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Gérard Klein : choix d'articles

Isaac Asimov, docteur ès Science-Fiction

Première parution : Fiction 43, juin 1957 ; article signé Richard Chomet (auteur probable de la première moitié du texte) et Gérard Klein

L'homme et l'œuvre

Il n'y a sans doute qu'aux États-Unis d'Amérique que l'on puisse trouver un homme dont l'existence soit à la fois aussi étonnante et aussi conventionnelle.

Isaac Asimov est né en 1920, à Petrovichi, de parents russes qui émigrèrent aux États-Unis après la révolution de 1917. Il réunit donc en lui les tendances du tempérament slave aux qualités pratiques de l'Américain. Enfant d'une famille relativement nombreuse et dont les moyens financiers, du fait même de leur situation, étaient obligatoirement restreints, le jeune Asimov dut, dès l'âge de seize ans, subvenir en partie à ses besoins. Pour ce faire, il remplit alors le classique emploi de tout débutant, respectueux des traditions du nouveau monde : marchand de journaux.

À l'époque, la littérature de science-fiction ne connaissait pas une vogue comparable à celle qui devait naître en Amérique après la seconde guerre mondiale. Aussi, le jeune homme, après avoir écoulé dans la journée son stock de publications courantes, se mettait le soir à dévorer les revues du genre qui étaient laissées pour compte. C'est pourquoi il attribue à ces magazines tant son goût pour les sciences exactes que sa vocation d'écrivain de science-fiction.

Le déclenchement de la seconde guerre mondiale ayant augmenté la rentabilité de ses occupations grâce à un accroissement inévitable du chiffre de vente des quotidiens, Asimov, qui suivait régulièrement déjà les cours du soir de l'Université, se décide alors à tenter de décrocher un diplôme. Il s'inscrit à l'Université et, après de brillantes études, obtient le titre de docteur ès sciences. Spécialiste de la biochimie, il enseigne maintenant à la Faculté de médecine de l'Université de Boston. Il est en outre l'auteur de plusieurs ouvrages techniques fort appréciés.

C'est en 1939 qu'Asimov, qui depuis plusieurs années déjà correspondait assidûment avec les quelques revues existantes de science-fiction et de fantastique, publie sa première histoire, qui déclenche aussitôt d'ardentes polémiques. "Trends" , qui parut dans Astounding Science Fiction ("On n'arrête pas le progrès" dans le recueil Dangereuse Callisto), était en effet la première nouvelle à décrire l'Amérique du futur en proie à une révolution d'origine religieuse, thème qui devait par la suite être repris de nombreuses fois, de Heinlein avec Révolte en 2100 à Gore Vidal avec Messiah.

Si l'on s'en rapporte uniquement au nombre de volumes édités, Isaac Asimov est sans conteste une des grandes “vedettes” de la science-fiction mondiale et seul Robert Heinlein, avec qui souvent il appelle la comparaison, peut aligner un nombre plus imposant d'ouvrages publiés.

De plus, il n'est guère de revue du genre ou d'anthologie de science-fiction où l'on ne retrouve son nom. Et, bien qu'Asimov, dans ses œuvres pour “adultes”, n'ait jamais utilisé de pseudonyme, il est pratiquement impossible d'établir une récapitulation exhaustive de toutes ses histoires publiées. En effet, tout au long de sa carrière d'écrivain, il semble avoir eu une prédilection particulière pour la nouvelle. Nombre de ses meilleurs ouvrages ne sont en fait que le simple assemblage, dans leur ordre chronologique, d'une série donnée de contes. De plus en plus, il est en passe de devenir le plus prolifique des auteurs américains de “science-fiction”.

Notons d'ailleurs en passant qu'Asimov est apparemment un auteur “phénomène”, puisqu'il est parvenu en moins de quatre ans, de 1952 à 1956, à faire paraître quinze ouvrages, record unique dans un domaine littéraire où les débouchés commerciaux étaient malgré tout relativement limités. Son succès se mesure d'ailleurs au fait que peu de ses romans ont échappé à la consécration de l'édition populaire.

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Cependant, les divers aspects de son œuvre font qu'il est impossible de placer Asimov dans une catégorie bien définie d'auteurs.

En effet, si par souci de simplification extrême nous cherchons, en chimiste curieux, à pratiquer une analyse microscopique de la production d'Asimov, nous mettrons successivement en évidence :

Un auteur de space-opera

Certaines de ses nouvelles, de "Non définitif !" ("Not final!") , l'une de ses premières, à "Vide-C" ("C-chute"), beaucoup plus récente, nous démontrent sa maîtrise en une spécialité où s'exerce une âpre concurrence. D'ailleurs, son premier roman publié Poussière d'étoiles (the Stars, like dust…) est considéré par les aficionados comme un modèle du genre n'ayant rien à envier à Leinster ou Hamilton.

Un de ses plus récents romans, la Fin de l'éternité, nous fait même découvrir un Asimov inattendu qui se joue avec maestria des paradoxes temporels les plus inextricables en s'égalant aux meilleurs spécialistes de la question, R.M. Farley, Van Vogt ou Clifford Simak.

Cependant, sans doute par réaction devant les super-héros de Van Vogt ou d'E.E. “Doc” Smith, ses personnages humains ou inhumains sont des êtres moyens, hésitant devant leur devoir et connaissant la peur. On pourrait presque accuser Asimov de facilité pour avoir de son côté, par contrecoup, remplacé les sempiternels surhommes de la science-fiction classique par des individus trop ostensiblement falots dont la valeur cachée n'apparaît qu'au moment crucial du roman. Il n'y a que Lucky Starr, le héros de ses romans pour jeunes, pour faire exception à cette trop systématique recette, et encore doit-on probablement cette agréable entorse à une tradition bien établie selon laquelle les jeunes conçoivent difficilement un héros indécis et froussard !

Mais Asimov, par le soin qu'il met à construire logiquement, scientifiquement, la trame de ses intrigues, parvient régulièrement à donner à de simples récits d'aventures un cachet de réalisme qui le plus souvent fait défaut aux spécialistes chevronnés du genre.

Un historien du futur

Lorsqu'on parle d'Asimov, on songe immédiatement à sa fameuse série des Fondations, qui a, plus que tous ses autres ouvrages, contribué à faire de lui un des best-sellers américains de la science-fiction. Les nombreuses nouvelles qui composent cette étonnante trilogie ont paru dans Astounding, échelonnées sur cinq ans. L'inspirateur de ces ouvrages sur la chute du premier empire galactique humain et sur la reconstitution de celui-ci, semble bien être en partie le fameux historien Arnold J. Toynbee et ses théories psychologiques de l'histoire. En effet, le psycho-historien Hari Seldon, personnage central de cette fresque de l'histoire de demain, et à qui l'on devra en définitive le sauvetage de la culture galactique humaine, apparaît nettement comme le continuateur des théories de Toynbee.

Si, au cours de cette épopée, intervient un facteur non prévu, c'est qu'Asimov a toujours pris le soin de démontrer la faillibilité des entreprises humaines les mieux conçues. Dans la plupart de ses romans, Asimov s'est efforcé de laisser ses personnages entraînés par le déroulement des événements plutôt que de leur laisser contrôler leur destin. Aussi l'extraordinaire mutant qui manque de briser le merveilleux plan de Seldon n'est encore qu'une de ces incarnations de ce Destin que le tempérament slave d'Asimov semble prendre plaisir à introduire dans l'ensemble de son œuvre.

Bien que nous ne voulions pas causer d'ennuis à Asimov, il nous paraît curieux que personne aux USA n'ait songé à l'accuser de menées subversives, car cette trilogie semble devoir beaucoup, du point de vue sociologique, aux théories du matérialisme historique d'un certain Karl Marx.

Un auteur policier

Asimov montre un vif intérêt pour l'intrigue policière dans un cadre sociologique donné. Il est le seul à réussir le difficile mais passionnant mélange du policier classique et de la science-fiction. En France, nous en avons eu la confirmation lors de la publication des Cavernes d'acier. Le dernier ouvrage d'Asimov donne d'ailleurs lieu de penser que l'auteur semble s'engager de plus en plus dans ce domaine encore peu exploité qu'est celui du policier futuriste. Face aux feux du soleil est en effet un ouvrage où l'on retrouve les mêmes personnages que dans les Cavernes d'acier, aux prises avec un problème policier apparemment insoluble sur Solaria, planète située à de nombreuses années-lumière de notre bonne vieille planète Terre.

On doit d'ailleurs remarquer qu'Asimov, à l'opposé de la tendance actuelle de la science-fiction américaine, qui incline surtout à l'étude purement sociologique de la société future, parvient à concilier sa prédilection évidente pour les thèmes sociologiques avec son penchant pour le problème policier, ce qui lui permet de produire des ouvrages combinant ces deux courants intellectuels et offrant par là même un intérêt plus soutenu que certains des ouvrages de Pohl et Kornbluth, trop mornes et didactiques.

Un conteur fantastique

Fiction vous a déjà présenté quelques échantillons du talent d'Asimov dans cette redoutable spécialité. Vous pourrez d'ailleurs vous en assurer bientôt car de nouvelles short de l'auteur dans ce domaine sont annoncées aux USA.

Un humoriste

Si vous demandez à un “fan” américain le meilleur canular de science-fiction qui ait jamais vu le jour, immédiatement il vous citera l'article pseudo-scientifique écrit par Asimov en 1948 environ et intitulé "The endochronic properties of resublimated thiotimoline". Dans cet article, il démontrait fort sérieusement les propriétés bizarres de la thiotimoline, corps gras dont il prétendait, formules en main, qu'il voyageait dans le temps selon une équation périodique.

L'article parut dans Astounding et valut à Asimov plusieurs lettres de lecteurs intrigués lui demandant les processus de fabrication de la thiotimoline, ce qui lui permit d'écrire toute une série d'articles apparemment fort sérieux sur ce mystérieux produit. Mais le plus sensationnel de l'histoire fut qu'un certain nombre de chimistes eux-mêmes se laissèrent prendre à la mystification, ce qui nous indique le soin machiavélique avec lequel Asimov avait monté son coup.

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De plus, l'œuvre générale d'Asimov présente une certaine cohérence de lieu, d'action et de mœurs, et nombre de ses romans ne sont que les différents panneaux d'une vaste composition picturale de l'histoire de l'humanité future.

Pour s'en convaincre, il n'est qu'à s'en rapporter aux lois de la robotique édictées par Asimov dans son excellent recueil consacré aux robots : I, robot. Ces lois, nous en trouverons le rappel dans tous les autres ouvrages d'Asimov lorsque intervient un robot. Ce détail parmi tant d'autres amène à penser que cet écrivain si fécond nous donnera un jour les romans reliant les différentes époques du futur déjà écrites par lui. Ainsi, aurons-nous alors une série d'ouvrages qui pourront avantageusement concurrencer les cinq tomes de l'Histoire du futur de Heinlein.

En fin de compte, s'il est si difficile de “situer” Asimov, c'est qu'en réalité, par l'ampleur de ses récits comme par la substance de ses thèmes, il échappe à la dénomination restrictive d'écrivain de science-fiction pour atteindre à celle d'auteur d'utopies, au même titre que Wells et Huxley. C'est en ce sens que nous essaierons de définir son œuvre.

Les idées

On n'échappe pas à sa formation. Essayer de comprendre Isaac Asimov on négligeant le fait qu'il est un scientifique et plus précisément un chimiste, serait s'engager dans une impasse. Alors que la sensibilité (d'un Bradbury) ou l'imagination (d'un Van Vogt) constituent les armes essentielles d'un écrivain, Asimov a puisé dans la méthode scientifique une sorte de curiosité rationnelle et d'organisation des idées. Les êtres humains sont pour lui autant de molécules uniques, mais arrangeables à l'infini. Il n'y a pas dans les livres d'Asimov l'attitude du naturaliste détaché observant des êtres vivants, mais celle du chimiste qui prévoit des formules possibles et les essaye.

C'est pourquoi ni la psychologie, ni l'aventure, ni la poésie, ne sont du domaine d'Asimov. Il use de personnages, il se sert de son imagination, mais les premiers ne sont guère que des pions sur un échiquier où tout se trouve prédéterminé, et ses idées techniques sont rarement originales. En vérité il n'en a pas besoin. Il lui arrive d'user de l'aventure pour elle-même, lorsqu'il écrit sous le nom de Paul French, mais là n'est pas l'important. Le synapsifieur de Cailloux dans le ciel est une invention amusante, les intrigues sentimentales d'Asimov sont correctement menées et en accord avec les lois du genre, quoique rares ; mais ni l'un ni les autres n'ont de valeur propre ; ils ne sont là que pour fouetter l'intérêt du lecteur. Il ne s'agit que d'artifices. Pour lui faire admettre autre chose.

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[début probable de la partie due à GK]

L'homme n'intéresse Asimov qu'opposé à d'autres hommes ou collaborant avec eux ; en tout cas que dans la mesure où il a une signification historique.

La personnalité de ses héros est toujours mal définie, sauf en ce qu'ils ont de représentatif d'une civilisation ou d'une culture. De même, l'espace et le temps n'ont pas de caractère grandiose. C'est avec une extrême placidité qu'Asimov nous présente des empires s'étendant sur des galaxies entières ou se faisant et se défaisant au rythme des siècles. Il n'y a pas là matière à développements épiques. Ce sont seulement les conditions nécessaires et du reste remarquablement introduites de certaines expériences.

Si bien que les dialogues ou les actes des personnages d'Asimov sont extrêmement utilitaires. Ils agissent au service d'une cause, d'une idée, avec la précision de parfaits robots ; ils ne vivent guère pour eux-mêmes.

Ce n'est pas un hasard si un des thèmes favoris d'Asimov est celui du contact de deux mondes, l'un généralement puissant et tourné vers l'avenir, l'autre décadent et fermé sur son passé quoique assez riche encore pour apporter au premier un approfondissement nécessaire. Au-delà des intrigues, ce sont les idées fondamentales de Cailloux dans le ciel et des Cavernes d'acier. Et le problème est d'obtenir, de part et d'autre, la coopération, de transformer une opposition ancienne et latente en une harmonieuse complémentarité.

Dans les Cavernes d'acier, une Terre surpeuplée et confinée se trouve aux prises avec une civilisation de l'espace jeune encore et en pleine expansion. Même problème dans Cailloux dans le ciel, mais à l'étape suivante, si l'on veut ; la Terre, qui a été longtemps auparavant ravagée par une guerre atomique et qui ne peut plus nourrir que peu d'humains, constitue une sorte d'enclave archaïque au sein d'un empire galactique puissant. Dans l'un et l'autre cas existent des prétextes, des objets d'incompréhension particulièrement vifs, à propos desquels les esprits et les armes s'affrontent.

Il s'agit de robots dans les Cavernes d'acier : la civilisation de l'espace s'étendant sur des planètes neuves et à peine défrichées a besoin de robots, alors que les Terriens, sur leur monde surpeuplé, les considèrent avec méfiance et effroi comme une source de chômage et de misère. Et tout le malentendu vient de ce que les Terriens ne comprennent pas la place des robots dans une société où il n'y a que quelques milliers d'hommes par planète, et de ce que les Spatiens considèrent comme une routine intellectuelle et une apathie mentale la répugnance des Terriens à l'égard des robots.

La situation de Cailloux dans le ciel est pire parce que moins nette, et repose, parce qu'ancienne, sur un fond d'irrationalité et de légendes. L'empire galactique méprise la Terre parce que les Terriens lui semblent barbares et arriérés (ne mettent-ils pas à mort leurs vieillards ?), sans voir que ces coutumes brutales sont imposées par l'état pitoyable de la Terre. Et ce mépris empêche la recherche de toute solution concrète ; pire, ce mépris est devenu un mythe, et comme tel, il risque de se perpétuer à jamais. « Les Terriens », disent les Galactiques, « sont incapables de progrès, ils ont toujours croupi sur leur monceau d'ordures. » Qui, en effet, sait encore, dans la Galaxie, que c'est de la Terre qu'est partie la conquête de l'espace ? Et lorsque ce faisceau d'ignorance et de préjugés sera rompu, la situation se sera considérablement améliorée, la coopération sera devenue possible et le problème bien près d'être résolu.

Ce qu'Asimov a montré avec une particulière insistance, c'est que les fondements de telles oppositions, de tels malentendus, ne sont pas seulement politiques et économiques (encore que la surpopulation et la misère y tiennent un rôle) mais bien sociologiques, peut-être même religieux et raciaux. Le temps a transformé en dogmes des habitudes mentales. On saisit dès lors toute la portée de l'extrapolation : le contact violent de deux civilisations différentes dont l'une écrase et méprise l'autre, le tout se traduisant par des soulèvements et des répressions. Les exemples n'en manquent malheureusement pas dans le monde contemporain. Mais il est difficile de ne pas penser tout particulièrement au problème juif. La Terre de Cailloux dans le ciel n'est-elle pas une sorte d'immense ghetto, douloureusement isolé dans l'espace et conduit de ce fait à ressasser son passé et sa rancune ?

La solution que préconise Asimov est à la fois généreuse et évidente, quoique délicate. Coopération. L'incompréhension qui était de part et d'autre si lourde, peut faire place à une mise en commun des capacités et facultés différentes. Dès lors, la différence est moins une gêne qu'un facteur de progrès.

Cependant, les moyens et les buts sont, chez Asimov, bien techniques, trop techniques. Ils relèvent plus de l'étincelle qui dans l'eudiomètre fondra en une même vapeur d'eau les molécules d'hydrogène et d'oxygène jusque-là séparées et prêtes à exploser, que d'une profonde coopération. On préférerait que la Terre, dans Cailloux dans le ciel, apporte, en échange de la puissance bienfaisante de l'empire, plus une ancienne sagesse et une philosophie abstraite et réfléchie que des avantages politiques et cette machine à rendre les gens intelligents. Asimov semble penser que l'essentiel est de former, grâce à des méthodes techniques, des centres de “haute et basse pression” qui favoriseraient le développement de la science et de la production. Il est à craindre pourtant que des alliances fondées sur des intérêts ne soient bien fragiles, car les intérêts changent, et que la solution du problème ne soit qu'apparente.

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Or, il ne s'agit pas d'une lacune, mais bien d'un aspect cohérent de la pensée d'Asimov. Il insiste, sur ce fait que l'on peut agir sur l'histoire et sur les hommes au moyen de techniques, de gestes appropriés. Dans les Cavernes d'acier, un des héros calme une émeute au moyen d'une sorte de recette psychologique. On ne serait pas étonné de découvrir dans sa poche un manuel du parfait psychologue mécanicien avec énumération des points sensibles, des panneaux à dévisser et des tubes à changer. Qu'une telle forme de pensée vienne d'un pays où fleurit la “science des relations humaines” et bourgeonnent les “ingénieurs des âmes”, où une enveloppe scientifique ou numérique est nécessaire pour que votre interlocuteur vous prenne au sérieux, ne saurait nous étonner. Mais Asimov y rajoute, consciemment et intelligemment, du reste, un fond personnel considérable.

Ces hommes susceptibles d'être réparés, améliorés, transformés, ressemblent sans aucun doute possible à des robots. Mais il serait absurde de donner ici une nuance péjorative au terme de robot. Car les robots pour Asimov sont capables de devenir comme des hommes. Mieux même. « Pour vous, » dit une héroïne de I, robot, « un robot est un robot. Isolant et métal, électricité et positons. Fait de main d'homme et au besoin détruit par l'homme. Mais vous n'avez jamais travaillé avec eux. Vous ne les connaissez pas. Ils forment une espèce plus propre, meilleure que la nôtre. »

Aussi Asimov a-t-il développé avec une grande habileté un mythe tout à fait spécial et original du robot. Ce que d'autres auteurs placent dans le mutant, ou dans la créature d'un autre monde, à savoir leur idéal de l'homme, Asimov le trouve dans le robot, à la fois intelligent et humain, indépendant et soumis à la Loi, pleinement conscient et pleinement efficient, inaccessible aux névroses, mais non pas insensible. C'est une idée séduisante et propre à grandir l'homme que cette thèse d'un téléfinalisme de l'être fabriqué par l'homme, au-delà de l'homme. Cependant, elle ne nous convainc pas. Car si Asimov fait de ses robots quelque chose de mieux que ses hommes, il n'a guère fait de ses hommes, par l'abus des techniques du comportement, que des molécules. L'efficience, le sang-froid, la faculté d'adaptation sont à coup sûr de bien grandes qualités. Mais même en faisant abstraction d'un humanisme peut-être désuet et d'un anthropomorphisme vieux jeu qui affirmaient que nous étions seuls de notre espèce, nous ne pouvons nous empêcher de penser qu'il y a autre chose en l'homme, mettons une certaine gratuité, par exemple la différence entre le technicien et le savant. Les robots d'Asimov sont des techniciens parfaits, mais il n'existe pas parmi les hommes des techniciens aussi absolus.

Ce n'est pas que les êtres idéaux d'Asimov soient dépourvus de sens, de signification dans l'action comme ceux de Van Vogt. Non, ils sont capables de trouver dans le monde une source suffisante d'intérêt. La vérité se trouve pour eux dans la réalité. On peut l'atteindre, et on doit agir en conséquence, et parce que le monde est infini, on peut agir indéfiniment.

Mais ce monde nous apparaît comme singulièrement mécanique. Il ressemble surtout (et n'est guère plus compliqué) à une série de rouages, ou encore à un merveilleux cerveau électronique, que l'on peut étudier méthodiquement, en commençant à un bout, en suivant les engrenages ou les circuits et en espérant bien ne jamais arriver à l'autre bout, car que ferait-on alors ?

Ce qui manque aux robots d'Asimov, c'est peut-être la tentation. Sans entrer le moins du monde dans la métaphysique, il semble que si les êtres d'Asimov sont bons, c'est parce qu'ils ont été construits pour être tels, parce qu'ils obéissent à la Loi et que leur construction ne leur permet pas d'agir autrement. C'est la victoire définitive de la morale sociale sur l'éthique personnelle. C'est la liaison mécanique entre le monde physique et les réactions de l'individu.

Car, mécanique, ce monde l'est même lorsqu'il s'agit d'un monde d'humains. Et dans la série des Fondations éclate cette idée, consciente ou inconsciente, que l'homme est une sorte de Robot mal en point, abîmé, sujet à de périodiques fluctuations et qu'il est grand temps de réparer. Susceptible enfin d'investigations techniques au même titre qu'un cristal, ou qu'une étoile ou qu'un moteur.

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Par ailleurs, l'idée fondamentale des Fondations est que l'on peut prédire, au moyen d'une science appropriée, l'évolution d'une société si complexe soit-elle. Cela suppose que cette évolution est inéluctable, aussi inéluctable qu'une réaction chimique, et c'est une bien étrange chose que cette théorie pratiquement marxiste apparaissant sous la plume d'un écrivain américain par ailleurs attaché à la libre entreprise.

Idée passionnante à coup sûr, puis. qu'il s'agit d'appliquer à la sociologie les méthodes qui ont si bien réussi à la chimie organique. Mais, même on mettant à part le problème de la liberté de l'homme, il subsiste de lourdes difficultés dans le domaine de l'information et des probabilités (la théorie des jeux et l'économétrie l'ont bien mis en lumière). L'idée est typique du chimiste Asimov, qui n'est jamais si chimiste que lorsqu'il s'efforce d'être intellectuel. Mais elle est beaucoup moins fondée pour le statisticien ou pour l'économiste, qui font face aux réalités et qui savent que, même si le déroulement des faits est mécanique, nous ne possédons jamais assez d'informations pour prédire de façon générale et définitive.

Dire, par exemple, que la fixation d'un prix de revient dans une entreprise est une opération complexe, qui nécessiterait théoriquement la résolution de plusieurs dizaines d'équations linéaires, ou que le calcul du revenu national d'un grand pays est un problème absolument inextricable, dont la solution ne peut être qu'approchée (et il ne s'agit que de données de base), montrera peut-être qu'il faut une foi pour le moins inébranlable dans le futur pour pouvoir considérer la sociologie ou l'économie comme des disciplines qu'il serait possible de soumettre entièrement à une expression mathématique.

Peut-être une telle foi repose-t-elle sur une certaine méconnaissance des faits. Mais il importe peu. On ne demande pas à Asimov de prouver quoi que ce soit, mais de suggérer des idées. Et il s'acquitte de cette tache avec une très grande conscience des difficultés que cela implique. Il s'attache à réaliser des conceptions cohérentes et là est l'essentiel.

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Un chimiste n'a pas à être un utopiste. C'est pourquoi les personnages d'Asimov ont toujours l'allure d'axiomes et ses intrigues de démonstrations. Il y a là une méthode tenant de l'extrapolation mais surtout de la construction d'une maquette, d'un modèle, dont pourraient s'inspirer les économistes et tous les tenants de disciplines dans lesquelles il n'est pas possible de réaliser d'expériences.

Aussi bien le domaine d'Asimov n'est-il pas la littérature, mais bien la speculative fiction chère à Robert Heinlein. L'expression est à la fois explicite et précise. En ce sens, Asimov est peut-être un précurseur ; car il n'est nullement exclu qu'à l'action, à l'introspection et à la sensibilité, succède, dans les lettres, la spéculation. C'est un immense domaine dont les contours ne sont pas délimitables. C'est sans doute le paradis des intellectuels. Jusqu'à nos jours, le but de la littérature était la description la plus fidèle du monde au travers des yeux de l'homme. Peut-être peut-on trouver en des hommes tels qu'Asimov l'amorce d'un profond changement ; l'homme se détournant de son modèle et retrouvant en lui-même d'autres réalités dont les qualités sont différence et semblable rigueur.

Notes

GK, 2002 : les différences de style et de préoccupations permettent de préciser de façon presque certaine les apports respectifs des deux auteurs bien que le manuscrit n'ait pas été retrouvé. À Richard Chomet qui connaissait beaucoup mieux que moi la part non traduite de l'œuvre d'Isaac Asimov revient sans équivoque la première partie. La seconde, pourtant sans doute issue de nos discussions, porte très manifestement ma marque.