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Vous êtes ici : Quarante-Deux Archives stellaires Philippe Curval Petite chronique de nuit 19

La petite chronique de nuit de Philippe Curval

Galaxie 148, octobre 1976

Ides… et autres, Magnus, les Soleils d'Infernalia, Xuensè, Futur antérieur, Dimension 5 & le Citron hallucinogène

Philip K. Dick : les Chaînes de l'avenir

Lewis Padgett: l'Échiquier fabuleux

Anthologie composée par Jean-Pierre Andrevon : Retour à la Terre 2

Michael Coney : les Enfants de l'hiver & Charisme

Indiscutablement, toutes les conventions de Science-Fiction ne se ressemblent pas. Celle de Liège, par exemple, ou je fus en juillet, se déroula sous le signe du bon enfant, du marginal, du francophone ; au lieu d'être le rendez-vous du essefbiz, elle fut celui des auteurs et du fandom. C'est-à-dire très exotique pour l'ignorant que je suis de toute cette activité parallèle, née de l'accouplement contre nature du duplicateur à alcool et du vice solitaire. Elle est apparue en France au moment où je n'écrivais plus de SF, mais des romans spéculatifs ! À cette époque, féru d'univers parallèles, je me consacrais aux œuvres de José Lezama Lima, Bioy Casares, Alejo Carpentier, Gabriel Garcia Marquez, etc. plutôt qu'aux fantomatiques fanzines de SF dont j'ignore jusqu'au nom. Ceci sans aucune intention de mépris ; simplement, j'étais dans une autre planète, d'atmosphère latino-américaine, attiré par une littérature qui continue aujourd'hui à être la plus riche du monde.

Cette ignorance me fut bien rendue car, malgré mon activité ancestrale d'écrivain de SF, de critique, aucun créateur de fanzine n'eut jamais l'idée de m'envoyer un numéro spécimen, ni même celle de me demander une nouvelle, alors que je me serais volontiers laissé convaincre. Bref, les fanzines et moi vivions en paix séparée, pour notre bien commun, chacun se livrant à son activité la plus ludique.

Je ne sais pas pourquoi, depuis le début de cette année, j'ai été submergé par un raz-de-marée. Chaque mois j'ai reçu un mot très affable de gens que je ne connaissais pas pour accompagner une revuette de plein vent. Très gentil, vraiment très gentil. Mais je restais sur ma réserve. Le paranoïaque que je suis n'a pas pu se sentir boudé pendant des années sans remâcher un certain dépit. La rencontre avec les fans, à Liège, qui ne s'était pas produite à d'autres endroits, m'a libéré. Et je me suis baigné dans le fandom — ça se décline : je fan, tu fanzines, il fandom. J'ai vu des collections fantasmagoriques de microzines, de parazines, de pseudozines, jalousement jaunies dans les alcôves d'adolescents. J'ai cédé à l'émotion. On ne peut pas avoir brûlé, volé, vendu plusieurs bibliothèques successives sans conserver un amour immodéré pour la chose publiée.

La question qui se pose alors est la suivante : « Les fanzines tirés à l'alcool sont-ils buvables ? ». J'y assimilerai ceux qu'on fait au stencil et même en offset pour ne pas introduire de ségrégation. Si vous le voulez bien, passons en revue les exemplaires qui me sont tombés sous la main et que vous ne connaissez peut-être pas, vous non plus, qui ne vivez pas au sein des frémissants cénacles de la Science-Fiction, qui ne faites pas partie de 20 ou 200 privilégiés qui peuvent se procurer, sans difficultés inhumaines, ces secrets « tirés à part ».

Tout d'abord, pour le sérieux du travail, pour l'ampleur de la tâche, un fanzine qui ne devrait pas longtemps rester dans l'ombre : Ides… et autres. Il ne s'agit pas ici de la production collective de quelques jeunes écrivains fous perdus dans les brumes de leur inconscient et qui se masturbent en se relisant — ce que j'estime indispensable pour faire quelques progrès — mais d'un travail véritablement encyclopédique, réalisé en équipe sous !a direction enthousiaste de Bernard Goorden. Tous ceux qui aiment la SF sans la limiter à d'étroites et sectaires contingences sont, par définition, curieux d'imaginaire, assoiffés de spéculation. Ils ne peuvent donc rester indifférents à cette exploration systématique du domaine qui leur est cher.

Ides… et autres propose une série de numéros spéciaux sur la Science-Fiction, le fantastique ou l'utopie, en Espagne, en Union Soviétique, en Italie, dans les pays flamands, en Allemagne, dans les pays de l'Est et d'Amérique latine etc. Dans ces publications, des nouvelles, surtout des nouvelles, et de courtes études, bien documentées. Le programme pour l'avenir me semble émoustillant, très éclectique. Il va du roman policier soviétique au fantastique catalan, en passant par la SF cubaine. Une revue à encourager d'urgence.

Magnus, dont le numéro 8 vient de paraître, est aussi un fanzine culturel. Il est dû à la tentative totalement mégalomaniaque d'un certain Éric Batard de couvrir par sa critique, et celle de quelques autres, tout ce qui paraît comme zines ou comme revues à travers le monde, en SF et en B.D. Il s'attaque aussi aux livres du Fleuve Noir qu'il doit seulement recevoir en service de presse, sinon pourquoi ne parlerait-il pas aussi des autres collections. C'est donc une mine de renseignements, tout aussi subjectifs que ceux de cette chronique, mais écrits sur un ton hypothétiquement neutre. De temps à autre, des déclarations d'une charmante naïveté, du genre de : « Je me suis nommé président de l'association des fans de SF pour faire la pige à Richard-Bessière qui s'est bombardé président de l'association des écrivains de SF. ». D'une manière générale, Magnus descend de plusieurs crans par rapport à Ides… et autres. Le fan a tendance à avaler, digérer la SF pour lui tout seul, à se fœtaliser sous l'apparence d'informer. Pourtant, ce newszine reste assez fascinant par la somme de textes que ses auteurs doivent lire pour le rédiger et par l'information véritablement “ethnologique” qu'il fournit sur son univers littéraire d'élection.

Les Soleils d'Infernalia, Xuensè, et Futur antérieur, qui sont respectivement lyonnais, belge et suisse, sont pour moi des exemples parfaits de ce qu'on appelle fanzine. Selon les cas, et dans les rares numéros que je possède, on y trouve des notes critiques, des informations, des études, des nouvelles, des poèmes, des textes-poèmes, des dessins et des articles sur des sujets qui n'ont parfois rien à voir avec la Science-Fiction. Ils sont surtout publiés pour la satisfaction d'une collégiale d'amateurs qui n'exige pas une dure sélection préalable. À mon avis, ces textes ne relèvent pas de la critique. Ce sont des écrits hâtifs réservés à l'intimité. Leur qualité ne peut s'évaluer en termes de bon ou de mauvais. Avant tout, ces fanzines sont créés pour permettre à chacun d'exprimer ses fantasmes. Comme je suis un fervent de l'activité onirique, il serait dérisoire de ma part de nier leur authenticité. Mais je ne connais rien de plus ennuyeux que les rêves des autres. Espérons qu'il surgira de ce bouillon de culture d'excellents produits de fermentation dont je fais ma consommation habituelle, des écrivains qui procurent l'ivresse.

Dimension 5, réalisé par l'un des deux organisateurs de la convention d'Angoulême, Jacques Rouveyrol, me paraît tendre plus directement vers un but : faire connaître des jeunes auteurs à publier d'urgence et fournir une documentation solide sur la SF. Il y a ainsi dans le premier numéro une nouvelle de Jean-Paul Laselle, "Un Parfum de violence", qui, malgré son abord convulsif, révèle un sens de l'écriture et une originalité thématique qu'il serait dommage de négliger. Quant au texte sur "l'Histoire de la SF", de Brian Aldiss, il donne envie de lire l'original. On sent ici le désir d'atteindre un public et ce désir est soutenu par une réflexion. Ce n'est pas exactement le même cas pour le Citron hallucinogène, de Bernard Blanc, qui, avec ses tracts publicitaires sur "le Refus de la vaccination" ou "Tout sur l'élevage des chèvres" offre un contenu de qualité variable. (Dans le cas où ses appels porteraient leurs fruits, je ne souhaite pas à Bernard Blanc de s'occuper de la réinsertion de dix millions de citadins désireux de s'occuper de l'élevage des chèvres, sans vaccination préalable). Pourtant, par certains aspects, il me paraît dépasser le statut de fanzine pour atteindre celui de revue de SF. Pas une revue de SF marginale puisqu'on trouve au sommaire Andrevon, Walther et Dominique Douay, plus Olivier Martin et Christian Vilà, les jeunes qui montent. Côté dessin, Volpy et Macedo. Tous très en verve dans ce numéro spécial “Nouvelle Science-Fiction française”, qui est bien haineux, bien enragé, bien engagé, bien érigé. Il vous crache à la gueule son désir de vous arracher les tripes au nom de la sacro-sainte paix universelle. À part Douay et Walther, les textes manquent un peu d'humour, un peu d'idées, au profit de la seule hargne. Quant à Macedo, comme d'habitude, il exprime surtout une consternante débilité au service d'une idéologie mystico-fasciste. Holà, anars, sortons nos drapeaux noirs ! Mais je ne voudrais pas conclure sur un ton hystérique. Pour susciter l'intérêt, il y a deux solutions pour le fanzine : soit informer comme Ides… et autres, soit tenter de foutre le feu, à la manière du Citron hallucinogène.

Après ce petit tour d'horizon très sommaire des publications parallèles, sur lesquelles il y aurait peu d'autres choses à dire, passons aux éditions consacrées.

Le "Masque SF" continue à publier des Dick ; vérification faite, il s'agit d'œuvres authentiques, mais le stock diminue. Après avoir pressuré van Vogt, épuisé Dick, les éditeurs se décideront-ils à innover ? Même pour les écrivains que j'aime le plus, il est parfois bon de laisser certains de leurs textes dans l'ombre, simplement pour en évoquer le mystère. Un collectionneur satisfait ne peut être un collectionneur qui possède tout. Sinon il en vient à constater son inutilité par rapport à sa collection. Que fait-il alors ? Il jette le tout à la poubelle pour recommencer, ou se suicide.

Le problème posé par les Chaînes de l'avenir, de Dick, est très simple : vaut-il mieux s'accrocher au premier idéal venu et s'y tenir quelles que soient les circonstances ou, au contraire, aborder la vie sans idées préconçues et s'adapter progressivement ?

Pour Jones, le voyant, les choses sont limpides. Il perçoit l'avenir collectif de l'humanité un an à l'avance. Quand il saura que d'inoffensifs extraterrestres envahiront bientôt notre planète, il en profitera pour prendre le pouvoir, grâce à la fièvre religieuse qu'il saura communiquer aux humains.

Pour Cussik, un adepte du Relativisme, cette doctrine philosophique née des derniers spasmes du cataclysme qui a ravagé la planète, le problème est plus complexe. Pour lui pas de vérité avant-dernière. Tout peut se modifier si l'on empêche les faits de s'enraciner dans la mémoire. Mais quelle parade trouver devant qui connaît les moindres détails de votre futur ? Le duel inégal s'engage entre Cussik et Jones. Les Chaînes de l'avenir ne laisse pas indifférent ; l'histoire est un peu torturée, houleuse, mais plutôt moins que dans certains grands Dick. Les itinéraires des adversaires sont assez schématiques, linéaires, ce qui confère à ce roman un suspense techniquement réussi, sans sécréter cette bouleversante impression de malaise, inhérente aux œuvres majeures. Donc un roman bien fait, original dans son thème, avec des apothéoses dickiennes — le passage où Jones prend le pouvoir après avoir évité la mort qu'il savait devoir éviter, est d'une ténébreuse beauté. La question ne se pose pas, les Chaînes de l'avenir est à lire au même titre que les autres Philip K. Chez lui, contrairement à d'autres signatures, ce n'est pas le nom de l'écrivain qui donne du poids à l'œuvre, c'est son génie.

J'ai toujours aimé Lewis Padgett, peut-être parce que ce pseudonyme est celui d'un couple et que je me suis toujours fait une fête de la monogamie, apanage des grands prédateurs. Également parce que l'œuvre de Padgett m'a souvent semblé supérieure à celle de Catherine Moore et d'Henry Kuttner, prise séparément. La sortie de l'Échiquier fabuleux, chez J'ai Lu, m'a comblé. Voilà la Science-Fiction que créaient les écrivains des années 50. Pour moi, qui ai vieilli avec elle, cette littérature n'a pas pris une ride. Non que je prêche le retour à cette SF-là, mais je soutiens que sa part de création est déterminante dans ce qu'il est convenu d'appeler la fiction spéculative. Elle s'affirmait déjà en grande partie dans des œuvres comme l'Échiquier fabuleux. L'impression de dépaysement provoquée par le récit, le sentiment que toutes les énigmes judicieusement superposées suscitent progressivement le trouble et le déséquilibre, sont renforcés par le tour de passe-passe logique qui va tout remettre en question. La solution la plus absurde et la plus inimaginable possible servira de conclusion à tous ces avatars. On se laisse absorber par le doute pour ressortir de l'autre côté du miroir, là où Lewis Padgett a découvert les clés du nonsense.

C'est dans cette Science-Fiction différente que les apparences et leurs pouvoirs ont été mis pour la première fois en question ; c'est dans les années cinquante que des romanciers comme Lewis Padgett se sont demandé si la pensée ne pouvait pas être autre chose qu'une méthode d'appréhension et de discussion de la réalité, si elle ne pouvait pas la tester, la passer au crible, au besoin la nier pour la métamorphoser, la transformer, la nier.

Dans l'Échiquier fabuleux, les deux dernières grandes nations du monde s'affrontent depuis des dizaines et des dizaines d'années dans une guerre indécise. Curieusement, le gros de la population mène une existence plus sûre et plus heureuse qu'avant l'ouverture des hostilités. Tous les belligérants sont faits de métal, la guerre est entièrement automatique.

Pourtant, un jour, l'une des nations découvre une équation qui perturbe les fondements même de la logique. Pour survivre, l'autre nation doit découvrir l'équation et surtout découvrir la contre-équation. Mais les chercheurs deviennent fous.

« Dans certaines circonstances disons qu'une pomme tombe. Dans d'autres, elle s'envole… dans ce cas, la loi de la gravitation est remplacée par un paramètre arbitraire mais conforme à la vérité… Le technicien ordinaire considère certains faits comme évidents ; la loi de la gravitation par exemple. Ou la transmission de la chaleur selon la loi de Carnot. S'il plonge les deux mains dans l'eau bouillante et s'il se brûle la main droite alors qu'il se gèle la gauche, il cherchera refuge dans la folie. Son intelligence n'a pas assez de plasticité pour intégrer une nouvelle collection de vérités variables. »

Quel est l'être humain que les habitudes culturelles n'ont pas suffisamment sclérosé, capable de résoudre cette difficulté suprême posée par l'équation métaphysique ? Dans ce jeu avec l'impossible où Padgett s'essaye à définir la contre-logique avec les mots de tous les jours et où l'absurde sert de fil conducteur au scénario de l'invraisemblable, c'est du sort de notre réalité qu'il s'agit. Peu à peu les schèmes se vident de sens, les mots de leur contenu. Ce qu'il est convenu d'appeler l'univers perd son intangibilité pour devenir malléable, protéiforme. Il suffit de quelques nouveaux paradoxes pour lui donner une nouvelle forme, indéfiniment variable. Padgett ne se prive pas de décliner la pluralité des possibles. L'Échiquier fabuleux est un des plus beaux exemples d'humour métaphysique que je connaisse.

Voici que Retour à la Terre, l'anthologie dirigée par Jean-Pierre Andrevon s'officialise et qu'un second tome de Savoie (non, Grenoble est dans l'Isère) succède au premier. Cette fois, tous les participants n'ont pas traité un thème unique comme dans le premier volume, et d'ailleurs cela ne leur était pas demandé. Andrevon a simplement proposé à ses co-auteurs de parler de la Terre de la façon la moins terre à terre possible, plutôt fer contre terre. Cette série s'annonce maintenant comme un pamphlet permanent puisque Retour à la Terre ter est annoncé. Mais voyons le bis. Plutôt du bon pain : cette rafale de calembours est destinée à vaincre ma timidité devant ce sommaire impressionnant ; presque tout l'aréopage de la SF française y est représenté (sauf Daniel Walterre).

Michel Jeury frappe d'emblée avec une belle nouvelle idéaliste et paysanne, une sorte d'exercice de style sentimental sur le mythe de la sécheresse. Le sujet d'"un Jour torride" n'est pas exceptionnellement nouveau, mais il est emporté par un souffle lyrique, aidé par une écriture très serrée. C'est une autobiographie de la forêt, des herbes, de la glèbe dans l'attente de la pluie. Pour moi, il a une signification très précise : en s'isolant de ce qui nous entoure pour mieux le découvrir, avec infiniment de lenteur, de précautions, l'homme développe son aptitude au bonheur.

"Timeo Danaos", de Jan de Fast, est écrit proprement. C'est une satire, sans grande originalité, mais sans vulgarité.

"En attendant la marée", de Joël Houssin, est une méchante variation sur le monde vert du tome 1. Un misanthrope schizophrène sécrète sa vengeance dans sa coquille spatiale et la voit s'accomplir en jubilant. Ici, Houssin abandonne complètement le style qui fit la force de Locomotive rictus, pour traiter sa nouvelle dans une écriture limpide, classique, acide, pour tout dire post-néo-sternbergienne.

Jean-Pierre Andrevon, avec sa rage concentrée sur la destruction de l'humanité, s'inscrit dans le recueil en arthropode moraliste. Dans ce film choc de la dernière expérience destinée à provoquer la fin décisive de l'Homo imbecilus, il fait preuve d'une maîtrise technique saisissante. À force de ressasser son thème d'élection, il parvient à en renouveler le concept. Son verbe somptueux et sa phrase charnue nous feraient presque oublier qu'il est un tantinet misanthrope.

La nouvelle de Georges W. Barlow est remarquable. Dans "les Dragos", la complexité de l'intrigue, le mélange de plusieurs thèmes écopolitiques sans morale manichéenne sont habilement soutenus par un récit fluide, mais incisif.

Dominique Douay, avec "Suicide d'une pop star", s'affirme comme un professionnel irréprochable. Dans cet opéra pop de la meilleure cuvée, il joue de l'écriture avec une grande maîtrise. On se demande seulement si ce talent est mis au service du désir d'exprimer le vrai Dominique Douay, ou si Dominique Douay s'efface derrière son style. À suivre.

La nouvelle de Philip Goy, "Retour à la Terre, définitif", est la plus belle, la plus dérisoire, la plus tragique du recueil. La déformation jusqu'à l'absurdité de la passion, l'insoumission au temps poussée jusqu'au ridicule, expriment sans doute la difficulté humaine de se dépasser biologiquement, afin de devenir le mutant qu'il espère devenir.

Bernard Mathon nous donne une sorte de conte philosophique où l'auteur se regarde écrire de la SF en évitant d'en faire. Ce jeu de clins d'œil n'est pas assez travaillé pour convaincre. Dommage car il y a une quantité d'excellentes idées dans "Tivi et les autres".

Il est difficile de reconnaître dans la nouvelle de Daniel Drode l'extraordinaire écrivain qui anima l'histoire de la Science-Fiction française grâce à un livre, Surface de la planète. Mais, sans doute, suis-je si sévère parce que j'attendais un chef-d'œuvre pour son retour.

Avec "un Problème pour Buffalo Bill", Patrice Duvic s'affirme, au contraire, comme le plus original auteur de ce recueil. Son texte, authentiquement non-conformiste, violent et sarcastique, nonchalant aussi, attire l'attention sur l'un des problèmes les plus cruels de notre monde contemporain : celui des derniers Indiens d'Amazonie. Par un Cendrars qui aurait lu Lévi-Strauss.

Conclusion sans réticences, cette anthologie est d'une grande qualité littéraire. Pourtant, cette insistance, ce ressassement de fin du monde, par surpopulation ou dépopulation, si elle donne une grande unité à Retour à la Terre 2, lui confère aussi ses limites. Je crois qu'il faut considérer ce recueil comme une sorte d'achèvement thématique qu'il serait dommage de voir s'achever en impasse.

Pour terminer, passons à la guerre des Coney. À ma droite, les Enfants de l'hiver, chez Albin Michel ; à ma gauche Charisme, chez Calmann-Lévy. À vrai dire, il n'y a pas de combat du tout, tant les œuvres sont différentes, au point qu'elles ne semblent pas avoir été écrites par le même auteur. Et cela n'est pas dû à la traduction, qui est bonne dans les deux cas. Au niveau de la couverture, match nul entre les amibes psychédéliques de la collection "Dimensions" et la décalcomanie évanescente sur le médiocre métal de "Superfiction". Un point, par contre, pour Albin Michel en ce qui concerne sa typographie très soignée et son papier, de qualité ; Calmann-Lévy offre les mêmes avantages, mais pour plus cher.

Passons donc au vif du sujet : toute la première partie des Enfants de l'hiver est d'un classicisme sans grande invention. Il aurait fallu un Jack London de la SF pour traiter du thème de la Terre envahie par une nouvelle glaciation. Ici, Coney, terne, remplit patiemment son devoir de Ballard et le lecteur glisse en traîneau sur les pages ensommeillées. Puis, au milieu, quelques coups de théâtre l'éveillent en sursaut, ce qui lui permet d'atteindre la fin. On y découvre comment l'horrible faculté d'adaptation de l'homme l'entrave à jamais aux territoires qu'il croit avoir conquis.

On s'étonne en passant de ce petit roman d'aventures sans grand intérêt à Charisme, œuvre complexe, fouillée, où les notations psychologiques, le climat littéraire sont d'une grande envolée. Car un an seulement sépare ces deux ouvrages.

Charisme ressemble à un cauchemar d'insomniaque qui visualise les mêmes séquences, analyse les mêmes événements, les mélange, les brasse, les interprète différemment. Mais la géométrie particulière du rêve le ramène constamment à ce point de convergence intolérable où il est nécessaire de se réveiller si l'on ne veut pas mourir d'effroi.

Ce très beau roman sur les univers parallèles… (quand je vois certains critiques affirmer d'un ton désinvolte et blasé : « Encore une resucée de ce vieux thème », je bondis de fureur. Comment peut-on se brider l'imagination par autant de bêtise ! Avec le temps et les paradoxes temporels, c'est une matière à spéculer des plus inventives, des plus vastes qui soient ! Elle suscite des milliers d'interrogations qui peuvent être reprises par des milliers d'écrivains dans des millions de romans sans parvenir à épuisement ! Alors, de grâce, pauvres êtres sans folie fermez vos clapets mécaniques !)…ce très beau roman sur les univers parallèles, dis-je…(ces mêmes critiques ne s'indignent pas qu'un romancier asthmatique s'attaque pour la milliardième fois au problème du couple et de l'amant, ils appellent ça de la littérature)…Charisme, donc, traite du problème de la fatalité et du destin à travers le foisonnement de l'espace-temps.

Existe-t-il un univers et une époque où des hommes auraient influé directement sur les événements, sans qu'on puisse mettre en doute leur capacité à gérer leur destin ? Comment chercher ? Comment trouver ? Car, et c'est en cela que ce roman de Coney est singulier, les personnages de Charisme, Suzanna, Maine, Mellors et les autres, perçoivent rapidement qu'il existe des univers parallèles, connaissent le moyen de passer de l'un à l'autre et de voyager dans le temps. Mais tout les ramène vers ce lieu et ce moment unique où semblent vouloir se nouer leurs vies, car leurs doubles, ailleurs, les y contraignent. L'histoire se perpétue, identique, inéluctable ; comme si, en agissant dans notre monde, nous pesions sur l'existence de nos échos répartis sur les pelures d'oignon de l'univers. Les personnages que nous aurions pu être nous obligent-ils à devenir ce que nous sommes ? Et pouvons-nous changer notre sort en choisissant une autre éventualité ? Telle est la question que se pose Coney et à laquelle il répond avec un lourd pessimisme.

Ce qui fait le poids de Charisme, sa densité atmosphérique, doit beaucoup à la description hyperréaliste du petit port de Cornouailles où se déroule l'action. La présence corrosive de l'Atlantique, des vagues, des rochers, des varechs à marée basse, l'ambiance de station de plaisance hors-saison confèrent au roman, aux personnages, une épaisseur poisseuse qui ajoute subtilement à la qualité de l'œuvre.

Roman passionnel, Charisme est soudain traversé par une foudroyante scène d'amour au cœur de la tempête. Puis, dans la lumière ambiguë des derniers éclairs qui zèbrent la mer et l'horizon, tout s'éteint, tout s'apaise. Mélancolique adieu à l'impossible permanence de l'union paroxystique entre l'homme et la femme.

Je dois terminer cette chronique, sinon elle va déborder. Il me reste quelques lignes pour lancer un remerciement ému à Monseigneur Lefebvre. Sa lutte pour le retour de la soutane va peut-être me permettre de lancer enfin la L.R.A., cette ligue pour le renouveau de l'anticléricalisme que je m'apprêtais à fonder afin d'en devenir le trésorier. Les ouvertures à gauche du dernier concile m'en avaient frustré. Et vive le marxisme mandrakiste !