Chroniques de Philippe Curval

Dan Simmons : Hypérion

(Hyperion, 1989)

roman de Science-Fiction par nouvelles

chronique par Philippe Curval, 1992

par ailleurs :
Six personnages en quête du Gritche

Le charme des livres tient quelquefois dans l'aversion qu'on entretient d'avance à leur égard, dont les motifs inconscients s'avèrent erronés après lecture. Ainsi, Hypérion de Dan Simmons ne m'inspirait guère. Primé jusqu'à la gueule, emballé dans la nouvelle couverture d'"Ailleurs et demain" qui n'est pas attrayante, énorme pavé de surcroît, ce roman avait les vertus d'un repoussoir.

J'eus la joie d'y respirer une saine bouffée de vent solaire, propice au passage de l'hiver.

Hypérion ne prétend pas au statut de livre-univers, comme l'affirme le prière d'insérer, ni à celui d'œuvre majeure, comme semblent le croire mes confrères américains ; en revanche, c'est un excellent space opera que son auteur a pris un vif plaisir à écrire. Il n'existe pas de vrai lecteur de SF qui n'en soit avide.

Dan Simmons, “nouvelle-étoile-au-firmament-de-la-Science-Fiction”, ne s'est pas privé d'utiliser les bonnes recettes du passé pour y parvenir. Joignant au principe du récit fragmenté des Mille et une nuits, celui de l'exploration des stéréotypes, il a su pourtant éviter les lourdeurs de l'imitation. Bien sûr, on flotte parfois sur l'océan des réminiscences, où les alizés du déjà-lu enflent nos voiles. Mais, lorsque la houle de l'imaginaire exalte son inspiration, l'auteur atteint souvent à l'original. Surtout lorsqu'il se hausse à l'exercice de style et renouvelle habilement une thématique grâce à son art habile de la composition.

Grand spectacle en son stéréo et cinémascope, Hypérion n'a rien du roman étriqué ni du best-seller prétentieux ; il explore le xxviiie siècle avec une liberté de ton qui le dispute à la jubilation. Sept personnages en quête de vérité sont réunis sur une planète perdue des marges, pour confronter — en autant de récits moins un —, leur approche du Gritche, créature barbare et mystérieuse hérissée de lames et de mâchoires bioniques, dont le nom fait régner l'épouvante. Révérée par l'église des Templiers et protégée par les Tombeaux du Temps, cette entité constitue la seule énigme universelle dont la présence s'oppose à la toute-puissance de l'Hégémonie, à l'invasion des Extros, aux sournoises manœuvres des Intelligences Artificielles.

À travers cette enquête dont les prolongements politiques, philosophiques et religieux s'enracinent clandestinement dans cette société complexe, se dessine l'imagerie protéiforme d'un monde futur, révélateur de nos angoisses actuelles.

Ces six destins exemplaires qui se racontent sont en effet choisis pour composer un chant-canon où se répondent les protagonistes d'un avenir où tout est possible mais rien n'est encore vraiment permis, puisque l'Homme est assujetti aux fantasmes qui nous hantent : faillite des idéologies, dérégulation des États, abandon des valeurs traditionnelles, impuissance de l'individualisme, menace des technostructures, montée de l'Islam, et tutti quanti.

Aussi, la pertinence de ce récit à plusieurs voix vaut-il par la singularité de chacune. Il se trouve des temps forts dans Hypérion, comme l'histoire du père Lenar Hoyt découvrant la vraie croix imprimée dans sa chair ; celle de Martin Silenus, Verlaine braillard dont la fureur poétique finit par épuiser les mots ; de Sol Weintraub, dont la fille ne cesse de rajeunir après sa mission archéologique dans les Tombeaux du Temps. Ici, le style est vif, le ton juste, le caractère bien senti, l'imaginaire riche de trouvailles diaboliques, et le roman se hausse au niveau de ses aspirations. D'autres, comme celui du colonel Fedmahn Kassad et de son amante magique, ou de Brawne Lamia et de son Keats synthétique, qui s'appuient sur des trames plus classiques, s'opposent à la dynamique de l'ensemble.

Dan Simmons possède un métier capable de faire oublier ces défauts. Bien qu'épais et fragmenté, Hypérion se lit d'une traite et, la dernière page tournée, pose les questions qui troublent délicieusement l'amateur d'épopées galactiques. Dommage que la réflexion amène ensuite à trouver des failles logiques à la conclusion provisoire du roman. Nul doute que la Chute d'Hypérion, qui suivra dans la même collection, fournira des serrures aux clefs qui nous manquent.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 295, janvier 1992