Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux Archives stellaires Philippe Curval Petite chronique de nuit 5

La petite chronique de nuit de Philippe Curval

Galaxie 131, avril 1975

Alain Saint-Ogan : Zig et Puce au xxie siècle

Eric Frank Russel : Guêpe

John Sladek : l'Effet Müller-Fokker

Philip K. Dick : Dedalusman, la Vérité avant-dernière & le Temps désarticulé

Philippe Curval: les Sables de Falun

D'une main frémissante, j'ai saisi le Zig et Puce au xxie siècle, qui vient de paraître chez Hachette. Tant de souvenirs ! et tant d'hommages enfantins ! En le relisant, j'ai légèrement déchanté. Il faut bien le dire, du point de vue Science-Fiction, c'est léger léger. Qu'allaient penser les lecteurs adolescents de cette évocation du futur à travers l'imagination d'un bandessineur qui vivait à l'époque tiède et brutale, militariste et anarchisante, catholicarde, colonialiste, revendicatrice et surréalisante de l'avant-guerre ? Quoi ! quelle guerre ? Comme il m'arrive aussi de douter qu'il y ait des êtres humains nés après 1950, j'ai passé outre à ma délicate retenue, et je me suis glissé dans les pages de cet album un peu trop cher. Lecteur assidu de Wells, Alain Saint-Ogan redessine à l'humour les grands romans de notre maître à tous. Mais il ne s'en contente pas, il a des trouvailles originales dans de nombreux domaines : sur le temps, quand Zig et Puce contemplent la tombe d'Alain Saint-Ogan, leur créateur, ou qu'ils admirent dans un musée le descendant du cheval Marcel (toujours d'exécrable humeur) ou encore Alfred empaillé ; sur la vision du futur : la speakerine de télévision (en 1934) habillée en majorette, le Paris de l'an 2000 échappé de l'imagination d'un Robida goguenard ; sur les planètes : le lapin diplodocus et les habitants si rigolos de Vénus.

Bref, ce petit récit populaire, issu d'un passé nostalgique est animé à merveille par Zig et Puce, prolétaires-petit-bourgeois. Ils évoquent leur avenir, notre réalité, avec ce sympathique état d'esprit des journalistes d'alors, à la fois sarcastiques et humanistes, pourfendeurs de la stupidité fonctionnarisée. En 1934, Paris n'était qu'une grosse ville de province. Alain Saint-Ogan a su merveilleusement décrire l'avenir de ses paysans. Hélas ! nul n'est prophète en son pays. À l'époque, la B.D. était réservée aux enfants.

Dans ma série “passé, quand tu nous tiens”, je vous parlerai maintenant du bouquin de Eric Frank Russell paru au C.L.A., composé de deux romans, Guêpe et Plus X. J'ai toujours conservé un excellent souvenir de Guerre aux invisibles, qui fit les beaux jours d'un "Rayon Fantastique" alors jeune et vigoureux. J'avais donc deux raisons de me pencher sur cette parution, la seconde venant du fait que je n'ai pas encore critiqué un seul bouquin des éditions Opta depuis que j'écris cette chronique. Des deux romans, je n'ai lu que Guêpe, croyant, de bonne foi, ce que Marcel Thaon avait écrit a son sujet : « Le plus exemplaire et peut être le plus amusant de toute la Science-Fiction anglo-saxonne. »

Amusant, certes. Passionnant, sans aucun doute. Exemplaire, oui si l'on veut parler de ce style de SF qui consiste à remplacer un mot par un autre composé de toutes pièces pour travestir le réel. Sans prétention aucune, je peux vous traduire, pour le Fleuve Noir par exemple, toute la littérature française classique en y appliquant cette formule. Mme Bovary = Mmmm' Bof à Rhii, jeune indigène de Nhor mendhy, une planète de vachers du côté de Bételgeuse, s'ennuie profondément : son mari qui a trois testicules comme tous les Nhor mendyens, travaille trop. Près d'elle, un colon terrien, Monsieur Ho may, nexialiste… etc.

Dans Guêpe, James Mowry, qui semblait destiné à devenir un héros par « manque de courage pour la lâcheté » est envoyé chez les Siriens, ennemis héréditaires de la Terre. Désigné comme volontaire par un personnage si désespérément anglais que vous aurez l'impression d'être engagé dans l'armée des Indes, si vous avez le pouvoir de vous identifier totalement au héros durant un instant. Quelques jours plus tard, Mowry, maquillé, est débarqué sur Jaimec, quatre-vingt-quatorzième planète de l'empire Sirien : « Son visage violet, ses oreilles en arrière et son accent mashabi seraient convaincants. Il renoua sa cravate typique à la façon dont seul un Sirien pouvait la nouer. » Voilà, c'est très simple, Russell donne la formule de base : un visage violet, des oreilles tirées en arrière, une façon typiquement sirienne de nouer sa cravate et plus aucun effort d'imagination n'est nécessaire pour le dépaysement. Vous êtes sur Jaimec ; puis qu'on vous le dit, vous n'avez qu'à le croire. Et si parfois, en vous grattant la joue, vous vous demandez pourquoi les Terriens se battent si loin de leur planète natale contre des gens dont les mœurs leur ressemblent tellement, vous découvrirez Russell, au coin d'une page, qui vous fera part de ses réflexions sur la guerre :

« Il existe toujours une minorité qui s'oppose à la guerre pour des raisons aussi diverses que la répugnance aux sacrifices nécessaires, la crainte de pertes ou de souffrances personnelles, ou bien une objection philosophique ou éthique à la guerre en tant que méthode de régler les différends. Il existe aussi un manque de confiance en les capacités des dirigeants. Le ressentiment de se voir forcé à jouer un rôle de subordonné, la croyance pessimiste que la victoire est loin d'être certaine et la défaite très possible, la satisfaction égoïste de refuser de hurler avec les loups… »

Vous aurez la bonne réponse : on fait la guerre parce qu'on ne peut pas faire autrement.

Plus qu'un livre de Science-Fiction, Guêpe est une amusante satire de la propagande psychologique, telle que Russell a dû la connaître durant le blitz, à Londres. Mowry. son héros, va entreprendre une campagne de subversion contre les habitants de Jaimec, véritable ploucs de l'espace. Personnage solitaire, Robinson de la civilisation sirienne, il va imaginer les situations à partir des fantasmes de ses ennemis et les projeter dans la réalité.

Croyez-moi si vous le voulez, il réussira à semer la perturbation au point de rendre possible la victoire finale des Terriens. Tout cela est assez distrayant, souriant et mal écrit. Je m'étonne qu'Eric Franck Russell ait négligé d'inventer des extraterrestres plus sémillants, lui qui avait si bien réussi jadis avec Guerre aux invisibles. Mais, après tout, peut-être n'est-il que l'homme d'un seul livre ? (ou de deux : je n'ai pas lu Plus X). Dommage aussi qu'il n'ait pas jugé bon d'expliquer, avec son humour lapidaire, qu'il n'est pas nécessaire de faire la guerre parce qu'on vous le dit.

À titre de transition, avant les deux grands débats de ce jour : “Pour ou contre Müller-Fokker” et “Dick est-il un génie ?”, permettez-moi de tirer un coup de chapeau à G.H. Gallet qui vient de rééditer la Plaie dans sa collection de chez Albin Michel. Quand on sait que ce roman de Nathalie Charles Henneberg a sonné le glas du défunt "Rayon Fantastique" en 1964 — plus de dix ans déjà — il fallait du courage pour remettre ça ! Une consolation pourtant, la qualité du livre n'est pas en cause : si l'on aime le Nathaliecharleshenneberg, c'est du bon Nathaliecharleshenneberg.

Toujours chez Opta, voilà donc l'Effet Müller-Fokker de John T. Sladek. Imaginez que les Marx Brothers soient devenus fous et qu'ils aient entremêlé les synopsis de tous leurs films en un seul. Cela donnerait un roman apocalyptique et confus qui ressemblerait assez à Müller-Fokker. Obsédé par la publicité et ses méthodes de travail, un publiciste renégat pourrait aussi concevoir un tel livre à condition qu'il ait absorbé une forte dose de surréalisme. Mais cela ne suffirait pas ; il faudrait aussi, comme Sladek, qu'il soit américain et imprégné de cette culture différente récemment mûrie de l'autre côté de l'Atlantique : snack-bars, Coca-Cola, fidèle Lassie, guerre du Pacifique, de Corée, du Việt Nam, racisme, Hollywood, campus, herbe. Car subir l'Effet Müller-Fokker c'est vivre à l'intérieur d'une planète issue du rêve américain, ou plutôt de son cauchemar climatisé. Ici tout est contradiction, absurdité, et tentative de démonstration par l'absurde de la valeur de l'absurdité comme mode de civilisation.

Pour me retrouver parmi tous les personnages issus des fantasmes de Sladek (Ank, le peintre fou, Marge, devenue Bette Cook, Feinwelt, le psychiatre déboussolé, Glen, sosie d'Hefner le directeur de Playboy, Fouts, le colonel en délire, Koch, le prédicateur, etc.), j'avais commencé à prendre des notes de lecture mais, à mesure que j'avançais, je me suis surpris à écrire un texte d'explication, encore plus gros que le roman. Était-ce cela, l'effet Müller-Fokker ? Difficile de pénétrer dans le subconscient d'un auteur, mais le seul moyen d'y parvenir consiste à lire le cerveau bandé sans analyser exactement ce qu'on perçoit, sans chercher à deviner s'il y a des clés, où sont les joints, les postes de soudure, en glanant des images au fil des pages. Avec un peu de chance, la traversée du miroir s'accomplit.

« Il y avait vraiment un homme vêtu d'un pardessus gris, et il se servait d'une canne à pommeau doré. Il s'appelait Mac Cormick Hines, et ce n'était pas un “voyeur”, il vérifiait la vérité à propos de la réalité, la vérité à laquelle il était arrivé vingt ans plus tôt.
La vérité était que la réalité était télévisée »

Voici, page 26, l'un des premiers indices sérieux. La réalité est télévisée, la réalité est enregistrée. Par qui ? par le mystérieux Müller-Fokker, qui n'apparaîtra d'ailleurs qu'au tout dernier chapitre du livre. Enregistrée sur bandes :

« Le principe semble être une analyse Gestalt, ou une prise en considération de grands schémas dans de grandes quantités de données. Les données fournies ne sont pas immédiatement “enregistrées”, mais “englobées” et comprimées par la bande elle-même, en formules. La bande n'est pas magnétique, mais électrochimique ».

Et c'est ainsi que le malheureux Bob Shairp sera un jour mis en bande par un biophysicien du nom de Donogon, Doonogan, Donogal ? Sladek ne se souvient plus exactement du nom. L'expérience tournera court et Bob Shairp s'embarquera vers un rêve long et douloureux fait des images explosées de son conscient et de son inconscient mêlés sur le même enregistrement électrochimique.

Deux personnages échapperont à ce délire, Mac Cormick Hines et la femme de Bob, Marge. Marge deviendra une figure connue de la télévision publicitaire, sous les apparences de Bette Cook, afin de vendre les produits alimentaires de la Arse National, le potage, le cake, le sèche-cheveux et la pizza congelée à la banane. Mac Cormick Hines deviendra éperdument amoureux de cette image, véritable incarnation télévisée de son idéal féminin, devenue enfin réelle grâce à la fiction.

Halte ! stop ! coupez ! Ce serait trop facile de vous débroussailler toute l'histoire, vous y perdriez tout le plaisir de lire au sein de la confusion, de douter à chaque page de la précédente. Sladek, le dit :

« Ça ne marche pas du tout. J'avais espéré raconter l'histoire mais le stylo doit tracer sa propre ombre…, l'histoire inclut le monde autour de l'histoire et l'histoire dans le monde. ».

L'Effet Müller-Fokker, roman de Science-Fiction ? Mais aussi tentative désespérée de traduire la cacophonie du monde, l'incohérence du racisme et de la politique, l'obsession de l'anticommunisme, le nazisme, le mysticisme, le délire érotico-culinaire de l'humanité, l'illusion du libre arbitre, Jésus-Christ est un androïde fou.

Et tout cela en pratiquant des collages, des montages, des exercices d'écriture automatique, en utilisant des références à Thomas Disch, Jean-Pierre Brisset, Playboy, à l'art actuel, en trifouillant les apparences, en faisant exploser le discours, en détruisant les idées, les phrases, les mots avec sa propre prose, l'arme de la subversion par excellence.

« C'est la fin de l'humour, proclame Sladek, désormais nous n'aurons plus qu'une indifférence étudiée à l'égard du monde. » Tant de véhémence, tant de rage, tant de force semblent contredire cette affirmation. Je crains malheureusement que cette indifférence ne soit pas du tout étudiée par les nombreux lecteurs qui abandonneront ce roman en cours de lecture. L'effet Müller-Fokker, si j'en conteste la forme trop gratuitement provocante, si j'en redoute par avance la mauvaise descendance littéraire, est une œuvre riche et dense. Un jour, peut-être, John T. Sladek voudra-t-il bien nous la traduire ?

Alors, chers noctambules déboussolés par cette critique, Sladek or not Sladek, je vous laisse le soin de conclure par vos applaudissements.

Et voici maintenant, pour finir, terreur sur l'édition ou comment rester dans sa peau de directeur littéraire d'une collection de SF en publiant du Philip K. Dick. Tout cela rappelle le grand raz-de-marée vanvogtien des années soixante. Coup sur coup, la Vérité avant-dernière, chez Laffont, Dedalusman, au Masque, et Le Temps désarticulé, chez Calmann-Levy. Première remarque, si les traducteurs d'"Ailleurs et Demain" et de "Dimensions" sont restés fidèles au titre, ce que je crois essentiel à moins qu'il ne soit intraduisible, pourquoi celui du "Masque Science-Fiction" a-t-il jugé bon de changer Zap gun en Dedalusman ! Pour le rendre plus accessible au lecteur ? Plus commercial ? Ah ! bon.

Si Russell est un technicien habile de la vieille garde, Sladek un jeune intellectuel briseur de mythes — au fait, pourquoi ne connaît-on pas le nom du traducteur de l'Effet Müller-Fokker ? — Philip K. Dick est un créateur à l'état brut. Il porte en lui l'innocence du génie. Voilà pourquoi je ne m'élèverai pas contre la guerre des Dick : même dans le plus mauvais des cas ses œuvres sont marquées de son extraordinaire personnalité. Qu'on nous en donne encore si c'est possible, dépassons la vingtaine. Faisons de Dick le plus français des auteurs américains. Toutes mes informations se recoupent. Philip K. Dick, aux États-Unis, n'est pas plus connu que Lloyd J. Effries ; bien qu'il ait écrit trois ou quatre des plus grandes œuvres de toute la SF, il paraît que dans les conventions les fans n'y font guère allusion. Cela réjouit le cœur d'un baladin du monde occidental.

Pour en revenir aux romans qui viennent de paraître, commençons par le plus faible et le moins cher. Comment traduire ça en rapport qualité-prix ? Dedalusman, c'est un Dick caricatural et fou, emballé en force, avec des dialogues très brillants écrits par un auteur qui se regarde écrire et qui utilise ses propres clichés pour les tourner en dérision. C'est un Dick plein d'idées qui s'envolent, plein de retournements qui font floc, plein de personnages inaboutis. Pour tout dire, c'est un Dick écrit pour gagner des ronds, à la vitesse des factures qui arrivent, entre deux prises. C'est un Dick qui mérite la lecture, car la plus petite des idées qu'on y trouve vaut une tonne de Gordon R. Dickson.

Thèmes classiques dans son œuvre : les deux blocs U.R.S.S.-U.S.A. face à face ; un homme seul doué de pouvoirs bizarres qui cherche à s'évader de la réalité ; une femme enfant névrosée qu'on ne peut aimer qu'en état de transe.

« La seule erreur commise dans le domaine des armes de destruction a été la folie absurde du vingtième siècle, l'arme totale : la bombe qui tuait tout le monde. Cela allait trop loin. Il a fallu revenir en arrière, à l'arme tactique, en la spécialisant de plus en plus de sorte qu'elle atteigne seulement un objectif limité pour produire surtout un effet émotif. »

Cela, les deux blocs l'ont compris. Mais, pour créer ces armes, les techniciens sont impuissants. Il faut des médiums, gorgés de drogue, qui les dessinent en rêve. À l'ouest, c'est Lars Powderdry : « Ce qu'il expérimentait, c'était, bien plus que la peur, un regret, une souffrance. » À l'est, Lilo Topchev : « Une jeune fille au teint légèrement pâle, avec des yeux étranges, un peu rétrécis, attentifs. Elle avait l'air à la fois effrayé et dur. »

Ces personnages aux dons fabuleux doutent de la pérennité de leur pouvoir, comme si leur vie allait s'éteindre au moment où ils allaient le perdre, parce que l'étincelle créatrice est la seule excuse de l'existence. Parmi les armes que Lars a créées, il y a l'Arme à Feu Évolutive, capable de ramener toute forme de vie hautement organisée à l'état qu'elle avait il y a deux milliards d'années ; la Poubelle Bim Boum, une sorte de capote anglaise qui s'installe sur votre toit en émettant un son qui vous empêche de dormir à jamais ; l'lsolateur Parasiticide, des gouttes qui se répandent sur une superficie d'environ seize kilomètres carrés et pénètrent dans les molécules : rien ne peut les en extirper, alors les gens meurent à force de sentir mauvais. Des armes de ce genre, il y en a des tas, à croire que Dick a récemment fait une petite visite chez Robert Sheckley.

Mais ces armes ne servent pas à combattre, elles ne servent qu'à catalyser l'agressivité du bon peuple. Les dirigeants des deux blocs ont monté une gigantesque conspiration pour tromper les purzouves, c'est-à-dire le travailleur-consommateur-moyen. Des ingénieurs spécialisés transforment ensuite ces armes en gadgets que l'on trouve dans tous les bons drugstores. Ce précis du délire guerrier nous introduit dans la grande farce dickienne. Car il ne faut pas se leurrer, Dick n'a pas du tout l'intention de faire œuvre de moraliste. S'il s'inspire de la réalité contemporaine, c'est pour s'en évader très rapidement. Le château de cartes de son décor va bientôt s'effondrer sous les coups de boutoir de son existence transposée en imaginaire. S'effondrer — un peu trop hélas ! — à force d'invention, jusqu'à la conclusion merdique et bâclée.

Il demeure pourtant de très belles choses dans ce Dedalusman , dont un passage d'amour fou, très rare chez Dick, entre Lars et Lilo, qui se rencontrent enfin à travers une séance de divination sous l'influence de la drogue :

« Mais de ses lèvres aux miennes, il n'y a rien, sauf une distance, une distance infranchissable, celle d'une feuille de papier à dessin. En sera-t-il toujours de même, pense Lars. Le ton de Lilo devenait de plus en plus doux.
— Vous pourriez mourir dans cette posture, Lars. Comme si vous étiez un enfant à moi. Vous, et non plus un dessin ».

On y découvre aussi beaucoup d'humour, une quantité d'inventions, de détails, de personnages enthousiasmants qui se mêlent et se confondent jusqu'à former une sorte de bouillie confuse où la fin du roman se délite.

C'est à mon avis dans les œuvres inférieures de Dick que se révèle le schéma de sa dynamique créatrice qui le pousse continuellement à détruire les mondes qu'il construit, pour en recréer d'autres à partir de leurs décombres ; car les thèmes qu'il invente au fur et à mesure pour corroborer ou contredire le premier avortent, et leur humus enrichit l'ensemble. Quand il parvient à poursuivre sa proposition de départ jusqu'au terme du roman, il atteint au chef-d'œuvre.

Avec la Vérité avant-dernière, nous abordons nettement la catégorie supérieure, sans atteindre cependant le sommet. Magnifique mise en place du décor et de l'atmosphère dès les premiers chapitres. Suggestions subtiles à propos de l'époque où se situe l'action et des événements qui l'ont précédée. Au meilleur de sa forme, Dick évoque un univers à deux faces : à la surface de la Terre, les dirigeants de Dem-ouest et de Pacif-pop qui ont profité de ce que la guerre ait éclaté sur une colonie planétaire, Mars, pour évacuer la population de la Terre dans le sous-sol de la planète. Ils entretiennent l'illusion du conflit grâce à la présence télévisuelle de Talbot Yancy, le président, qui raconte les épisodes hypothétiques de la guerre de surface. Ils se partagent ainsi les territoires dépeuplés de la Terre et vivent sur d'immenses domaines que la végétation recouvre. Ils ont reconstitué les conditions initiales de l'écologie planétaire. Sous la terre, dans les 160 000 abris antiatomiques, il y a les autres, ceux qui fabriquent les solplombs en tremblant de ne pas atteindre leur quota.

Ceux du dehors, comme ceux du dedans, sont névrosés ; ils se sentent coupables. Les premiers savent qu'ils maintiennent la population en état d'esclavage afin d'améliorer leurs propres conditions d'existence, les seconds craignent de ne pas apporter un appui suffisant à leurs vaillants défenseurs de la surface.

Névrosé donc, Joseph Adams, l'un des rédacteurs des discours de Talbot Yancy. Névrosé aussi Nicholas Saint James, président de l'abri Tom Mix.

Comme vous le voyez, deux des thèmes de Dedalusman se retrouvent ici : deux blocs s'entendent pour exploiter la population terrestre ; un homme seul s'avère doué des pouvoirs nécessaires pour entretenir l'illusion. Mais, contrairement à Dedalusman, ceux-ci vont être exploités jusqu'au terme. Ils vont se recouper avec d'autres, s'y associer sans disparaître, jusqu'à la conclusion logique.

Tout l'art de Dick consiste à décrire minutieusement l'apparence des choses, tout en expliquant le moins possible pourquoi elles s'imposent ainsi, à exposer l'évolution psychologique des personnages sans en fournir les motifs profonds. À l'intérieur de ce flou savamment travaillé, un climat de gêne subtile s'instaure qui conditionne le lecteur à s'identifier aux personnages, à adhérer à la subjectivité de l'écrivain. Analyser d'une manière très serrée un texte de Philip K. Dick n'apporte pas grand-chose. Le récit n'est pas évolutif, mais procède par bonds successifs. Trois ou quatre détails admirablement choisis créent une ambiance, un décor, situent un personnage, puis cet univers se métamorphose, se dissout et se recompose au chapitre suivant. À ce moment l'ambiance, le décor, les personnages, les situations ont mystérieusement évolué. D'où naît le décalage. Tous les acteurs d'un drame dickien affichent ouvertement les stigmates de leurs fantasmes. En extériorisant leur monde intérieur, ils parviennent parfois à transformer leur environnement par contamination directe. Cependant, la réalité ne semble pas se plier toujours à leur volonté. Dans ce cas, l'alternative est simple : soit l'individu se dissout, aspiré par le réel absolu, soit il s'évade définitivement à l'intérieur de lui-même.

Ainsi en sera-t-il pour tous les personnages de la Vérité avant dernière. Stanton Brose, personnage énorme et gélatineux qui dirige en fait Dem-ouest, justifie l'horreur de la situation qu'il a contribué à instaurer par un projet politique de sauvegarde à long terme de l'humanité. En privilégiant les Yancees de la surface au détriment de la population du dessous, il préserve un capital planétaire pour l'avenir de l'humanité. Mais la sénilité intervient. Il manipule les événements pour accélérer sa propre mort.

David Lontano, un Indien, remonte par hasard du passé à la suite d'une manœuvre de Stanton Brose. Mélange de fureur primitive et d'intelligence lucide, il veut détruire l'organisation de Brose et rétablir la population souterraine dans ses droits.

Louis Runcible, l'architecte urbaniste, construit en série des “Sarcelles” pour les réfugiés du sous-sol. Webster Foote, le super-détective, mourra de sa trop grande perspicacité extrasensorielle. Joseph Adams et Nicholas Saint James se sacrifieront inutilement en retournant sous terre.

Livre bien structuré aux personnages soigneusement composés, aux situations bien articulées, la Vérité avant-dernière pèche parfois par souci de justifier les données de base. En se diluant dans la démonstration du thème principal, Dick s'englue dans son propre cauchemar : celui de la culpabilité partagée des dirigeants et des dirigés, qu'il voudrait généraliser d'un point de vue philosophique à tous les États, toutes les sociétés, toutes les civilisations. Bref, contrairement à son habitude, il souffre d'un léger déficit de délire pour atteindre au chef-d'œuvre.

Mais comme il serait navrant que vous vous absteniez de le lire, je souhaiterais vous allécher par le meilleur épisode du roman : cet admirable passage où une machine à tuer thermotropique, que l'on n'a pas su égarer avec des leurres chauds à l'image humaine, pénètre dans une maison, grommelle « la barbe », tue sa victime, sécrète quelques gouttes de sang par compassion, va jusqu'à la fenêtre et se transforme en téléviseur. Là, j'ai même rencontré un Dick heureux.

Passons maintenant au Temps désarticulé qui, s'il n'est pas le meilleur, reste néanmoins mon préféré. J'ai cru, jusqu'à la page 167, que je me trouvais en présence d'une œuvre aussi importante que le Maître du haut château. Jamais Philip K. Dick n'a su rendre l'absurdité du quotidien avec autant de force que dans le Temps désarticulé.

Ragle, Margo, Vic et Sammy, petite famille américaine typique : Vic est gérant d'un supermarché, Margo, sa femme, papote, charite, épuise le temps, comme toutes les femmes américaines ; Sammy, le fils, mâcheur de chewing-gum, buveur de sodas, est un vampire de télé comme tous les gosses américains néoclassiques ; Ragle, le frère de Margo, qui vit, semble-t-il, en parasite, passe ses journées à répondre au jeu-concours organisé par un journal local. On s'apercevra plus tard qu'il fait vivre la famille en le remportant tous les jours.

« Le problème central de la philosophie. La relation entre le mot et l'objet… Qu'est-ce qu'un mot ? Un signe arbitraire. Mais nous vivons avec des mots. D'ailleurs, une chose, cela n'existe pas. c'est un Gestalt au sein de l'esprit. La chosité, le sens de la substance. Une illusion. Le mot est plus réel que l'objet qu'il désigne. Le mot ne représente pas la réalité, le mot est la réalité. Du moins pour nous ».

C'est avec ce discours d'une subversive banalité que Dick explique les raisons qui incitent cette petite famille américaine à se réfugier dans une perpétuelle nostalgie des années cinquante — où les mots signifiaient quelque chose de rassurant. Mais pourquoi ces humains sont-ils nostalgiques à propos d'une décennie qui n'est pas achevée ? Sans doute pensent-ils qu'à force de vivre toujours de la même façon, en refaisant sans cesse les mêmes actes, le temps ne s'écoulera pas. Figés à l'intérieur de la mémoire de Philip K. Dick, ils ne s'aperçoivent pas que leur vie est inventée par un auteur grâce au pouvoir des mots. Ce sont des naufragés de la civilisation qu'il a recueillis sur le coin d'une machine à écrire.

Pourtant, un matin, Ragle s'aperçoit de l'aspect répétitif de son existence, quand il cherche à déterminer « où sera demain le petit homme vert » pour gagner un concours, et que son entourage exécute éternellement les mêmes gestes. « La Dramamine n'est pas un tranquillisant, c'est une pilule contre le mouvement », affirme Vic, un soir, au cours d'une conversation. Machinalement. il va prendre un comprimé dans la salle de bains, cherche le cordon pour allumer la lampe ; il n'y a pas de cordon. Puis il se souvient qu'il n'y a jamais eu de cordon. Pourquoi a-t-il instinctivement tâté dans le noir pour le trouver ? Cet épisode le perturbe.

Puis Junie, la sœur de Margo, gravit inutilement une marche de plus sur l'escalier qu'elle a l'habitude d'emprunter tous les jours. Et Ragle, enfin, s'apprête à prendre un verre dans un bar :

« Il vit la buvette quitter l'existence, avec son propriétaire, la caisse, l'énorme distributeur de boisson à l'orange, les robinets de Coke et de bière sans alcool à la pression, les pots de moutarde, les cônes empilés, les rangées de lourds couvercles ronds sous lesquels se trouvaient les différents parfums de glace.
À la place de tout ceci, il reçut dans la main une petite étiquette où était imprimé en capitales : BUVETTE. »

Ne suis-je pas le jouet d'une illusion, se demande alors Ragle. Ne suis-je pas justement enfermé dans un pseudo-réel à l'aide de mots inventés par un autre ?

Il part derechef à la recherche d'autres indices, d'autres détails révélateurs. Comme il est à l'intérieur du piège, il sait que personne ne lui fera de cadeau, puisque tout est piège, même les mots. Va-t-il devenir paranoïaque ou bien douter de la réalité de ses soupçons ?

C'est alors que Dick vient à son aide. Toute cette première partie du roman n'est en fait qu'une longue et mélancolique réflexion de l'auteur sur son enfance et son adolescence ; un poste à galène et Marylin Monroe en seront les symboles. Le temps fuit. Philip K. Dick se demande :

« Devrais-je éternellement rester la proie de mes souvenirs, définitivement gelés dans le passé. Ou franchir d'un bond les années qui me séparent du présent. Le futur est-il une maladie que je dois éviter de contracter à tout prix ? ».

Philip K. Dick opte pour le bond en avant. Après plusieurs tentatives de fuite avortée, il va conduire son personnage, Ragle, dans la réalité. Il va l'amener à accepter la deuxième proposition du dilemme : doit-on, grâce aux mots, s'inventer un univers intérieur ou doit-on, avec les mots, tenter de débrouiller l'énigme que constitue le réel ?

Bien que les raisons romanesques que donne Dick pour justifier l'existence du second univers qu'a déterminé Ragle soient extrêmement convaincantes, plausibles et parfaitement argumentées ; bien que le problème politique qui se pose alors m'intéresse au plus haut point, je dois avouer que la fin du récit ne procure pas le vertige métaphysique du début. En voulant résoudre les contradictions inhérentes à son thème de départ, Philip K. Dick doit formuler de nouvelles propositions qui sabotent la qualité de son imaginaire premier. C'est parfois dommage !

Que cela ne vous détourne pas d'acquérir le Temps désarticulé. Malgré cette réserve finale, les deux premiers tiers du livre valent trois étoiles (mérite le voyage) et le dernier tiers, deux étoiles (mérite le détour).

Pour terminer, une petite mise au point dont tout le monde se moque probablement, sauf moi. Les Sables de Falun viennent d'être réédités chez Marabout. J'avais demandé (un peu tard) à l'éditeur de préciser que cet ouvrage, dans cette nouvelle version très améliorée, comme dans la première parue dans Fiction, avait été intégralement écrite selon le procédé de Raymond Roussel, dévoilé dans Comment j'ai écrit certains de mes livres. Il ne l'a pas fait. Je profite de cette tribune pour le réaffirmer. Un témoin capital, Jean Ferry, premier biographe et commentateur de Raymond Roussel, l'a authentifié : je suis et demeure le premier écrivain, dès 1968, à avoir utilisé cette méthode, destinée à exploiter des filons inconnus dans les galeries souterraines de l'imaginaire. Méthode qui convient d'une manière idéale à la SF, ainsi que l'a prouvé plus tard Ian Watson, avec l'Enchâssement.