Chroniques de Philippe Curval

Jacques Bisceglia ; Roland Buret : Trésors du Roman policier, de la Science-Fiction et du Fantastique

Henri Delmas ; Alain Julian : le Rayon SF

catalogues bibliographiques, 1981 & 1983

chronique par Philippe Curval, 1984

par ailleurs :
la Liste, un plaisir solitaire

Les bibliothèques borgésiennes sont pleines de chausse-trapes et de tiroirs, de placards masqués et de miroirs pour multiplier les fausses perspectives de la culture. Elles sont aussi pleines de livres illusion, d'ouvrages érudits sur des livres qui n'ont pas existé. En revanche, on peut être sûr d'une chose : le bibliothécaire principal en connaît tous les titres et son rôle essentiel consiste à égarer le lecteur, à se perdre entre les lignes jusqu'à ce qu'il devienne à son tour un élément de la bibliothèque.

C'est un peu à ce jeu que se sont livrés, avec beaucoup plus d'innocence, Jacques Bisceglia et Roland Buret d'abord, Henri Delmas et Alain Julian ensuite, avec leurs listes présumées de bibliothèques de SF. Les premiers, en incluant le Polar et le Fantastique au catalogue, répertorient environ 25 000 volumes ; les seconds, en demeurant strictement dans le domaine SF, en recensent 11 000 (dont 1 Goncourt). Pourquoi 1 Goncourt ? S'agit-il dans leur esprit d'établir une distinction d'ordre sémantique entre le Goncourt et le roman ? Cela sous-entend-il qu'un auteur puisse se dire : « J'écris un Goncourt. » et qu'il imagine un genre d'œuvres fondamentalement différent dont nous ne soupçonnions pas l'existence ? Dans ce cas, si j'examine le Goncourt en question, je m'aperçois qu'il s'agit de Force ennemie de John-Antoine Nau, un roman de Science-Fiction de 1903. Science-Fiction et Goncourt seraient-ils synonymes ? Alors, pourquoi ne pas avoir libellé la phrase autrement pour valoriser d'une manière plus originale ce John-Antoine Nau dont visiblement les auteurs sont férus : « 11 000 Goncourts dont 1 roman ».

Si je pousse l'hypothèse jusqu'à l'absurde, c'est pour marquer combien l'art de la liste est difficile et comment son interprétation par ceux qui veulent communier dans le même plaisir solitaire est sujette à caution. Mais ne boudons pas notre attrait. Les deux ouvrages ne se présentent d'ailleurs pas comme une somme inamovible et leurs auteurs se proposent dans la mesure du possible de publier des versions ultérieures, corrigées et complétées. Aussi ne me livrerai-je pas à leur propos au jeu des erreurs comme il est usuel de le faire ; l'important, pour ces catalogues, c'est qu'il y ait une proportion infiniment plus excitante d'exactitudes que de fautes.

Trois entrées sont proposées dans ces deux volumes : par collections, par revues, par auteurs. Manque évidemment l'essentiel pour celui qui couve en secret un roman au titre déchiqueté par la mémoire dont il espère un jour retrouver les traces. Mais combien auraient alors coûté ces éditions dont les prix sont respectivement de 135 et 120 francs ?

Si le Bisceglia et Buret offre le libellé de chaque volume dans son intégralité et permet un recoupement auteur/titre fort agréable, je n'en dirai pas de même pour le Delmas et Julian. Ainsi, à Curval puis-je lire : RF 75. 100. PdF 280. 282. 305. 329. Fic 202 + 203 + 204. Mbt 509. J'Lu 595. 1020. 1258. PP 5006. 5054. 5079. A&D (28) in (36). (41). Dim (39). (43). TitSF 27. 42. Ce qui n'est absolument pas conforme à l'idée que je me fais du plaisir de la liste. Bien sûr, il est possible de retrouver les titres des œuvres en consultant l'entrée par collection, mais la tâche est fatigante. Heureusement, ceux qui n'ont pas eu la malchance de publier leurs livres sous un numéro, en particulier les écrivains plus anciens, ont la chance de se voir restituer leur plein droit d'expression poétique, ce titre sur lequel ils ont rêvé et fait rêver leurs lecteurs et qui demeure la jouissance exclusive de la liste. Ces réserves faites, venons-en à la dégustation. Je suppose que les vieux fanatiques doivent d'abord passer à l'acte manqué en recherchant avec fièvre les auteurs et les titres de Science-Fiction qui font défaut à l'ouvrage, par exemple la Relation du Cousin-Jacques dans la Lune par Beffroy de Reigny ou Dans la peau d'un autre d'Alphonse Allais, qu'on ne trouve dans aucun des catalogues. C'est indéniablement l'un des plaisirs immédiats et des plus vrais de la liste de détenir une information inconnue des bibliographes considérés alors comme des ennemis. Mais, à moins d'une érudition exceptionnelle, cet exercice ne saurait durer longtemps, car Bisceglia, Buret, comme Delmas et Julian, ne sont pas démunis et connaissent l'enjeu de leur travail.

L'amateur de Science-Fiction de plus fraîche date, à qui de vieux titres confits chez les bouquinistes n'évoqueront rien, se rabattra sur les publications plus récentes ; il cherchera à retrouver la piste de collections défuntes à l'époque où il débutait, ou vérifiera s'il possède bien tous les volumes d'une collection que son éditeur n'a pas voulu numéroter, si le titre peu connu de son auteur favori ne lui aura pas échappé. Bref, il rêvera à petit feu devant sa liste, se gorgera de désirs à assouvir durant les prochaines années. Le néophyte, lui, est peu préparé à recevoir un tel choc.

Les dizaines de milliers de livres de SF lui apparaîtront sans doute tels une redoutable et infranchissable muraille, la barrière d'outre-espace en quelque sorte ; et je doute que ces catalogues lui donnent de l'appétit avant de lui donner une indigestion.

Reste le rat de bibliothèque, l'universitaire, le fan à coucher dehors, le curieux de littératures marginales. Ceux-là sont habitués depuis longtemps à leur vice solitaire et l'apparition des catalogues ne leur apportera pas grand-chose, sinon de voir divulguer leur secret, cette bibliothèque imaginaire qu'ils couvent depuis l'enfance en cachette et que le Versins géant n'avait fait qu'effleurer. À peine trouveront-ils un léger réconfort à constater que Bisceglia/Buret, de même que Delmas/Julian, se sont efforcés de mettre des cotes aux livres épuisés. Ils savent bien, tous ces masturbateurs borgésiens, que la joie de découvrir qu'un volume en sa possession, acheté pour un prix modique, s'est valorisé, est sinistrement compensée par le fait qu'une telle évaluation du titre rare qu'ils pensaient acquérir pour quelques francs chez un ferrailleur ignare leur coupe la bourse et les ailes.