont les raisons familiales et psychologiques souvent alléguées et reprises avec précaution par Diesbach ne paraissent pas entièrement (ni surtout clairement) rendre compte.

L'isolement du héros vernien peut avoir trois origines : le héros a choisi lui-même d'abandonner la société afin de conduire une vengeance ; ou bien il a été rejeté par la société et en particulier par ses pairs, comme Robur ; ou bien encore il est arraché par le destin comme Cyrus Smith et Servadac. Dans quelques cas, comme celui d'Otto Lidenbrock, c'est la passion scientifique qui joue le rôle du destin. D'autre part, on pourra faire remarquer que Nemo et Sandorf ont certes été rejetés de la société et plutôt brutalement ; mais à l'époque où se situe l'essentiel de l'action des œuvres, il ne tiendrait qu'à eux de la réintégrer. Avec leur génie, ils s'y tailleraient une belle place. Seul leur soif de vengeance les en tient écartés. La situation de Robur est un peu différente puisqu’au contraire des précédents, c'est sur le terrain même de ses exploits qu'il s'est vu contesté, bafoué et rejeté.

Quoi qu'il en soit de son origine, la rupture d'avec la société et non pas d'avec n'importe quelle société mais d'avec la société bourgeoise libérale dominante, paraît une condition essentielle de la manifestation des capacités des héros verniens. Je citerai encore les Indes noires où un groupe social tout entier, sous la conduite d'un ingénieur, choisit l'exil dans les entrailles de la terre. Tout se passe comme si ces héros, porteurs de toutes les qualités positives de l'individu libéral, devaient se soustraire (ou être soustraits) à la compétition, aux lois du marché, bref à la société libérale, et être placés sur un plan mythologique. Ou encore comme si cette société libérale menaçait par son fonctionnement même le type d'individu supérieurement doué par lequel elle est censée exister et fonctionner. Ainsi toujours dans les Indes noires, le héros refuse de se plier à la logique économique de la société qui conduit à l'abandon de la mine épuisée.

Il y a là une très intéressante contradiction. Jules Verne écrit comme s'il pensait : 1) que la société bourgeoise réelle ne laisse pas grande chance de succès au type idéologique (le héros individualiste) dont elle se réclame ; 2) que le fonctionnement de la société bourgeoise et la soumission aux lois du marché impliquent presque aussitôt l'écrasement puis l'abandon de l'éthique individualiste qui caractérise ce héros idéologique, et, à terme, la réduction des individus à l'état d'objets et la disparition de leur valeur particulière, humaine ; 3) que la fuite, l'exil, l'isolement sont autant de chances objectives pour ses héros.

On ne voit pas que ces idées soient constituantes de la conscience collective de la bourgeoisie libérale. Par contre, elles ont quelque rapport avec la situation du jeune Verne dans sa classe sociale et sans doute, plus généralement, avec la situation d'une fraction au moins de cette classe dans la société globale.

Où Jules Verne aurait-il pu, en effet, prendre ces idées ? En ce qui concerne la première, on peut faire remarquer qu'elle paraît en relation avec la situation du jeune Jules Verne. Si l'on admet qu'il se représente lui-même dans ses principaux héros, on conviendra qu'il avait, à juste titre d'ailleurs, assez bonne opinion de lui-même. Il est doué, travailleur, individualiste. Or ses débuts ne sont pas très brillants et il découvre que ces qualités positives ne suffisent pas pour réussir dans la société libérale réelle : il faut aussi des facteurs qui échappent à la définition idéologique du héros positif libéral, de la fortune et des relations par exemple. Jules Verne en a juste assez pour s'en sortir en devenant “quart d'agent de change”, mais précisément par une autre voie que celle de l'exercice de ses qualités. Qui plus est, cette profession, pratiquée sans enthousiasme puisqu'elle va à l'encontre de sa vocation et de son éthique, va l'informer sur le fonctionnement réel de la société bourgeoise et en particulier sur ses mécanismes économiques. Le choc qu'a dû ressentir le jeune Jules Verne à ces découvertes a marqué, à mon sens, toute son œuvre. Les sociétés bourgeoises européennes ne lui paraissent sans doute pas jouer à fond le jeu libéral. Elles sont entachées du péché originel que représentent la distribution inégale (sous l'angle des capacités) des fortunes et des chances, et la persistance (sinon la vigoureuse résistance, la réaction) des valeurs, des fonctions et des prestiges attachés à l'ancien régime. Dans cette perspective, on comprend bien l'attrait exercé sur Verne par l'Amérique. Dans la société américaine selon Verne, société presque dépourvue de racines, société sans aristocratie (et que l'on dit volontiers encore aujourd'hui, peut-être pour cette même raison, société sans classes), le jeu libéral serait joué plus à fond et, si l'on veut, plus honnêtement ; les talents auraient plus de chance de se manifester.

Les difficultés du jeune Jules Verne ont été réelles. Diesbach parle d'« une longue période de gêne, voisine de la misère, mais vaillamment supportée ». Verne en a évidemment tiré l'idée très largement répandue dans son œuvre que l'existence d'une fortune héritée est indispensable à la manifestation de la valeur personnelle. Son hostilité aux milieux financiers, pour rester assez discrète (par prudence ?), n'en est pas moins sensible : elle s'exprime le plus souvent toutefois par le mépris de ceux qui se sont enrichis sans cause ; par exemple en tombant sur un gisement aurifère ; mais que l'on se souvienne aussi du personnage avide et sinistre du banquier Silas Toronthal dans Mathias Sandorf et du nombre assez important d'usuriers qui traversent l'œuvre. Il est un peu regrettable que Diesbach n'ait pas consacré un chapitre à la banque et à la finance dans l'œuvre de Jules Verne. Signalons une exception significative, le banquier Lecœur dans la Chasse au météore, plutôt sympathique pour l'intérêt intelligent encore qu'intéressé qu'il porte aux découvertes de son “neveu” Xirdal, mais qui apparaît plutôt comme un anti-héros sous la plume de Verne.

Cette mise en question radicale de la société libérale bourgeoise, cette constatation du rejet qu'elle opère des individus les plus doués, débouche sur le thème de la vengeance. Nemo, Sandorf, Robur vengent le jeune Jules Verne de la difficulté qu'il a rencontrée à s'insérer dans une société dont il acceptait pourtant les valeurs. Plus généralement et plus significativement, ils se vengent eux-mêmes, ils vengent l'individu supérieurement doué en proie au rejet et à l'écrasement par la société et surtout par ses “lois” économiques.

Mais la portée du thème de la haine et de la vengeance ne se borne pas là. Si, comme le pense Lucien Goldmann, le sens du roman en tant que genre littéraire est la recherche des valeurs et en particulier des valeurs morales, la place de la haine et de la vengeance, valeurs négatives, fait ressortir le vide laissé par l'abandon ou la destruction des valeurs médiévales trans-individuelles. C'est parce que la société bourgeoise n'a pas trouvé de valeurs individuelles positives suffisamment fortes pour être opposées à la conscience de la mort et parce que Verne le ressent, que nombre de ses héros sont mus par ce qui peut précisément avoir un sens au niveau de l'individu seul, l'appétit de vengeance. Les traits que l'on a qualifiés jusqu'ici, peut-être un peu hâtivement, de valeurs caractéristiques de la bourgeoisie libérale, sont surtout des qualités, des capacités, comme la connaissance, le courage, l'esprit d'entreprise, etc. Elles rendent possible l'action, mais elles ne la déterminent pas. Surtout, elles disparaissent avec l'individu et ne lui confèrent aucune valeur au-delà de sa mort. Celle-ci, en les annihilant, leur ôte rétrospectivement (et par avance) toute valeur. Et c'est pourquoi nous pensons devoir leur donner le statut de qualités, plutôt que de valeurs, une valeur étant ce qui permet à l'individu, être fini, de supporter l'idée que la société, ou plus généralement l'humanité, durera au-delà de lui. Ces qualités ne donnent pas de sens à l'action. Par contre, au niveau de l'individu, la rapacité, le désir d'accroître sa puissance, la haine et la vengeance sont des mobiles puissants, en ce que, proposant un objet immédiat, ils lui permettent d'éluder, d'évacuer, le problème de sa fin. Les deux premiers sont bien des “valeurs” bourgeoises et figurent dans l'œuvre de Verne, mais celui-ci les stigmatise. Pourquoi ? Sans doute parce qu'elles ne renvoient strictement qu'à l'individu et que Verne ressent comme un manque l'absence de valeurs trans-individuelles, peut-être parce qu'il est un artiste. La haine et la vengeance constituent à l'opposé un moyen détourné de réintroduire une valeur trans-individuelle, la Justice ; elles en sont à la fois l'inversion et la médiation. Elles en signifient le manque, et elles sont incapables d'en porter l'accomplissement, la réintroduction complète. Le capitaine Nemo trouve la paix aux approches de la mort, mais seulement parce qu'il meurt. Jamais la vengeance n'a de fin. Une exception : Mathias Sandorf. Mais il ne réintègre pas pour autant la société. Au contraire, comme Nemo, il ne trouve la paix qu'à l'écart, dans son île.

Dans un univers ou rien n'existe au-dessus des individus, sauf une Providence lointaine qui a renoncé en fait à intervenir dans leurs démêlés autrement que par le jeu de ses lois, où la concurrence, c'est-à-dire l'affrontement des forces, règne en maîtresse, rien ne peut être plus noble, littéralement, que le désir d'un individu de se faire rendre et de rendre justice. Et comme la satisfaction de ce désir ne peut arriver que par le fait de l'individu lui-même, il prend nécessairement le masque de la haine et de la vengeance.

Dans cette perspective, il est frappant de relire un roman comme Michel Strogoff où l'appétit de vengeance est bien l'un des moteurs du héros, mais ni le seul, ni le plus important. Le plus important reste la fidélité de Strogoff au Tsar. Il est caractéristique que ce roman, l'un des plus célèbres de Verne, se situe dans un pays où les valeurs aristocratiques, médiévales, ont subsisté (au moins dans l'idée que s'en fait Verne). Strogoff a par suite toute latitude de se soumettre à des valeurs positives trans-individuelles comme l'honneur et la fidélité. C'est également un roman où la rupture du héros d'avec sa société reste limitée, sinon inexistante. Incidemment, la popularité dont jouit en France la Russie (c'est-à-dire le tsarisme et l'aristocratie russe) à la fin du siècle dernier, popularité dont Verne aurait été un artisan, selon Diesbach, peut peut-être s'expliquer par un mécanisme sociologique dont l'œuvre de Verne serait une illustration majeure. Les Français ont pensé trouver sans danger, puisque sur une terre lointaine et exotique, la possibilité de valeurs trans-individuelles que leur système social avait dépassées et excluait, et dont ils ressentaient le manque. On pourrait presque parler d'un mécanisme collectif de projection. Il ne pouvait conduire qu'à certaines déconvenues.

Mais puisqu'il s'agit d'une tentative de réintroduction sous une forme inversée d'une valeur trans-individuelle, l'appétit de vengeance ne peut s'exercer au seul profit du héros. Aussi bien la vengeance et la haine de Nemo et même celle de Robur, au-delà de ce qu'elles ont de personnel, recouvrent la réponse active à la violence de peuples et de groupes sociaux entiers. Encore une fois, tout se passe comme si Verne pressentait ou savait que la société bourgeoise libérale reposait en réalité sur l'oppression et sur la violence, et que l'exercice de sa “valeur” positive, l'appétit de richesse et de puissance, ne pouvait susciter que des valeurs négatives, la haine et le souci de la vengeance. Très explicitement, Verne dénonce à de très nombreuses reprises l'impérialisme et l'exploitation des hommes. Il indique très clairement, surtout à propos de l'Angleterre, que la société libérale bourgeoise conduit nécessairement à l'impérialisme, au colonialisme, à l'oppression et en retour à la haine. Et comme cette société est pour lui la seule possible ou du moins la plus vraisemblable, il y a dans cette constatation amère de quoi rendre compte d'une partie de son pessimisme.

Il serait sans doute téméraire de parler d'une prise de conscience par Verne du phénomène de la lutte des classes, mais il semble bien qu'il ait transposé dans le domaine de l'impérialisme et du colonialisme son sentiment que la société bourgeoise reposait sur la violence et l'oppression et que, de ce fait, bien que momentanément dominante, elle est constamment menacée. Le détour est caractéristique. Verne n'est certes pas Zola, mais il en est peut-être moins éloigné qu'on pourrait le penser. Pourtant, il choisit de décrire des oppressions lointaines. Est-ce par prudence d'écrivain qui connaît ses lecteurs, ou bien parce qu'il refuse lui-même, en raison de sa situation sociale enfin consolidée, de considérer une réalité proche ? Ce qu'on vient de souligner explique peut-être que sur la fin de sa vie, en 1888, Verne ait, de manière assez surprenante au moins pour ses proches, été élu sur une liste de “gauche” au conseil municipal d'Amiens.

La menace la plus grave vient pourtant d'une autre direction à première vue plus inattendue. On a noté la relation entre l'appétit de vengeance du héros vernien et celui des masses opprimées, relation qui conduit à de singulières alliances dont les termes sont d'ailleurs inégaux. Tout se passe comme si son rejet ou l'injustice qui lui est faite amenait le héros à prendre conscience de l'existence de ces masses, et l'expérience du jeune Verne à découvrir dans une certaine mesure la condition du prolétariat. Mais la réponse des héros à cette violence va aussitôt les couper dans les faits de ces masses. En effet, ils vont créer des monopoles et c'est un point qui n'a jamais été souligné, à ma connaissance, dans l'exégèse vernienne.

Robur, Nemo et bien d'autres, disposent, de par leur prodigieux génie inventif, de monopoles de fait. Le premier est le seul à voguer impunément dans les airs à bord de l'Albatros, le second à sillonner impunément les océans. L'un et l'autre, par leur technique, dominent la société bourgeoise. Leur trait commun est d'avoir, à eux seuls, la maîtrise complète d'un élément. Il en va de même, sur un mode mineur, pour le couple singulier formé par le savant autodidacte Zéphyrin Xirdal et le banquier Lecœur dans la Chasse au météore. La note s'assombrit dans Maître du monde où le monopoleur, Robur encore une fois, aspire réellement à la domination ; dans Face au drapeau, où le pirate Ker Karraj qui dispose du monopole du fulgurateur Roch parviendrait à ses fins sans le sursaut patriotique du savant ; dans l'Étonnante aventure de la mission Barsac surtout, où l'écrivain paraît préfigurer les abominations du XXe siècle.

Verne paraît avoir bien vu que l'innovation scientifique conduisait à l'instauration de monopoles et par suite à la liquidation, à terme, de la société libérale. Dans ses romans, cette évolution est due à des monopoles de fait. Rien n'interdit, légalement, à quiconque, de renouveler les exploits de Robur ou de Nemo. C'est la capacité, le know-how, comme on dirait aujourd'hui, ou encore le génie, qui font défaut. Dans la réalité, les choses se sont passées autrement et l'évolution a reposé d'une part sur la concentration financière nécessaire à la poursuite de recherches et à la réunion des moyens techniques indispensables à l'industrialisation des découvertes, et d'autre part sur la législation des brevets. Il est intéressant de remarquer que le brevet — terme hérité de l'ancien régime — introduit une faille dans le système capitaliste libéral puisqu'il limite la compétition et assure une rente à son auteur ou à l'acheteur du brevet. Il fausse donc le jeu des lois économiques libérales et entraîne à terme sa disparition ou à tout le moins son atténuation dans la détermination des prix sur le marché.

Que Verne n'ait pas vu ou qu'il ait négligé ce détour légal n'a pas ici pour nous grande importance puisqu'il indique clairement que l'innovation technique conduit à la constitution de monopoles et par là à la disparition de la société libérale et de ses valeurs. En effet, dans la situation de monopole, l'individu s'efface entièrement derrière sa découverte et ses conséquences. L'ère de la compétition est achevée. Les lois économiques “naturelles” cessent de fonctionner. La Providence est mise en échec. La personnalité même de l'individu libéral se désagrège : il reste, distincts, le savant, Roch ou Camaret, et l'aventurier, l'homme d'affaires avide de pouvoir, Ker Karraj et Harry Killer. Du couple vengeance et haine dont on a dit qu'il exprimait en creux la persistance d'une valeur trans-individuelle, il ne subsiste que le second terme, la haine, d'où toute valeur s'est évanouie. Le monde probable du XXe siècle selon le vieux Verne est caractérisé par une société monopolistique, régie par l'organisation scientifique, d'où l'idée même de valeur de l'individu est bannie et où le dernier sentiment que les héros trouvent à opposer à la conscience de leur mort et par suite de leur absence est la haine.

On saisit peut-être mieux, désormais, un trait important et qui mériterait à lui seul une étude, de la structure des œuvres principales de Verne : la destruction de la merveille scientifique ou même sa négation. Le Nautilus disparaît dans le Maelstrom ; l'Albatros est détruit par une tempête et par le sabotage ; la machine à attirer les météores aurifères de Zéphyrin Xirdal est providentiellement engloutie par le raz-de-marée qui accompagne la chute dans l'océan de la monstrueuse pépite spatiale ; le creuset à fabriquer les diamants se révèle comme un leurre dans l'Étoile du Sud ; il est jusqu'à l'Île Mystérieuse qui disparaît dans les flots tandis que la Machine à Vapeur ne résiste pas à une ultime poursuite et que Blackland, dans la Mission Barsac est détruite par les esclaves noirs révoltés. Il est aisé de multiplier les exemples. Ne s'agirait-il que d'un simple artifice de romancier ? Et même si c'était le cas, le trait conserverait sa signification puisqu'il servirait à clore un accident afin qu'un ordre momentanément troublé, l'ordre libéral, puisse reprendre ses droits et perdurer. La destruction de la merveille scientifique apparaît, qu'elle présente ou non un caractère conventionnel, comme indispensable à la persistance de la société bourgeoise, en ce qu'elle met un terme à une situation de monopole que cette société elle-même demeure impuissante à réduire.

Le dernier ouvrage cité, l'Étonnante aventure de la mission Barsac, qui est aussi sans doute le dernier roman de Jules Verne et qui ne parut qu'en 1919, quatorze ans après sa mort, réunit la plupart des derniers traits cités, témoigne d'un pessimisme profond et a souvent été présenté comme prophétique des abominations concentrationnaires du XXe siècle. Ce prétendu “prophétisme” n'a pourtant pas de quoi surprendre puisque Verne tire dans ce roman avec beaucoup de lucidité les conséquences extrêmes de l'évolution d'une société de monopoles qui cherche à s'imposer à un univers libéral et bourgeois : l'organisation scientifique qui assure dans tous les domaines l'efficacité sans s'embarrasser d'aucune autre considération ; la négation totale de la valeur des individus autres que les maîtres du monopole et leur transformation en objets ou en machines qui réintroduit en fait l'esclavage ; l'encasernement et la militarisation de la hiérarchie sociale qui est signifiée par des uniformes noirs ; l'appétit infini de conquête et de croissance qui ne se trouve plus aucune limite ni restriction en l'absence de toute compétition. Que le tyran de Blackland soit anglais nous paraît moins signifier ici la méfiance de Verne à l'endroit de l'Empire Britannique que la simple reconnaissance du fait que la Grande-Bretagne est au début du siècle la puissance industrielle la plus avancée du monde et par suite, du point de vue du romancier, la plus proche de tomber dans les excès monopolistiques. Il est à noter que c'est également dans la Mission Barsac que Verne s'approche le plus, par la multiplicité des inventions et leur combinaison en un univers social structuré, de la science-fiction dont il ne relève pas à notre sens pour le reste de son œuvre. Or nous avons développé ailleurs l'hypothèse d'un lien fort entre cette littérature et la société des monopoles.

La fin de Blackland est enfin caractéristique : cette ville scientifique et maudite est détruite par les noirs révoltés qui en étaient les esclaves. Pour la première fois peut-être dans l'œuvre de Verne, les masses opprimées, le prolétariat, prennent une part active (encore qu'aveugle) à la destruction de leur joug. Avec l'aide de quelques individus libéraux, elles peuvent mettre en échec, annihiler la puissance même de la science. Et il est clair qu'elles ne s'arrêteront pas là et qu'elles négligeront, du point de vue de Verne, ce que la science peut contenir de valeurs positives.

Ainsi, à la fin de l'œuvre de Verne, la société bourgeoise et la science progressive qui lui apparaissent indissolublement liées, sont-elles menacées de deux côtés à la fois, mais par le même mécanisme ; d'un côté par les conséquences de la science elle-même qui débouche sur le monopole ; de l'autre par la colère populaire suscitée par les “excès” des monopoles, et dont les effets ne se limiteront pas à la destruction de ceux-ci. Le fait que Verne ait situé en pays colonial (nous dirions aujourd'hui en pays sous-développé) le terrain idéal des manifestations extrêmes des monopoles et de la réaction révolutionnaire qu'ils déclenchent accroît évidemment à nos yeux le caractère actuel (en 1969) et prophétique si l'on veut (pour 1904 ou 1905) de sa dernière grande œuvre. Il y a certainement lieu de se demander pourquoi il a pensé en termes d'impérialisme et par suite internationaux, et non pas en termes nationaux et de lutte des classes, les grands affrontements qui lui paraissaient imminents. J'ai déjà indiqué qu'il pouvait s'agir d'une prudence ou d'un rejet de la proximité du conflit. Mais il n'est pas sûr que cette explication vaille pour toutes les œuvres de Verne et en particulier pour les dernières. Le goût de l'exotisme me semble par ailleurs une explication très insuffisante.

Il ne faut pas en effet s'exagérer la prescience de Verne ou la validité de sa sociologie. Lorsque le héros vernien constitue des monopoles, il agit à l'intérieur des mécanismes économiques qui demeurent implicites et déterminants, inévitables. Son affaire est la maîtrise du monde physique. Nulle part, sauf peut-être précisément dans le Blackland de la Mission Barsac, il ne tente de dominer l'univers social et économique. Or, dans la réalité, la société des monopoles fera, dès sa première phase impérialiste, son affaire de la domination réelle ou supposée des mécanismes économiques et sociaux. Ce n'est pas en construisant de meilleurs trains (comme aurait fait un héros vernien) que Rockfeller s'impose, mais en pratiquant le dumping et en ne reculant pas (par personnes interposées) devant le brigandage. L'impérialisme est d'ailleurs lui-même une tentative pour échapper aux déterminismes économiques et sociaux ; s'ils sont effectivement dominés, il n'est plus nécessaire sous sa forme agressive. La violence subsiste évidemment, mais elle peut devenir, au moins pour un temps, implicite, cachée. Pour Verne qui néglige les mécanismes économiques de la formation des monopoles, comme la concentration financière, la violence est toujours beaucoup plus immédiate, évidente, violence sur la “nature” d'abord, sur les hommes ensuite.

Cela explique peut-être qu'il ait mieux vu les conséquences de l'impérialisme colonial dans les pays sous-développés que celles de la société des monopoles dans les pays industrialisés où la violence est restée (parfois) circonscrite au terrain économique.

Au total, on est donc conduit à se demander si le pessimisme de Jules Verne, sur la fin de sa vie, a une autre origine et un autre sens que la crainte de voir disparaître la société libérale bourgeoise à laquelle il s'était passionnément attaché après avoir été enfin reçu par elle, mais dont il continuait à douter. Ainsi s'expliquerait l'incohérence apparente du comportement politique de Verne. En 1870 et 1871, il serait de cœur du côté de “l'ordre” et des Versaillais si l'on en croit deux citations rapportées par Diesbach. Il se trouve d'ailleurs menacé dans ses intérêts par la Commune puisque les imprimeries parisiennes ont à peu près cessé tout travail. Par contre, en 1888, lors des élections municipales d'Amiens, il s'inscrit « sur une liste d'extrême-gauche, du moins pour l'époque », selon Diesbach. N'est-ce pas parce qu'il pressent la société libérale bourgeoise sur la voie de sa disparition et qu'il recherche une solution, une alternative à la société des monopoles ? Alternative au demeurant certainement éloignée du socialisme, si l'on songe aux tendances anarchistes de Verne, aux idées exprimées dans l'un de ses derniers grands romans, les Naufragés du Jonathan, et à son goût pour les fortes personnalités, sinon pour les hommes providentiels.

La tristesse de Verne a pu être apparemment entraînée par des facteurs psychologiques et des faits personnels, mais le caractère mal attesté, mystérieux et pour tout dire largement conjectural de ces faits, conduit à lui assigner une source plus profonde, sociologique. Verne, approchant de la mort, aurait eu la certitude de la disparition prochaine de son univers social, du groupe social dans lequel il était finalement entré ; d'où son pessimisme. Et l'on peut se demander alors — si la généralisation est légitime — si le pessimisme en littérature ne serait pas, plutôt que l'expression d'une conformation psychologique, celle d'un doute profond portant sur l'avenir et les valeurs de la société (système de référence) et de la classe sociale auxquelles appartient l'écrivain.

L'œuvre de Verne apparaît, dans une telle perspective sociologique, à la fois cohérente et structurée. Elle repose sur deux ruptures, sur deux contradictions. Le personnage synthétique vernien qui n'existe sans doute dans aucune œuvre mais qui réunirait les traits marquants de plusieurs héros, voudrait par ses qualités positives accéder à la bourgeoisie, à l'intégration dans la classe dominante. Il sait ou découvre qu'il ne peut pas y parvenir, qu'il est rejeté, première rupture. L'emploi de ses talents, hors de la société libérale bourgeoise, le conduit à constituer un monopole dont les conséquences vont saper, puis détruire, les fondements de cette société. Or il abomine la société des monopoles que ses efforts contribuent à faire advenir, parce qu'elle va nier les valeurs de la société libérale bourgeoise qu'il n'a pas reniée, à laquelle il souhaite toujours s'intégrer (deuxième rupture). Nemo joue de l'orgue dans son salon victorien en éperonnant les navires de sa gracieuse majesté. Ainsi, tous les efforts du héros vernien pour pénétrer la société qu'il admire, y être reconnu, vont-ils conduire à la destruction de l'objet de ses vœux. C'est là une situation tragique alors que la plupart des œuvres de Verne affectent une construction dramatique.

En retour, la société libérale bourgeoise apparaît acharnée à consommer sa propre perte : c'est parce qu'elle rejette le héros vernien, au mépris de ses propres règles idéologiques, qu'elle réunit les conditions d'apparition de la société des monopoles qui la supplantera. C'est encore une structure tragique. Or la tragédie est peut-être la forme d'expression privilégiée des structures sociales, ou plus précisément des groupes sociaux, qui se savent condamnés. Étendant à tout l'univers l'ombre de leur angoisse, ils espèrent sans doute se perpétuer ainsi, se garder une valeur universelle, dans la négation. Au contraire, la forme d'expression des classes sociales en ascension serait le drame, tandis que l'épopée caractériserait les classes persuadées de leur stabilité, niant l'histoire ou plutôt la rejetant dans l'implicite (l'histoire, c'est ce qui nous est arrivé et ce qui nous arrive). L'opposition entre la forme dramatique et la structure tragique dans l'œuvre de Verne signifierait le conflit entre la confiance superficielle dans le destin d'une classe et le pressentiment de la proximité de sa fin.

Le sens commun croit que l'œuvre d'un écrivain est influencée, voire déterminée, par les événements de sa vie. C'est aller contre le sens commun que de chercher à expliquer une œuvre non par une biographie mais par des circonstances sociales c’est-à-dire pour l'instant par une histoire.

Nous sommes bien loin, on en conviendra, de la conception de l'œuvre de Verne considérée par Diesbach comme un simple reflet de la conscience collective de la bourgeoisie et de ses préjugés. Nous pensons en effet qu'une œuvre littéraire exprime en réalité la situation de son auteur dans sa classe sociale et la situation de cette classe dans la société globale, même si la seconde de ces articulations n'est pas perçue clairement et consciemment par l'individu-écrivain ou par le groupe-classe. Nous croyons d'autre part qu'une prédisposition d'ordre psychanalytique, peut favoriser la reconnaissance de la situation sociale objective, si la structure mentale projetée a quelque adéquation à la réalité de la situation sociale. Ainsi, dans le paragraphe précédent, il est aisé de rapprocher ce qu'on a dit de la société libérale bourgeoise du thème de la “mauvaise mère”. La “mauvaise mère” rejette son fils qui pourtant l'aime et fait tout ce qu'il peut pour lui offrir ses produits (analité). Le fils rejeté détruit/punit la mauvaise mère, contre ses propres vœux. La “mauvaise mère” se détruit elle-même par les conséquences du rejet, et porte la responsabilité de son intolérable destruction dont la culpabilité est alors évitée dans une certaine mesure au fils rejeté. Le rejet par la mère conduit d'autre part à la valorisation de la fratrie. Or, comme le relève Diesbach, le thème du frère, de l'amour fraternel, tient une grande place dans l'œuvre de Verne. Enfin, nous pensons qu'il faut voir dans les canons, si nombreux chez Verne, un symbole anal (expulsion) plutôt qu'une représentation du phallus.

Voilà autant d'hypothèses qu'un travail approfondi permettrait peut-être de valider ou de rejeter. La validation des dernières idées présenterait un intérêt tout particulier puisqu'elle jetterait un pont entre les disciplines pour l'instant dissociées de la sociologie et de la psychanalyse et qu'elle introduirait à une possible conciliation des deux grandes œuvres de Marx et de Freud.

En attendant que de tels travaux voient le jour, on ne saurait surestimer l'intérêt de recherches fines et honnêtes comme celles de Ghislain de Diesbach, sans lesquelles nous aurions eu beaucoup de peine à réunir le matériau du présent essai. Elles fournissent à la réflexion théorique un aliment d'autant plus indispensable qu'elles sont elles-mêmes entachées de moins de préjugés idéologiques et épistémologiques. Le secret de l'empirisme vrai, c'est peut-être le dilettantisme qui conduit à ne retenir aucune thèse pour assurée, à ne s'attacher à aucune théorie au détriment de telle autre. L'article qu'on achève peut donc être considéré comme une introduction à la lecture du Tour de Jules Verne en 80 livres, et surtout à la relecture (ou à la découverte) de l'œuvre elle-même de Verne.

Mais je n'abandonnerai pas l'ouvrage de Diesbach sans reproduire cette citation des Goncourt à propos de Poe extraite d'une page de leur Journal en date du 16 juillet 1856 : « Quelque chose que la critique n'a pas vu, un monde littéraire nouveau, les signes de la littérature du XXe siècle. Le miraculeux scientifique, la fable par A plus B… Plus de poésie ; de l'imagination à coup d'analyse : Zadig juge d'instruction. Cyrano de Bergerac élève d'Arago. Quelque chose de monomaniaque. Les choses ayant plus de rôle que les hommes, l'amour cédant la place aux déductions et à d'autres sources d'idées, de phrases, de récit et d'intérêt ; la base du roman déplacée et transportée du cœur à la tête et de la passion à l'idée, du drame à la solution. »

Quelque chose en effet que la critique à quelques rares exceptions n'a toujours point vu, ni les jurés du prix qui porte leur nom, plus d'un siècle après cet extraordinaire paragraphe des Goncourt. La littérature du XXe siècle… Il n'y manquait qu'un nom qui certes n'épuise pas l'éventail des possibles inscrits dans cette définition, mais qui s'installe en son cœur : la science-fiction.

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(J'ai à l'époque envisagé de donner à cette étude un troisième volet. Il n'en existe que les notes suivantes.)

Au-delà de Jules Verne

L'œuvre de Jules Verne a-t-elle connu une postérité sincère et durable ? On peut le croire un instant si l'on ne s'attache qu'à la floraison de romans “scientifiques” que connut la France jusqu'au milieu de l'entre-deux-guerres à peu près. On est d'autant moins tenté d'en douter que la plupart des présentations historiques de la science-fiction moderne accordent à Verne une large place en tant que précurseur. Mais cette postérité, au reste fort diverse et même disparate, ne s'établit-elle pas pour l'essentiel en rupture avec les préoccupations de Verne, avec le sens de son œuvre ?

La plupart des exégètes avisés de Jules Verne ou des critiques informés de la science-fiction moderne, française ou anglo-saxonne, s'efforcent en effet de distinguer cette dernière de l'œuvre de Verne. Ils sentent une différence plus qu'ils ne sont en général capables de la définir et de l'expliquer car la plupart de leurs raisons sont superficielles ou spécieuses. Les uns professent que Verne n'a fait qu'anticiper fort peu sur la science de son temps là où la science-fiction libère la bride à l'imagination. D'autres estiment que Verne se distingue de la science-fiction en ce sens qu'il n'a extrapolé que dans le domaine de la technique là où l'autre spécule à partir des principes de la science. D'aucuns le taxent simplement de timidité. Quelques-uns cherchent dans certaines de ces œuvres les linéaments d'une science-fiction encore inconsciente d'elle-même mais se montrent embarrassés lorsqu'il s'agit de définir à l'intérieur même du monde vernien les frontières de la science-fiction. Serait-ce une simple affaire de cadre, les Aventures d'Hector Servadac relevant de la science-fiction parce qu'elles se déroulent dans tout l'espace du système solaire ? Mais il n'y est question d'aucune invention et ce roman d'exploration astronomique fait pendant à ce roman d'exploration géographique, les Enfants du capitaine Grant. Le fulgurateur Rock et la machine à attirer les astres de Zéphyrin Xirdal dans la Chasse au météore paraissent, eux, relever de l'attirail de la science-fiction. D'où vient alors que leur usage ne transforme pas les romans où ils figurent en témoins irrécusables de ce type ?

Ou bien le problème est-il purement académique et n'y a-t-il pas de la vanité à vouloir établir frontières et définitions là où la réalité naïve les récuserait ? Pourtant, comme il va souvent, l'opposition proposée a un fond même si elle s'exprime incomplètement lorsque ses auteurs ne peuvent voir (ou refusent de voir) sa véritable nature, même si dans leur bouche, ou sous leur plume, elle paraît arbitraire, fumeuse ou idéologique.

Les deux dernières œuvres citées, par exemple, vont nous permettre d'y voir plus clair. En effet, ni le fulgurateur Rock ni la machine de Zéphyrin Xirdal ne transforment réellement par eux-mêmes la structure du roman vernien. Dans les deux cas, la nature du problème posé reste étrangère à ces inventions qui demeurent, exclusivement, des moyens. Le véritable thème de Face au drapeau est la piraterie, et celui de la Chasse au météore, la soif de l'or et des honneurs. Les deux romans pourraient conserver à peu près intégralement leur structure si l'on remplaçait ces inventions par d'autres, ou même dans le second cas si on la supprimait.

Dans d'autres œuvres, comme Vingt mille lieux sous les mers ou Robur le conquérant, la place de l'invention apparaît plus déterminante. Mais l'est-elle réellement ? En effet Verne n'examine aucune des conséquences de l'existence d'un sous-marin ou d'un aéronef. Les machines lui sont l'occasion de décrire des décors exotiques comme l'était le ballon des Cinq semaines… L'action reste celle d'un roman d'aventures auquel a été ajouté un gimmick technique : elle se déroule entièrement au niveau des hommes. Ce sont les passions de Nemo et de Robur, soif de découvertes et aussi soif de vengeance ou de justice qui la font avancer. La principale affaire reste l'affrontement des hommes. Aussi paraît-il souhaitable de qualifier les œuvres de Verne, dans leur ensemble, de romans d'aventures scientifiques et de leur dénier toute véritable appartenance à la science-fiction dont une définition par opposition reste à donner. Dans cette perspective, on retrouve la véritable unité de l'œuvre de Verne.

Tous ses romans, y compris ceux où aucune invention particulière n'apparaît sont des romans d'aventures scientifiques. Ce qui intéresse Verne, c'est le déploiement des connaissances scientifiques et non la spéculation sur les conséquences de ces connaissances. En ce sens, son œuvre a une postérité, celle du roman d'aventures, celle du roman de vulgarisation scientifique.

Mais par là, elle se distingue radicalement de celles de Wells ou de Rosny Aîné, voire même d'une partie de celle de Maurice Renard. Car le véritable sujet de ces œuvres et en dernier ressort de toute la science-fiction, c'est l'élaboration des conséquences d'une idée qui rejette au second plan les personnages et les établit au même niveau que les objets, parfois même au-dessous d'eux. Dans le roman vernien, le personnage reste un acteur qui détermine l'action en fonction de la connaissance qu'il a de l'univers dans lequel il évolue ; dans le roman de science-fiction, l'acteur a perdu son privilège, le personnage s'efface progressivement devant la situation elle-même régie par des règles rationnelles ou pseudo-rationnelles qui relèvent d'une axiomatique. Le processus à l'œuvre dans la science-fiction est sans doute celui de la révélation progressive de cette axiomatique. La nature, ou plutôt l'image qui en est donnée, cesse d'être simple comme chez Verne pour devenir énigmatique. La connaissance cède le pas à la dialectique, la description au raisonnement…

(La quête vernienne : le pôle ou le centre de la Terre
Immanence et transcendance (chez Verne) : Dieu immanent, Dieu transcendant.)

Notes

[1] le Tour du monde de Jules Verne par Ghislain de Diesbach : Julliard, 1969.