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Gérard Klein : choix d'articles

La Science-Fiction est-elle une subculture ?

Première parution : catalogue de l'exposition Science-Fiction, Musée des Arts Décoratifs, Paris, du 28 novembre 1967 au 26 février 1968

Ce qui surprend, ce qui émeut l'auteur de Science-Fiction, ce qui lui est clé et signe, point de départ, ce peut être un objet dérisoire, un événement qui se donne en spectacle, un décor naturel.

Un objet dérisoire tel ce désintégrateur en plastique, jouet d'enfant, mais image d'une arme avec ses ailettes finement dessinées qui courent le long de son canon renflé, ses boutons et ses leviers minuscules et les unités inconnues de ses graduations et les fortes indentations de la crosse où viendraient se loger des doigts épaissis par le lourd gantelet du cosmonaute, et son viseur démesuré, doté d'un réticule et qui est un écran de télévision capable d'abolir la distance. Image d'une arme qui projette dans le silence un rayon sans doute invisible, susceptible d'effacer, sans un bruit, sans un cri, tout un cône de matière, ou de faire pleurer le métal, et qui a peut-être dérivé longtemps dans l'espace, entre les astéroïdes, quoique sa surface lisse et nette ne manifeste en rien l'érosion caractéristique due aux météorites, sauf peut-être au-dessous du pontet, là où elle a été légèrement éraflée. D'une arme qui, au lieu de renvoyer à une fraction de l'univers réel, à tel épisode sordide ou épique de l'Histoire, suggère forcément autour d'elle l'univers qui la complète, qui lui est nécessaire, qui la prolonge, un univers où la science inimaginable qui l'a rendue possible possède un nom, des savants et des laboratoires, un univers de planètes conquises, de combats furieux contre des Étrangers inhumains et peut-être monstrueux ; un univers dont elle est un fragment émergé, d'une incompréhensible légèreté.

Ou bien un événement, comme la montée d'une fusée sur son tronc de fumée, vite abattu par la hache des vents, tandis que ce fruit de métal grimpe dans le ciel et fond déjà sur une autre planète, Lune, Mars ou Vénus, dont le sol était jusque-là irrémédiablement étranger et qui pourtant, avant même d'être atteint, porte déjà son grouillement de villes indigènes et de colonies humaines. Une fusée est aussi une machine à voyager dans le temps. Elle vient, en un sens, de l'époque où, en tant que projectile interplanétaire, elle demeurait un rêve, et elle s'enfonce dans la durée jusque vers ce temps où elle sera rendue tout à fait à sa condition de machine, c'est-à-dire oubliée, remplacée par un autre coin enfoncé dans l'inconnu et que, lui aussi, l'imagination précédera.

Ou encore, simplement, un décor naturel, comme un firmament étoilé dont le sens n'a cessé de changer, malgré son immuabilité de signe, et qui peut représenter aujourd'hui une promesse d'empires innombrables, de sociétés ancrées sur des millions d'étoiles, étalées sur des millions de planètes, et le nombre, dans sa diversité bigarrée, fait quelque chose à l'affaire, des sociétés commerçant entre elles sur les routes du vide, se constituant en États des Constellations, en Fédération Galactique, réunissant des centaines, sans doute des milliers d'espèces intelligentes, subissant ou vivant, ordonnant peut-être, son Histoire, ses conflits, ses évolutions, déployant des flottes innombrables au large des nébuleuses, jonglant avec les soleils, édifiant des cités gigantesques ou dispersant toutes les humanités sur les trois horizons de sa frontière spatiale.

Ainsi la Science-Fiction prolonge-t-elle l'objet, l'événement, le décor. Mais pour explorer ce prolongement, cet espace découvert, il faut en écrire ou du moins en lire et par là participer à ce surgissement qui se définit peu à peu, qui se révèle dans l'effort d'imaginer puis d'organiser cet imaginaire et qui, en même temps, suscite des objets, des événements, des décors, ou leur donne un sens neuf. Si la Science-Fiction est une littérature, elle déborde invinciblement la littérature, elle tend à s'approprier le réel et à le rendre, transformé. En nous faisant voyager dans le temps ou dans le possible qui est une sorte de temps élargi, elle prépare, elle précipite l'intrusion de l'avenir et du possible dans notre présent. Et c'est pour cette raison que, tant que l'on se borne à l'analyser comme littérature, elle pose des problèmes paradoxaux. Problème paradoxal que celui de sa relation avec la science, avec laquelle elle prend des libertés et qui, le plus souvent, la renie. Problème paradoxal que celui de sa relation avec la forme littéraire qu'elle néglige volontiers jusque dans ses œuvres les plus marquantes. Problème paradoxal que celui de sa relation avec le réalisme qu'en principe elle rejette et qui est pourtant la condition première de sa vraisemblance, donc de son efficacité.

On peut espérer trouver une partie de la solution de ces problèmes dans ce fait que la Science-Fiction est une littérature collective. Certes, toute littérature est collective. Aucune œuvre ne peut se comprendre en dehors de celles qui l'ont précédée. Mais alors que, de nos jours, nombre d'auteurs de la littérature générale se comportent comme s'ils vivaient et pensaient dans un splendide isolement que vient à peine entamer la consanguinité perpendiculaire au temps, et non plus historique, des écoles littéraires, les écrivains de Science-Fiction ne sauraient se concevoir en dehors de l'évolution de leur genre. Sa connaissance leur est indispensable au moins autant pour prolonger cette exploration que pour éviter de refaire ce qui a déjà été dit. Quoique, dans sa forme moderne, le genre ait une histoire assez brève qui ne porte guère que sur sept ou huit décennies, il est fortement marqué par cette conscience particulière qu'ont ses auteurs d'échafauder leurs œuvres sur celles de leurs devanciers.

C'est que, parmi ses matériaux de base, on trouve des concepts, les uns venus de l'extérieur et par exemple de la science, et bientôt transformés, les autres surgis de ces transformations et développés tout entier, dans leurs conséquences, au sein de la Science-Fiction. Ce phénomène présente, on en conviendra, quelque similitude avec celui de l'évolution de la science elle-même, qui se fonde à chaque instant, en principe, sur la totalité de l'acquis, totalité au reste inaccessible et en somme mythologique dans son foisonnement.

Cependant, au lieu de travailler sur des faits, les écrivains de Science-Fiction œuvrent avec des mots, ce qui autorise dans leur univers particulier la persistance de contradictions. Mais ces contradictions sont elles-mêmes ressenties, explorées et résolues, jusqu'à nouvel ordre, par l'introduction de nouveaux concepts. Ainsi, la Science-Fiction progresse par un double cheminement dialectique, l'un qui l'affronte à la réalité changeante dans laquelle vivent ses écrivains, c'est-à-dire notamment à la science et à leurs sociétés, et l'autre qui est interne et qui résulte de l'affrontement des œuvres. Les paysages des planètes du système solaire, les sociétés de demain, les pouvoirs parapsychologiques, les robots, les extraterrestres, les civilisations galactiques, les voyages dans le temps sont des inventions collectives qui mêlent en proportions très inégales les apports de la connaissance positive, des expériences sensibles des écrivains, et ceux de la dialectique propre à la Science-Fiction. C'est ce qui explique, au reste, la mésaventure fréquemment survenue à de bons écrivains qui, ignorants du domaine, entreprenaient d'en écrire, dans l'enthousiasme d'une idée. S'ils pouvaient duper le lecteur profane et de la sorte conserver quelquefois leur public, ils ne devaient rencontrer que la commisération amusée des amateurs éclairés. Ce n'est pas, comme on l'a dit quelquefois, qu'ils aient ignoré les règles du genre, car la Science-Fiction n'en a pas à proprement parler, mais c'est qu'ils en ignoraient les concepts, les objets, les fonctions, l'histoire et l'état présent. Ils demeuraient imperméables à sa culture.

L'exemple de la machine à voyager dans le temps illustre le mieux peut-être l'évolution dialectique de la Science-Fiction. Il ne doit presque rien à la science, si l'on néglige la spéculation qui lui a donné le jour : considérer le temps comme une dimension et, par extension, comme un axe de déplacement. La machine à voyager dans le temps a probablement été inventée par Wells en 1895. Mais elle ne lui apparaît encore que comme un pur moyen d'exploration de l'avenir. Les conséquences logiques et paradoxales de la Machine vont pourtant être une à une dégagées. Le Voyageur peut revenir dans son passé et se rencontrer lui-même. Il peut tuer un de ses ancêtres et s'abolir ainsi, s'empêchant de la sorte de s'interdire d'exister, en un cycle infini. Il peut entreprendre de contrôler l'histoire, ou simplement la modifier involontairement, s'exposant à ne retrouver jamais dans son état initial son époque d'origine. Il ouvre ainsi une brèche par laquelle les siècles vont se combattre les uns les autres, afin de rester ce qu'ils sont ou d'être autres qu'ils ne sont, s'efforçant en somme de réaliser leur devenir dans l'instant. Multipliés enfin, les Voyageurs du Temps peuvent faire s'affronter des possibles qui aspirent indépendamment à la consolidation et qui présentent, aux yeux d'un observateur, des probabilités différentes et variables. Ainsi le voyage dans le temps révèle-t-il tout à la fois une dimension nouvelle, perpendiculaire au temps, selon laquelle s'ordonnent des mondes parallèles plus ou moins exclusifs les uns des autres et dont l'Histoire n'est qu'un cas particulier, et le projet de contrôler l'Histoire, voire de la faire échapper à son apparente linéarité. Dans cette jungle conceptuelle qui met en question et enrichit probablement la philosophie de la causalité, il faut de l'expérience pour s'orienter et de l'audace pour continuer. Cette expérience et cette audace, l'individu ne peut les puiser que dans le trésor commun d'une collectivité. Et c'est ce qui explique, soit dit en passant, le caractère cosmopolite de la Science-Fiction ; cette communauté internationale reproduit, toutes proportions gardées, assez bien celle de la science, jusque dans ses inégalités dont témoigne la suprématie anglo-saxonne et surtout américaine.

La Science-Fiction est si pleine de concepts et d'objets qui lui sont devenus propres et dont elle développe interminablement les conséquences, que les problèmes de la forme se sont trouvés apparemment rejetés sur les bords. Sa fonction est moins en effet de permettre à un homme, à un auteur, de se dire, que de permettre à une réflexion collective de s'élaborer. Tout individualisme excessif dans l'expression se trouve de ce fait à peu près banni. La Science-Fiction est classique en ce sens qu'elle présuppose un espace, un langage communs et dont les ambiguïtés sont systématiquement déblayées. Mais ce langage commun ne s'en trouve pas pour autant fixé puisqu'il ne renvoie pas à une réalité qu'il s'agirait de nommer, mais à un imaginaire dialectique. Le problème de la forme, dans la Science-Fiction, ne se pose que par rapport à ce qu'elle a à dire. Si les formes traditionnelles du récit ont suffi en général jusqu'ici aux écrivains, c'est que leurs inventions se situent par rapport à un univers apparemment traditionnel, condition de réalisme, mais ne s'en trouvent pas forcément prisonnières ; elles sont toujours par un côté en situation de contradiction avec cet univers.

Les recherches esthétiques sont marginales à la Science-Fiction et conduisent le plus souvent leurs auteurs à en sortir. Mais en même temps, par la poussée interne du genre, les inventions dotent en réalité le langage d'attributs nouveaux. Ce peuvent être des néologismes et tous ne sont pas puérils, mais ce peuvent être aussi bien des enrichissements de mots existants, qui ne leur ôtent rien de leur précision et qui cependant les font sans cesse dériver plus loin. Le mot de mutant a pris, dans et grâce à la Science-Fiction, un sens tragique, renouvelé, élargi. Celui de planète a cessé d'être à peu près purement astronomique pour évoquer l'ancrage possible et quasi-nécessaire des civilisations. Il est jusqu'à celui de temps qui s'est chargé, on l'a vu, d'une sourde complexité. Ainsi, la Science-Fiction restitue au langage général des mots banals après les avoir dotés d'une dimension poétique originale, ce qui est bien une des fonctions de la littérature. Dans le même mouvement, elle contribue à un renouvellement des métaphores. Il se peut même qu'elle conduise à une transformation de la forme du roman en abolissant la frontière qui sépare l'essai de la fiction et qu'elle a rendue conventionnelle. Si la littérature est bien, de nos jours, le langage en train de se faire, alors la Science-Fiction est un des lieux privilégiés de ce processus puisqu'elle est un discours qui se poursuit interminablement et qui se cherche, puisqu'elle ne vit que dans son perpétuel dépassement, que dans un bourgeonnement permanent, qu'elle prend les mots et qu'elle les pousse sans cesse au-delà de ce qu'ils désignent vers ce qu'ils pourraient désigner, et qu'elle se trouve en même temps soutenue, mais non pas enfermée, par un cadre solide qui l'empêche de sombrer dans l'inintelligibilité.

C'est d'un enchaînement similaire qu'elle tire son réalisme, ou plutôt sa puissance d'évocation, à la fois d'objets et de concepts qui lui sont au départ extérieurs et donc établis, et de son propre cheminement, de sa cohérence interne. La Science-Fiction est une littérature qui accorde une assez large place à la description et par là, elle peut paraître se rapprocher de certaines formes anciennes, sinon dépassées, du roman. Elle échappe en particulier, le plus souvent, à l'expression directe d'une subjectivité. Mais alors que le réalisme littéraire visait à organiser la représentation du monde comme on croit communément — et en particulier comme le lecteur est censé croire — à un moment donné qu'il est structuré, la Science-Fiction ordonne ses éléments selon un système de représentation que les œuvres elles-mêmes ont explicitement défini et qui renvoie des unes aux autres, à l'intérieur de cet espace imaginaire. Alors qu'une œuvre de la littérature générale puise sa vraisemblance dans ses emprunts au monde extérieur, réel (l'expérience de son auteur) et dans la cohérence interne que lui a donnée volontairement et inconsciemment son créateur, l'œuvre de Science-Fiction trouve un des fondements les plus solides de sa crédibilité dans une cohérence définie collectivement. Par définition, la Science-Fiction décrit, de manière aussi réaliste que possible, ce qui n'existe pas. Sa vraisemblance est donc le produit d'un long processus de dérivations dont l'aboutissement n'est intelligible que si l'on en connaît au moins les principaux degrés intermédiaires. Comme telle, la Science-Fiction est remarquablement — et d'un certain point de vue anormalement — riche en références. Mais ces références n'ont pas besoin d'être signalées. Elles doivent être dans l'esprit du lecteur. Elles sont devenues des conventions par rapport auxquelles s'articule le récit, éventuellement pour les contredire ou les bousculer. Quand un écrivain situe une histoire sur la toile de fond d'une société galactique, il n'a plus besoin de justifier l'existence de ce cadre. Toute une série d'ouvrages antérieurs s'en sont chargés. Moyennant quoi l'Empire Galactique existe au même titre que l'Amérique ou que la Sécurité sociale.

Mais cet ensemble de références anonymes n'est pas clos. Il s'empare sans cesse d'objets, de noms, de situations, prélevés dans le quotidien et déformés à leur tour, qu'il restitue éventuellement, dans l'anonymat. Le pistolet désintégrateur en plastique n'est pas issu, sauf accident, de telle œuvre, non plus que telle mode “futuriste”, ou telle illustration, ou tel décor de cinéma qui finissent par imprégner la vie, l'habitat et jusqu'à l'urbanisme. Tout se passe comme s'ils émanaient directement d'une autre civilisation, d'une autre culture accolée à la civilisation “actuelle”, mais différente, fantomatique, peut-être parfois dérisoire, mais créatrice et partiellement indéchiffrable. Il n'y a pas seulement transposition, mais bien élaboration. La Science-Fiction rend le jouet, la fusée, le firmament sous des formes ou sous des sens très différents de ceux qu'ils avaient lors de leur emprunt. Parce qu'elle est collective, parce qu'elle implique au-delà des œuvres une continuité inaccessible, sa capacité de telles élaborations est virtuellement infinie. Et c'est pourquoi elle déverse sur le monde contemporain, parfois très directement, parfois si indirectement que la filiation est presque impossible à retrouver, un flot croissant d'objets, d'œuvres d'art, de signes, qu'elle n'hésite d'ailleurs jamais à réabsorber et qui, en dehors d'elle, demeureraient incompréhensibles, sinon impossibles. Il serait exagéré de dire que l'astronautique moderne est issue de la Science-Fiction, et ce serait même une prétention tout à fait absurde que de faire surgir d'un espace littéraire des sciences et des techniques. Mais elle est apparue dans cette même société qui a aussi produit la Science-Fiction et leurs relations n'ont jamais été, ne sont pas aujourd'hui encore, à sens unique, de l'objet vers sa traduction littéraire. Au contraire, ici l'expression littéraire a précédé l'objet. Le projet astronautique et la Science-Fiction communient dans la même irrationalité fondamentale de leurs fins.

La Science-Fiction n'est donc pas seulement une littérature. Elle déborde largement le domaine de la littérature, et elle le déborde d'une manière totalitaire en ce qu'elle est susceptible d'absorber, dans la trame de sa cohérence, tous les aspects de l'univers. Projet évidemment infini, mais qui la pose bien comme une culture ou plutôt comme une sub-culture, puisqu'elle n'est pas close et qu'elle entretient des relations avec les débris de la culture générale éclatée.

Qu'elle soit une subculture, elle le manifeste déjà bien dans son expression purement littéraire, qui constitue évidemment son soubassement. Elle existe à tous les niveaux de qualité, ce qui n'est évidemment pas sa caractéristique la plus originale, mais ce qui signifie qu'elle pénètre en quelque sorte verticalement la société. Elle dispose de ce fait d'une assise populaire et l'on pourrait se demander si elle ne reproduit pas le processus assez fréquent de l'émergence d'un moyen d'expression à partir d'une origine populaire. Et si l'on recueille assez fréquemment des aveux de ses amateurs qui affirment ne presque rien lire d'autre, ce sont peut-être moins les signes de leur inappétence à des nourritures intellectuelles diversifiées que de son aptitude à fournir un horizon culturel riche et varié, sinon complet.

Univers d'illusion si l'on veut, mais d'où il n'est pas si facile de sortir puisqu'il s'est déjà approprié, implicitement, toute la réalité pour l'élaborer à la lumière d'une certaine culture. Et où il est encore moins facile de pénétrer puisqu'il faut faire l'apprentissage de cette culture particulière, On peut pénétrer, au moins en principe, par n'importe quel bout dans le monde du roman psychologique. Celui de la Science-Fiction ne présente pas une telle transparence. Dans une certaine mesure, on peut dire qu'on apprend à en lire comme on apprend les mathématiques, Il faut pouvoir en distinguer les plans, en discerner les profondeurs, en délimiter l'axiomatique, en retenir les indispensables références. Cela nécessite un effort et explique sans doute d'une part les répulsions excessives qu'elle déclenche chez certains, et d'autre part le nombre relativement restreint des ressortissants de la tribu, dans tous les pays du monde. À la communauté des écrivains répond celle des lecteurs. Et c'est une communauté étrangement active, exigeante, qui ressemble bien plus à celle des joueurs d'échecs ou à celle des amateurs de divertissements mathématiques qu'à la cohorte indifférente des consommateurs de prix littéraires qui seraient bien en peine de citer les lauréats trois ans plus tard.

Au lieu de quoi, cette communauté des amateurs de Science-Fiction a le sens de son histoire et cultive ses classiques. Les meilleures œuvres bénéficient d'une sorte de pérennité. Il s'opère sans cesse dans la bibliothèque de la tribu une décantation particulière qui resterait inintelligible si on l'examinait à la lumière des règles qui président aux oublis et aux résurrections de la littérature générale. C'est qu'elle s'accomplit à l'intérieur de la subculture. Et l'on voit des romans qui n'ont jamais été les best-sellers d'une saison, en devenir dans le temps, c'est-à-dire être pendant vingt ans, trente ans, régulièrement réédités au bénéfice d'un public jamais gigantesque mais toujours renouvelé. C'est que le critère, au-delà de l'habileté littéraire, devient celui de l'invention d'un concept essentiel. Wells ne cessera sans doute jamais d'être lu tant qu'il y aura une littérature de Science-Fiction. Mais d'autres écrivains qu'on avait pu croire bien oubliés, comme Maurice Renard, ont soudain retrouvé une audience parce que leur appartenance à la subculture avait été révélée.

La cohérence de la subculture s'éprouve aussi et peut-être surtout dans ses rencontres, dans ses heurts avec des domaines littéraires que l'on pourrait, superficiellement, croire voisins. Il est rare, quoique cela se trouve, que les amateurs de Science-Fiction soient aussi épris de fantastique, voire même d'insolite. Et les lecteurs d'Hoffmann ou de Nerval qui ont tâté de la Science-Fiction ont le plus souvent battu en retraite. Pourquoi cette incompatibilité qui permet d'ailleurs à certaines revues d'additionner deux clientèles, mais qui a toujours été fatale aux collections qui se sont aventurées dans cette voie, si le lecteur de Science-Fiction ne recherchait qu'un dépaysement, que l'invraisemblance, que la violation de l'évidence ? C'est qu'il trouve, en effet, limitées et invraisemblables, les situations du fantastique. Elles ressortissent à la surnature, elles sont les dérivés ultimes de concepts religieux qui relèvent d'une autre culture et qu'il ne reconnaît pas. Elles lui paraissent — et elles sont — d'un autre âge, c'est-à-dire d'un autre monde, à tous les sens du terme. Tandis que la Science-Fiction se doit d'être de ce monde et de le prolonger. Et quand elle récupère quelques-uns des héros du fantastique, le vampire, le fantôme, le golem, c'est pour abolir en eux toute trace de surnature et pour imputer leur malédiction à la maladie, à la parapsychologie ou à l'effet de l'art physique. Mutilation ? Certes non, mais mutation.

On peut atteindre, par ce biais, l'idéologie de la subculture. Elle est d'essence scientifique ou plutôt, elle procède de la métaphysique plus ou moins dérivée de la science. Elle prolonge et précède, parfois naïvement, l'effort de la science qui est d'affronter et d'expliquer la nature. Elle vise à annihiler le mystère, tout en sachant que sa disparition en découvrira d'autres plus nombreux et plus vastes. Elle est fondamentalement une interrogation. Mais en même temps, parce qu'elle est littérature, et au contraire de la science, les conséquences sur les plans humain, social, philosophique de cet effort ne lui échappent pas. Dans sa dynamique du dire, elle ne peut même pas les distinguer toujours de leurs origines.

En tant que fondation d'une subculture, la littérature de Science-Fiction définit donc un univers en perpétuelle transformation. Elle le décrit comme s'il lui était extérieur. Et de ce fait, il lui échappe. Il envahit la société globale par l'intermédiaire du cinéma, de la radio, de la presse, du théâtre, des œuvres d'art, des jouets, du vocabulaire. Elle est souvent, quoique non toujours, trahie dans ces transpositions parce que, précisément, elles ne s'adressent pas aux initiés de la subculture, mais au vaste public extérieur qui la pressent sans la connaître et qui en reçoit les signes sans en atteindre toutes les significations.

Pour ne prendre qu'un exemple, le cinéma a rarement servi fidèlement la Science-Fiction, quoique la situation se soit améliorée ces dernières années. C'est que les films se situaient obligatoirement sur le front entre la subculture et la société globale. De même que les films d'aventures témoignent rarement de subtilités ethnologiques, les films de Science-Fiction fournissent le plus souvent du genre une image altérée et, à de notables exceptions près, indiquent surtout ce qu'en pensent, comment le voient, scénaristes et réalisateurs. Mais s'il n'existait pas, ils ne verraient rien du tout. Ils n'auraient pas l'occasion de se poser le problème.

Cette invasion qui est d'une part la simple transcription de la littérature de Science-Fiction et d'autre part la conséquence, la continuation de la subculture sous tous ses aspects, peut-elle se confondre avec celle de l'avenir ? Ou du moins avec celle d'une image multiple de l'avenir ? Certes non. Quoique l'anticipation occupe une place de choix dans le domaine de la Science-Fiction, celle-ci est avant tout spéculation sur les possibles. Et c'est précisément ce qui rend concevable l'invasion. Les objets, les modes, les représentations qu'elle introduit se donnent beaucoup plus comme latérales à la réalité quotidienne que comme dans le droit fil de son futur. Ils ne sont pas seulement à être. Ils peuvent, par certains de leurs côtés, être tout de suite. Bien entendu, c'est d'abord dans le domaine du jeu qu'ils émergeront. Mais c'est un domaine immense, sinon l'un des versants tout entier des sociétés, celui qui s'appuie sur leurs mythes et qui culmine avec la définition, plus ou moins nuageuse, de leurs fins.

Ainsi la Science-Fiction rejoint-elle la réalité parce que dans une certaine mesure, ce qu'elle propose, il faut le faire, ou du moins tenter de le faire, ou encore éviter de le faire, Elle est, certes, une évasion globale, vers un autre monde, plural celui-là, le plus vaste peut-être et le mieux organisé qui ait jamais été construit ensemble par des poètes, et dont la dimension commence à peine à apparaître. Là se réfugient, sans aucun doute, ceux qui souffrent de l'aliénation que leur impose le monde ordinaire. Mais au lieu de tendre à reconstituer un espace-refuge comme ils font lorsqu'ils choisissent la fiction historique, policière, psychologique, politique, etc., ils s'efforcent ici de le constituer, ils sont obligés de l'inventer. Et chaque fois qu'un élément de cet univers atteint un degré de solidité, de vraisemblance suffisant, il participe à l'invasion du monde réel, il devient tableau, robe, mobilier, mœurs, expressions, style, image.

Mais en même temps, cet univers ne peut oublier ses racines littéraires. Il n'a aucun moyen de s'incarner directement et massivement. Ses philosophies, ses pseudosciences, ses sociétés, ses mondes, ses héros, restent sur le point d'être, ne peuvent s'extraire tout à fait de l'assemblage des mots ou des images qui les définissent. La Science-Fiction reste partagée entre son projet qui est de remplacer le monde réel et sa nature qui est de l'ordre des signes.

Ainsi l'univers de la Science-Fiction se dévoile-t-il comme un double utopique de nos sociétés, comme un mirage, comme un reflet, mais aussi comme un brouillard précis de possibles qui n'en finiraient pas d'arriver mais qui, par la pesanteur des rêves organisés, s'infiltreraient lentement dans les fissures innombrables de la réalité. Il est un univers de projet ou plutôt un seul projet innombrable et probablement infini, selon lequel l'homme s'annexe les cieux et les enfers, finit de liquider les dieux, et entreprend de se construire, pour l'habiter, l'imaginaire.