Chroniques de Philippe Curval

Kim Stanley Robinson : la Côte Dorée

(the Gold Coast, 1988)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1989

par ailleurs :
la Nostalgie sera ce qu'elle est

S'il est une preuve de la pénétration insidieuse de la Science-Fiction dans la culture contemporaine, elle est hélas fournie par les textes qui abordent nos lendemains en termes de passé. Dans ce cas, la SF n'en constitue que le décor, un badigeon plus ou moins bien venu sur une certaine forme de roman traditionnel, basé sur la nostalgie. C'est un travers fréquent chez le créateur de contes philosophiques où la projection vers l'avenir, le merveilleux devient prétexte à ressasser. Il guette désormais l'écrivain de SF, soit qu'il verse dans le roman agraire, reniant d'un coup son engagement originel envers une problématique de l'imaginaire, soit qu'il subisse un effondrement fictionnel dû à l'âge ou au sens du commerce et produise des œuvres dont le label n'est plus conforme à l'idée dynamique qu'on s'en fait.

Prenons la Côte Dorée de Kim Stanley Robinson et passons le livre au scanner. L'action se déroule dans le comté d'Orange en Californie, au début du xxie siècle. Quoi de neuf aux États-Unis ? Un peu plus d'autoroutes, de surpopulation, de chômage, de drogues, d'ennui, de guerres sporadiques. Une mégalomanie du rêve américain atteint par le cancer. Rien de plus inquiétant pour Jim, Abe, Tashi et Sandy que les problèmes auxquels se heurtent la plupart des jeunes, aujourd'hui. Même chose pour McPherson, le père de Jim, tarabusté par son supérieur pour qu'il fignole des armes antimissiles de plus en plus sophistiquées.

Ce contenu ne serait pas décevant s'il servait métaphoriquement à éclairer le sujet proposé, l'avenir. Ou même, simple transposition de notre quotidien, s'il en offrait une vision profonde, originale, s'il le fouillait au bistouri pour en déterminer les maladies ignorées, en décrire les symptômes, inventer des modes d'intervention. Mais il dissimule à l'évidence le simple regard nostalgique de son auteur sur son adolescence.

Imaginez un éden. Enfin l'idée qu'on se fait d'un éden lorsqu'on a trouvé un lieu d'enfance où il fait toujours beau, où les oranges poussent au soleil, où l'on surfe sur les vagues du Pacifique. La Californie par exemple. Imaginez que le drugstore du coin se transforme en supermarché titanesque, que les filles se lassent de faire l'amour sur la banquette arrière d'une Chevrolet, que les salles de cinéma soient fermées, que l'herbe soit remplacée par des gouttes qu'on s'instille dans l'œil et que les paysages qu'on a tant aimés soient rayés jusqu'à l'infini par les viaducs des autoroutes, jusqu'à foutre en l'air votre vue sur la mer. Alors vous pourriez être pris un jour de nostalgie, comme Kim Stanley Robinson. Certes, vous n'auriez peut-être pas son talent pour mettre aussi brillamment en scène les personnages, sa culture pour user avec adresse des procédés littéraires les plus contemporains, son style aisé et son sens de l'action pour enfermer le lecteur dans une intrigue parfaitement ficelée, mais vous auriez sans doute envie de pondre un roman pour dire une fois de plus que la Californie ne sera plus ce qu'elle a été lorsque vous aurez vieilli.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 270, octobre 1989

Lino Aldani : la Maison-femme

nouvelles fantastiques et de Science-Fiction [réunies par Jacques Barbéri & Jacques Chambon ?], 1989

chronique par Philippe Curval, 1989

par ailleurs :

Chez Lino Aldani, le mal est moins profond. Si l'on choisit, comme c'est souvent l'habitude, d'aborder le recueil par le texte initial, on trouve chez lui le même regard que Kim Stanley Robinson dans une visite mélancolique au père, gardien du savoir paysan, réfugié dans un Fort Chabrol définitif contre la civilisation. Mais le choix des textes de la Maison-femme, alternant de pures nouvelles de SF comme celle qui donne son titre à l'ensemble avec des récits fantastiques comme "Mochuelo", introduit une plaisante ambiguïté avec des contes comme "Gestes lointains", "Babel", "Seconde naissance", où le surnaturel se teinte de symbolisme. S'il y témoigne souvent d'un enracinement nostalgique au passé et d'un certain conservatisme envers ses vertus, il y développe également un suave parfum de métissage entre les genres qui réveille l'appétit spéculatif. Certes, en comparant les œuvres d'Aldani avec celles de ses proches, Calvino et/ou Buzzati, le score est en la défaveur du premier. Le style très littéraire d'Aldani possède la fluidité des deux premiers ; il n'en a pas la modernité. Plus grave pour un auteur de SF, il n'en égale pas toujours l'invention.

Au contraire, si l'on se précipite sur l'avant-dernier récit, "une Virée à la plage", on découvre une petite mécanique de précision où le thème de SF est si méticuleusement adapté aux personnages et à l'intrigue qu'on se prend à rêver d'une anthologie idéale d'Aldani qui le placerait parmi les meilleurs écrivains du vieux continent en la matière. Ce qui lui donnerait peut-être l'ambition de traduire avec un même talent que celui de son traducteur, Jacques Barbéri, des auteurs de SF français en Italie. Ils y sont totalement ignorés, contrairement au reste de l'Europe.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 270, octobre 1989