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La petite chronique de nuit de Philippe Curval

Galaxie 135-136, août-septembre 1975

Le Citron hallucinogène nº 5

Ursula K. Le Guin : l'Autre côté du rêve

William Rotsler : Maître des arts

Stanisław Lem : Mémoires trouvés dans une baignoire

[Anonyme] : l'Épopée de Gilgamesh

Dans un premier temps, j'ai eu envie de commenter largement le congrès d'Angoulême, parlant des organisateurs qui avaient perdu leurs invités dans les ruelles médiévales de la ville, du chassé-croisé des lecteurs et des auteurs qui souhaitaient éperdument se rencontrer, mais qui n'y parvenaient pas faute de lieu prévu à cet effet, des interminables projections de films fantastiques de second choix dans un but exclusivement lucratif, des contestataires désireux de contester systématiquement, même ceux qui étaient probablement de leur bord…

Tout cela, aujourd'hui, me paraît un peu vain. C'est pourquoi, contemplant avec mélancolie la médaille de céramique qui m'a récompensé, j'ai décidé de saluer cordialement cette petite fête de la Science-Fiction et de remercier ceux qui ont prodigué leurs efforts pour sortir les sept numéros de leur revue éphémère Popilius, seule trace visible de cette convention qui s'éloigne dans les mémoires.

Il faut se faire une raison, en France, il n'y a pas de vrais fans. L'espèce a été inventée ailleurs et toute l'erreur repose sur l'idée que ces fans, qui n'existent pas, pourraient recréer l'ambiance d'une convention de SF anglo-saxonne. Dans notre pays, on ne rencontre que des lecteurs ou des auteurs sans œuvre. Ces derniers, marris de ce que les lecteurs n'aient pas lus les livres qu'ils n'ont pas écrits, boudent ou critiquent âprement les œuvres des autres. Les lecteurs passionnés ne s'intéressent guère à regarder Alain Dorémieux et Boris Eyzickman faire quelques pas de top dance sur la scène du casino municipal, ni à se précipiter sur John Brunner ou Ian Watson pour leur arracher un fragment de veston, comme aux U.S.A. En France, les amateurs sont réservés et ironiques, même si couvent en eux les grands feux de l'imaginaire. Il ne faut pas les prendre pour des gamins en mal de rencontrer des idoles. Ce qu'ils désirent, ce sont des échanges en profondeur, pas du spectacle de foire. C'est pourquoi il ne faut pas nous attendre à participer à des conventions de SF qui ressembleraient à n'importe quel con ; d'ailleurs, nous serions systématiquement déçus.

Néanmoins, il me reste à souhaiter, pour l'année prochaine à Metz, qu'un effort soit fait afin de faire connaître la convention nationale dans toute la France. Durant celle d'Angoulême, j'ai eu beau chercher dans tous les journaux, quotidiens, hebdomadaires, mensuels d'une audience assez large, j'ai eu beau écouter les postes centraux ou périphériques, regarder les trois chaînes à la fois grâce à mes trois yeux panoramiques circulaires, je n'ai rien vu, je n'ai rien lu, je n'ai rien entendu sur le congrès angoumoisin. Une sorte de record du silence après le tabac fait autour de la convention du cinéma fantastique à Paris, une sorte de performance au moment où le moindre journaliste, le moindre commentateur est à l'affût des nouvelles de la SF, enfin et malheureusement peut-être, sur le point de devenir à la mode !

Vous n'avez qu'à le constater, deux nouvelles revues en mai, Argon et Chroniques terriennes, deux revues de bibliothèques en juin, Dédale et Univers. La Science-Fiction ressemble à un baba au rhum bien juteux, tout le monde en veut sa part.

Je décernerai les bravos du mois (de mai) au Citron hallucinogène nº 5, qui vient de publier in extenso le débat du premier congrès national de Clermont-Ferrand. Il n'y manque rien, pas le moindre lapsus pas le plus petit borborygme, pas le moindre mot — ou bien, s'il en manque un, c'est qu'il n'était pas audible sur la bande. C'est un débat à lire à haute voix plutôt qu'à déguster dans l'intimité. Je dirais même que c'est un débat à déclamer tout seul dans sa chambrette, en imitant tour à tour les voix des protagonistes. C'est un modèle du genre dans le genre débat sur la SF ; tous les grands thèmes y sont plus ou moins bien traités selon l'humeur du moment, tous les grands gags classiques y figurent (définition de la SF, pourquoi les auteurs de SF écrivent-ils de la SF ? La SF est elle politique ? Etc.). Tous y sont éludés avec un certain tact. Bref, c'est un prototype parfait qu'il sera difficile d'égaler à l'avenir. Je propose de le commercialiser tout de suite. Je demande, pour les conventions de l'avenir, qu'une troupe de comédiens professionnels en donne une représentation. Ainsi pourra-t-on peut-être éviter des prestations similaires afin de parler, entre nous, de problèmes beaucoup plus importants comme : quelle différence y a-t-il entre fantastique et Science-Fiction ? Ce sont des sujets dont il faut discuter dans un café, autour d'un verre, pas dans une grande salle, on pourrait nous entendre !

Passons plutôt de l'Autre côté du rêve avec Ursula Le Guin, c'est un voyage de choix que vous offre la compagnie des fusées-lits Marabout.

« Que fera la créature marine sur le sable sec exposée à la lumière ? Que fera l'esprit, chaque matin, en s'éveillant ? » Ursula Le Guin se le demande, les rêves sont-ils la main droite de la nuit, ont-ils un pouvoir sur la réalité ?

Comme je suis obsédé depuis trois ans sur les rapports du rêve et de la réalité puisque j'écris un roman sur ce thème, j'ai sauté sur celui d'Ursula pour voir s'il ressemblait au mien. Épatant de voir que l'imagination des écrivains de SF semble infinie, exaltant de vivre une aventure tout à fait différente qu'un autre auteur en partageant pourtant la même chambre, le même lit, mais en voyageant dans un autre rêve.

Tout d'abord, le décor : celui de l'Autre côté du rêve, Ursula le connaît bien. C'est Portland où elle habite. Minutieusement transposé dans un avenir terriblement pollué, il acquiert une vérité supplémentaire. Ce souci de réalisme possède une vertu de dépaysement supplémentaire, remarquable facteur d'évasion. En quelques touches justement senties de son univers quotidien, Ursula nous entraîne insidieusement dans celui de ses fantasmes.

Surpopulation, médics, carte de pharmacie, l'individu est étroitement surveillé. Le héros du livre n'y échappe pas. Surtout depuis le jour où il commence à penser : « Je suis en train de vivre un cauchemar dont je m'éveille parfois durant mon sommeil. » Il consulte un onirologue, Haber. Celui-ci l'hypnotise et surveille son électroencéphalogramme : « Ses caractéristiques ressemblent un peu à celles d'un effet qui a été observé sur les E.E.G. des personnes faisant un certain travail : un travail créateur ou artistique, comme peindre, écrire des vers, ou même lire Shakespeare. ».

À partir de cette donnée de départ à caractère logique, Ursula Le Guin nous entraîne dans une vertigineuse histoire où la réalité perd peu à peu de sa substance. Les raz-de-marée du rêve changent soudain l'apparence de notre vie quotidienne. Mais la mémoire n'en conserve que des traces confuses. Si la réalité sociologique et politique est brutalement modifiée, l'être humain tente aussitôt de se raccrocher à cette nouvelle version de son univers, à moins, comme le suppose Orr, qui est lucide car il est le seul à être témoin de la transformation, que ce nouveau monde existe, mais ne soit pas réel : « Nous sommes tous morts, et nous avons détruit le monde avant de mourir. Il ne reste rien. Rien que les rêves. ».

Mais alors, si le monde où nous vivons n'est fait que de rêves et s'il y a des gens capables de les transformer, ne peut-il exister une dictature des rêves, n'y a-t-il pas des groupes politiques qui cherchent à faire vivre l'humanité dans des sociétés spécialisées ? N'y a-t-il pas des individus qui cherchent à s'emparer de cette fausse réalité pour la façonner à leur image, pour en faire le champ clos de leurs fantasmes ? A-t-on le droit de modifier le paysage mental des autres, même si l'on croit œuvrer pour le bien de l'humanité ?

C'est à ces étranges questions qu'Orr va tenter de répondre. Mais en a-t-il les moyens ? Non, il est prisonnier de cette société, il est victime de l'onirologue qui le soigne et qui commence à se douter des réels pouvoirs de son malade. Sur ce thème extraordinaire, Ursula Le Guin a bâti un roman de haut niveau dont la traduction d'Henry-Luc Planchat respecte l'excellente qualité littéraire. Ce que j'aime particulièrement chez cet auteur et qui m'avait déjà séduit dans la Main gauche de la nuit, c'est ce pouvoir de rendre sensible l'invisible, de visualiser l'insaisissable qui en fait un des meilleurs représentants de la jeune génération américaine. Il y a tant d'écrivains qui se contentent d'enfermer leurs concepts dans de pauvres mots inventés et croient qu'il suffit d'écrire « il se struppa dans le groumph » pour que nous soyons transportés immédiatement dans un univers différent, qu'il est important de saluer ceux qui savent traduire l'imaginaire avec des mots de tous les jours. Et, contrairement à ce que peuvent croire certains, il n'y a pas de formule secrète pour parvenir à cet art d'écrire de la Science-Fiction : il suffit de puiser au plus profond de sa sensibilité, il suffit de s'acharner à vouloir restituer, avec le langage dont nous disposons, les paysages intimes que les strates du rêve y ont déposés pour faire passer le frisson du doute entre les épaules de l'inquiétude.

Et Ursula joue de son pouvoir évocateur en véritable virtuose ; elle exploite toutes les possibilités que lui offrent les données de départ de son roman avec beaucoup d'intelligence. Dans ce petit précis des mathématiques du rêve où les joueurs d'échec de l'onirisme exploitent la virtualité, il n'y a pas une fausse note, les pions sont avancés à coup sûr jusqu'à la fin de la partie qui surprend un peu par son optimisme, soudain plaqué sur du lugubre.

Mais, comme l'a écrit Victor Hugo : « Le rêve est l'aquarium de la nuit », et chacun peut y voir passer les poissons solubles qui le hantent.

Et voici, maintenant, qu'il nous faut parler du bouquin le plus déroutant de la saison, Maître des arts, de William Rotsler. D'abord, qui est William Rotsler dont le nom apparaît soudain au fronton de la collection "Anti-mondes". Un dessinateur, peintre, photographe dont l'enfance a été bercée par les bandes d'Alex Raymond. Redoutable initiation à la SF. D'où sort ce Maître des arts ? D'une nouvelle dont le succès a été tel qu'elle parut en même temps dans cinq anthologies durant la même année, nous apprend le prière d'insérer.

Quand un roman sort d'une nouvelle, on aborde l'œuvre avec l'irrésistible envie de découvrir le récit initial. Et puis, foin de cette enquête imbécile, on se dit que ce roman forme un tout, que la fin est aussi remarquable que la première partie, que l'auteur y aborde un thème réellement original, même si le milieu n'est qu'un honnête space opera de qualité standard. Cela dit, et pour rester fidèle à l'esprit de cette chronique qui peut à tort apparaître comme systématiquement laudative, parlons de ce qui nous intéresse, c'est-à-dire de ce qui fait la valeur de Maître des arts. Je crois qu'il y a encore tant d'adversaires de la Science-Fiction qu'il est inutile d'attaquer ses faiblesses dans une revue spécialisée. À moins bien entendu, qu'un livre de SF apparaisse comme une nuisance.

Lorsqu'on pénètre dans Maître des arts de William Rotsler, ce que l'on sent avant tout, c'est un plaisir d'écrire, plus que de raconter une histoire, plus que d'exposer des idées. Chargé émotionnellement de son sensatron, cette nouvelle forme d'art qui peut ouvrir la porte des étoiles, Rotsler se préoccupe surtout de décrire les personnages qui vont devenir les protagonistes de son histoire, il s'intéresse à la forme au détriment du récit au point d'oublier parfois qu'il le raconte. Ce qu'on perd en lisibilité, on le gagne en charge sensible, on le récupère en courant induit. Grâce à un certain achèvement de l'écriture, surtout dans la première partie, on parvient à pénétrer dans ce monde baroque et décadent de Brian Thorne, fabuleux milliardaire et dernier des mécènes.

Rotsler connaît ce dont il parle, il a fréquenté les milieux artistiques, tant du point de vue des marchands que de celui des créateurs. C'est important ; et il est indéniable qu'une des grandes forces de Maître des arts réside dans cette connaissance d'une profession qui apparaît souvent comme inutile à l'ensemble de la population. Écrire un roman, et plus encore, un roman de SF, en prenant l'art comme sujet principal, nécessite cette connaissance parfaite du sujet.

« Le réalisme de l'art, ce n'est pas le réalisme de la réalité », pense Brian Thorne devant le cube qu'il a fait réaliser par Michael Cilento, le plus grand artiste en sensatron de la planète. Mais, qu'est-ce qu'un cube sensatron ? Un chef-d'œuvre de l'électronique ; des générateurs de pulsion agissent sur vos ondes alpha, les projecteurs d'émission font ceci et les soniques cela, et vos propres ondes alpha sont synchronisées, puis reprojetées. Et que voyez-vous dans le cube ? La réalité telle que vous l'imaginez ou telle que l'a imaginée l'artiste ? Il n'y a pas de réponse à cette énigme.

Et qu'y a-t-il dans le cube sensatron réalisé par Michael Cilento ? L'image de Madelon, la superbe maîtresse de l'étonnant Brian Thorne.

William Rotsler se préoccupe peu des classes modestes. Il n'hésite pas à diviser l'humanité en castes : « On trouve, au bas de l'échelle des gens intéressants ou différents ; on ne devrait pas permettre à ceux qui n'en sont pas là de nous faire perdre notre temps. Au-dessus, il y a les uniques. Puis les originaux et enfin, les rares légendes. » Ce qui l'intéresse, visiblement, ce sont les gens qui font partie de la crème de la société. Toute la philosophie du livre me semble quelque peu compromise par cette vision.

Pourtant, mêmes les beaux milliardaires ne gagnent pas toujours au jeu de l'amour et, un vilain jour, Brian s'aperçoit que sa Madelon s'est enfuie dans un autre monde avec le génial Cilento, qu'ils ont pénétré ensemble à l'intérieur de l'œuvre sensatron. Où sont-ils donc passés ? C'est alors que la quête commence. Elle se terminera par une très belle rêverie sur une des destinées possibles de l'homme.

Encore une fois, ce qui déroute le plus, dans Maître des arts, c'est cette vision élitiste de la société. Pour Rotsler, l'art n'est pas un moyen de célébrer l'inconscient collectif, ce n'est pas une manifestation populaire du culte de l'imaginaire. Pour lui, l'art est bien né dans les cavernes préhistoriques. Il a vécu son histoire folklorique avec les temples et les cathédrales. Puis il s'est sublimé au point de n'appartenir qu'aux élus, à ceux qui peuvent suivre certains créateurs sur les chemins d'un art conceptuel, décanté du fumier humain où il a germé.

Je ne partage pas les idées de William Rotsler dans ce domaine et je suis prêt à le combattre dans un duel aux spaghettis à quinze pas. Que cela ne vous décourage pas de lire Maître des arts, il y a de belles idées de SF, de belles descriptions, des personnages pittoresques et, surtout, un ton original, un sens de l'écriture insolite qui rend ce roman assez attachant malgré son élitisme.

J'avais pensé terminer cette huitième chronique en apothéose, avec les Mémoires trouvés dans une baignoire de Stanisław Lem. Pour moi, Lem est indiscutablement l'un des cinq grands de la Science-Fiction — je vous laisse imaginer les noms des quatre autres — et j'attendais en frémissant cette parution. J'avais été tellement frustré par la traduction d'Eden, ce splendide roman massacré, que je souhaitais ardemment une revanche pour l'auteur de Solaris.

Là, je vous tiens en haleine ; vous pensez, commencer de cette manière, c'est prendre toutes les précautions d'usage pour préparer un assassinat critique. Pas du tout, pas du tout, Mémoires trouvés dans une baignoire est un livre remarquable, un roman acéré, profond, mais ce n'était pas l'œuvre que je souhaitais lire de la part de Lem ; elle est dans la tradition kafkao-borgesienne qui a donné tant de chefs-d'œuvre (dont je n'exclurais pas a priori Mémoires trouvés dans une baignoire). Mais la question se pose aujourd'hui : « Faut-il torréfier Kafka ? » Je réponds "oui", à l'unanimité. Pourquoi ? Parce que la Science-Fiction, avec les possibilités infinies qu'elle apporte dans le domaine de l'extrapolation logique, de l'onirisme, me semble mieux susceptible de saborder l'absurde réalité que les auteurs que je viens d'évoquer.

Cela dit, et faisant fi de mes vague-à-l'âme personnels, parlons du dernier Lem, qui emprunte certains effets de la SF.

Dans un lointain futur des humains, d'une mentalité bien différente de la nôtre, se penchent sur un des grands instants de la décadence de l'humanité, le vingtième siècle. Mais, pour ce faire, il ne subsiste qu'un seul manuscrit de la période dite néogène. Ces mémoires découverts dans une baignoire du Pentagone. Le papier a disparu de la Terre, dévoré par une maladie spécifique de la fibre de bois.

Là, je ferais une double parenthèse critique : question de vraisemblance, il est probable que nos lointains descendants trouveraient d'autres traces de notre civilisation en utilisant les films, les bandes magnétiques et la mémoire informatique dont nous disposons. Question de climat, ce Pentagone dont va nous parler Lem ressemble beaucoup plus à un quartier général de pays de l'Ouest qu'à celui des États-Unis.

Dès le début des mémoires, Lem nous plonge dans un monde d'une extrême complexité bureaucratique, dès les premières phrases, il nous introduit dans cet univers d'espions, de bureaux et de couloirs dont il ne nous permettra jamais plus de sortir. Sa maîtrise est exceptionnelle, pas un mot de trop, pas une phrase inutile, il nous conditionne littérairement à ne plus respirer qu'un air vicié par les paperasses et les soupçons : « Comment ? Où ? Pourquoi ? Ah ! Notre esprit ne peut concevoir qu'il puisse exister des questions sans réponse. C'est pourquoi il se hâte d'en forger, de colmater les brèches, d'altérer les faits, retirant ici et là un détail pour l'ajouter ailleurs. »

Est-ce à cette Mission que doit obéir le héros du roman, dont on ne connaîtra jamais le nom et qui est vous ou moi, bref, tout le monde ? Ou bien doit-il découvrir le véritable plan, le plan ultime dessiné par l'ennemi ; peut-il le découvrir parmi tous les faux plans, les millions de plans construit pour nous égarer ? « Quel est le bon ? Le plus secret ? Le seul, I'unique, le véritable plan ? »

Cela semble difficile d'y parvenir. L'espionite et la bureaucratie ont rendu irrespirable l'atmosphère de ce Pentagone cosmique où vit le héros. Tout le monde est coupable. Certains se suicident lorsqu'il les interroge. Les couloirs succèdent aux couloirs, les bureaux donnent sur d'autres bureaux et les chambres à coucher ne contiennent que des baignoires où il est rarement permis de se reposer. Pris en charge par cette société dont il doit débrouiller les fils, le personnage principal se trouve perdu au sein d'un labyrinthe infini dont il ne connaît pas les arcanes.

S'approche-t-il de la solution, rencontre-t-il enfin l'officier qui lui délivre les vraies instructions ? Le héros s'aperçoit alors que l'itinéraire délirant qu'il vient de parcourir était déjà décrit dans les documents qu'on vient de lui remettre. Ne dispose-t-il donc d'aucune autonomie, chacun de ses gestes est-il déterminé par un plan général ? Mais quel plan ? Et comment connaître le code pour le lire ?

Le capitaine Prandtl, du service du Chiffre, va le lui expliquer : « L'œil transforme les rayons lumineux en véritable code neurologique que le cerveau déchiffre et traduit comme lumière. Mais les rayons eux-mêmes ? Ils n'ont pas surgi du néant ! C'est une lampe ou un astre qui les a émis. Cette information se trouve gravée dans leur structure. Il est donc possible de la déchiffrer. »

Ainsi, tout est code. Et, dans un inimaginable délire verbal, Prandtl se met à déchiffrer tout ce qui existe. D'abord les messages que le héros vient de recevoir, puis l'œuvre de Shakespeare, et enfin toute la littérature. Car, derrière le premier code, il y a un autre code qui permet une seconde lecture, elle-même susceptible d'être décryptée à nouveau et ainsi de suite…

Pas de plan, pas de réalité. À quoi peut servir un tel chaos ? Pas de réponse. Dans ces conditions, peut-on considérer l'univers comme sérieux ?

« Savez-vous combien de chances il y a, selon le calcul des probabilités, pour qu'une petite masse de matière de l'univers soit entraînée dans le circuit des processus vitaux… Il en existe une sur un quadrillion !… Et maintenant, combien y a-t-il de chances pour qu'un élément fasse partie de ces mêmes processus, non plus en tant qu'aliment, eau ou air, mais sous la forme d'un embryon. Nous pourrons constater que ces chances sont pratiquement égales à zéro !…
— Ça veut dire que nous tous, ici présents, n'avions pas la moindre chance d'exister. Ergo : nous n'existons pas… »

Voici, le pot au roses est découvert ! Puisque nous n'existons pas, pourquoi rester sérieux, détruisons ce qui reste par l'humour. Et Stanisław Lem ne s'en prive pas : jeux de mots à la Jean-Pierre Brisset, démolition calembourgeoise du langage, il pervertit à son tour des codes sémantiques pour effacer peu à peu l'univers qu'il vient de construire devant nos yeux. En ce faisant, peut-être nous délivre-t-il la véritable clé de ces Mémoires : si nos lointains descendants ne découvrent aucune trace de notre civilisation, c'est que nous l'avons nous-mêmes fait voler en éclat, par l'absurde.

Je voudrais terminer ici en vous signalant la récente parution d'un ouvrage mythique, l'Épopée de Gilgamesh, aux Éditeurs Français Réunis. Le grand Versins, père de tous, nous a assuré depuis toujours que cette œuvre, lithographiée environ 4 500 ans avant le jour où j'écris ces lignes, contient trois récits de Science-Fiction. Pensez si je m'y suis plongé avec frénésie.

Sûr, c'est très beau, on y rencontre des masses de dieux inédits, un reportage sur le déluge, la description de la ville mythique d'Uruk, on pénètre au cœur de cette marée mnémonique d'où sortirent les grands mythes mais, mais…

Enfin, je conseille à tous ceux qui découvriront les trois récits de Science-Fiction dans l'épopée de se mettre immédiatement à la tâche. À mon avis, grâce à “l'effet Gilgamesh”, il est probable qu'une conclusion s'imposera à eux : toutes les œuvres littéraires sont de la SF. Ce qu'il fallait démontrer. Conclusion qui me donne l'occasion d'être fier de me contredire en ce qui concerne ce que je viens d'écrire à propos de Lem.