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Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction

Quelques auteurs choisis…

Philip K. Dick en France : une histoire d'amour ?

Inédit en français. Prononcé lors du congrès international sur Philip K. Dick tenu à Morigny en 1986.

Philip K. Dick a trouvé, en France, plus que des lecteurs, des admirateurs. Il en a été conscient, et l'a apprécié. On oppose généralement notre accueil chaleureux, au refus de le reconnaître qui aurait été propre au monde anglosaxon : l'affirmation est à nuancer. C'est pourquoi je vais considérer de plus près l'accueil effectif dans les deux zones culturelles. Cela m'amènera, après l'établissement des données, à insister sur le fait que l'accueil de Dick en France a été facilité par des circonstances externes à la SF, relevant de l'histoire politico-culturelle propre à notre pays, dans les années 65-75. Elles ont contribué à une acculturation de la SF par Dick interposé : reçu d'abord comme auteur de SF a pu être perçu comme écrivain, et grâce à lui, dans une certaine mesure, la SF comme littérature.

Dick dans le monde anglo-saxon : une reconnaissance limitée ?

La réception de Dick, aux USA et dans le monde anglo-saxon, si l'on s'en tient au nombre d'ouvrages publiés, aux rééditions, aux comptes rendus critiques, aux articles publiés ainsi qu'aux diverses récompenses semble correcte — c'est-à-dire qu'elle correspond en gros à ce que les auteurs de sa génération ont obtenu.

Quant à son sentiment de n'avoir pas été reconnu aux USA il le partage avec d'autres. Une anecdote concernant Bradbury permettra peut-être de saisir un aspect du problème. Bradbury, invité au Colloque de Cerisy sur Jules Verne, est présenté dans Le Monde (21 juillet 1977) comme un auteur célèbre et à succès aux USA. Or, dans une interview de Bradbury parue dans Lui (Septembre 1979), celui-ci déclare :

« la plupart de mes livres n'ont jamais été mentionnés par les critiques de mon pays… pour tous ces gens-là, je n'existe pas, je n'ai jamais existé ».

Ne serait-ce de cette sorte de non-reconnaissance en tant qu'écrivain que Dick a souffert ?

Reportons-nous aux faits : Dick a vu accepter par les éditeurs de revues et de collections SF de 4 à 20 nouvelles et/ou de 1 à 4 romans par année, sauf en 1961 et en 1971. Soit environ 35 romans et une centaine de nouvelles. Ajoutons que, dans le domaine anglo-saxon, il a été publié 10 fois en édition de Club, sans compter les rééditions de prestige dans les Gregg Press de 1976-1979, ce qui fait passer à 27 les éditions de type Club de ses œuvres. Une première conclusion s'impose donc : il ne semble pas, au strict niveau de la possibilité d'être édité, que Dick ait souffert, de la part du milieu éditorial du moindre ostracisme [1]. Allons plus loin : certains de ses ouvrages de littérature générale ne trouvant pas preneur, il lui est arrivé de les maquiller en livre de SF et de les écouler par ce canal : exemple de We Can Build You. Et on ne peut qu'approuver Malzberg qui écrit :

« The field of SF sustained him, endured him, accepted his work when his literary novels would not sell, paid him and gave him an audience » [2].

Cet appui du monde de la SF a même été assez loin : malade, il est aidé financièrement par Heinlein, par Avram Davidson et bien d'autres.

Mais si Dick a été apprécié par des amis, l'a-t-il été aussi par la critique ? De 1953 à 1973, ayant publié 32 romans ou recueils Dick a bénéficié de 110 comptes rendus dans les revues de SF, et ces comptes rendus portent aussi bien sur les éditions que les rééditions — sauf pour celles de Les Clans de la Lune Alphane et Message de Frolix 8 qui ont donné lieu à une seule mention. De 1974 à 1979, pour 25 romans ou recueils, Dick a droit à 95 mentions. Loterie Solaire, qui avait obtenu 5 comptes rendus en 1955, 1 en 1968 en retrouve 8 lors de sa réédition en 1974. Flow my tears the policeman said obtient 16 comptes rendus, In a scanner darkly, 13. Peut-on alors soutenir que Dick n'a pas été lu, et qu'on l'a méconnu ? D'autant que les auteurs de ces comptes rendus sont des gens connus et compétents : Anthony Boucher 7 fois, Theodore Sturgeon, Damon Knight, Robert Silverberg 4 fois, Bruce Gillepsie 8 fois. Et, à part un ou deux articles de Turner, qui n'est pas tendre avec lui, aucune critique destructrice. Il est difficile de soutenir que Dick n'a pas été reconnu par ses pairs, même si ceux-ci ont varié, comme Damon Knight, à son sujet [3].

Du même coup un argument proposé par Thaon, comme quoi les auteurs américains de comptes rendus ayant très peu de place ne pouvaient rendre compte aisément des complexes ouvrages de Dick doit être relativisé. D'autant que l'on trouve assez tôt des articles sur son œuvre : dès 1966 John Brunner lui consacre une analyse approfondie dans New Worlds, Sam Moskowitz le fait figurer dès 1967 dans Seekers of tomorrow, le prozine SF Commentary animé en Australie par Bruce Gillepsie lui consacre un article dès 1969 et un numéro spécial en 1972, en 1974 Ketterer l'étudie dans New worlds for old, 1975, autre numéro de SF Commentary, numéro spécial de SF Studies, rééditions de ses œuvres majeures avec préfaces de Disch, Lupoff, Spinrad, Silverberg, articles ici et là de Le Guin, Aldiss, etc.

Certes dira-t-on il a été reconnu par ses pairs, mais les lecteurs n'ont pas suivi. Cela me semble erroné. D'une part, si les lecteurs n'avaient pas suivi, il n'aurait pas tant publié : les directeurs de collection auraient-ils jamais édité quelqu'un qui ne se vendait pas ? D'autre part Dick a été “nominé” 6 fois, a obtenu le Hugo (1962) et le John W. Campbell Award (1975), il a été invité d'honneur à Vancouver en 1972 et y est allé, donnant par la même occasion une seconde fois sa conférence à l'Université de la British Columbia. Ses rapports avec les amateurs sont tout aussi parlants : lettres publiées dans SF Commentary, dès 1970, dans Alien Critic, dans Vector, Vortex ; interviews dans le New Yorker, dans SF Review. Sa renommée dépasse même le strict monde de la SF : il publie dès 1975 deux textes dans le New Yorker, et la même année Rolling Stones publie sur lui un article admiratif ; en 1980 ses textes sont acceptés dans Omni et dans Playboy. Aussi est-ce très normalement que nous le trouvons figurer dans le Dictionnary of Twentieth-Century American Science Fiction Writers avec 7 pages (1981). Une bibliographie complète est publiée en 1981, en 1982 il entre dans les Starmont Reader's Guide, et en 1983 dans la collection "Writers of the 21st Century" à la suite de Asimov, Bradbury, Clarke, Le Guin etc. [4].

Je n'ignore pas les critiques qu'une telle énumération peut susciter. Je ne prétends absolument pas que Dick ait été un auteur à succès, qu'il ait été lu et admiré d'emblée par l'ensemble du champ anglosaxon et étatsunien de la SF. Je soutiens simplement que — contrairement à une légende — il fut loin d'être dans son pays un auteur maudit. Il n'y a donc pas de quoi justifier totalement la mauvaise conscience d'un Disch [5] qui explique ce mauvais accueil par le fait que les œuvres de Dick n'ont pas atteint une audience à leur mesure à cause de leur excellence. Ce qui demeure, c'est qu'il ne bénéficiait pas dans le monde anglosaxon (sauf peut-être en Australie) du même traitement qu'en France.

Dick et sa réception en France : une curieuse ambiguïté

Dick a-t-il comme le prétend toujours la jaquette du Writers, été « immensely popular and acclaimed in Europe » ? Pour l'Europe cela se discute, pour la France, l'éditeur s'est en tout cas appuyé sur une impression alimentée par Dick lui-même, qui écrit en effet dans la préface de The Golden Man, reprise dans The Writers « When I was in France, I had the interessing experience to be famous ». On ne peut dire que ce soit faux : en 1979, Dick reçoit le Graoully d'or à Metz, un recueil de ses nouvelles paraît chez Casterman et un "Livre d'Or" lui est consacré en Presses Pocket. Mais de là à voir comme il le dit « all my books in beautifull expensive editions » il y a un pas, disons euphorique, franchi allégrement. L'essentiel est ailleurs : il existe une sorte d'histoire d'amour entre la France et Dick : découvert par Gérard Klein, et Alain Dorémieux, il inspire à un autre critique, l'idée de « faire de Dick le plus français des auteurs américains de SF ».

Revenons aux données : Les romans de Dick ont été très tôt traduits à l'étranger. Dès 1958 en Italie et en RFA, dès 1959 en France et au Japon. En France on avait déjà traduit de ses nouvelles et de ses romans dans deux revues. On peut dire que l'ensemble de ses ouvrages traduits — rééditions comprises — a été de 44 en France, 42 en Italie, 31 en RFA, 24 en Hollande, 14 au Japon et 30 pour le reste du monde non anglosaxon. En tout 184 publications — surtout depuis 1973 — sans compter les nouvelles en revues.

Quel accueil la science fiction française lui a-t-elle réservé ? On peut compter nombre de comptes rendus dans les revues de SF (une dizaine dans Fiction, 2 dans Galaxie, 13 dans Horizons du Fantastique). Grâce à Jacques Goimard, quatre articles dans les pages littéraires du Monde dès 1970, sans compter quelques interviews dans le Magazine Littéraire, Galaxie et des comptes rendus dans Les Nouvelles littéraires. Ajoutons 4 préfaces dont l'une de John Brunner dès 1969 pour le Club du Livre d'Anticipation, deux de Marcel Thaon, une de Dorémieux. Et une douzaine d'articles dont trois dans Fiction dès 1969 par Gérard Klein et Marcel Thaon et l'un, sur Ubik par Jacques Chambon. L'ensemble des articles est extrêmement élogieux, et tente de cerner très finement l'originalité de Dick dans le cadre de la SF [6]. Le résultat est que chaque collection qui se crée dans les années 72-79 veut avoir son ouvrage de Dick. Sauf les deux collections des "Chef-d'œuvre de la SF" publiées en Suisse aux éditions Rencontre (1970 et 1975). Et on notera quand même qu'aucune revue spécialisée ne lui consacre de numéro spécial [7]. Cependant les comptes rendus sont loin d'être unanimes dans l'éloge : certes De Repper dans Horizons du Fantastique nº 8 lui consacre 11 lignes, dès 1969, mais il en octroie 15 à Jimmy Guieu et 20 à Maurice Limat, dans la même page. Daniel Phi, toujours dans Horizons du Fantastique parle de Message de Frolix 8 comme d'un mauvais Dick, de Brèche dans l'espace, que ce n'est pas un « grand roman », Jean Bonnefoy trouve Loterie Solaire « sage et platement efficace ». Alain Doremieux dans Fiction 233 (1973) consacre 13 lignes à Dick contre 23 à Haiblum, Andrevon dans Fiction 234 parle d'Au bout du Labyrinthe comme l'un des ouvrages les plus mauvais de Dick et de Message de Frolix 8 « banal, creux, mal structuré, ressemblant aux mauvais Van Vogt du type de La Cité du Grand Juge. » Le même, dans Fiction 269 (1976) juge l'Homme variable « roman des débuts où l'influence de Van Vogt est visible dans les constructions abstraites qui ne résistent pas à un examen attentif » et dans Galaxie 139 (1975) à propos des Marteaux de Vulcain parle d'un « roman post-neo van vogtien », il avoue, à propos du Bal des schizos « décevant » « je n'ai pas pu aller au bout du roman ».

J'ai certes choisi mes extraits critiques, et ils ne sont pas tous de la même eau, mais ceci nous montre que Dick n'a pas reçu de la France un accueil totalement unanime sur n'importe laquelle de ses productions : les critiques et les lecteurs français n'ont pas lu Dick aveuglément. Et s'ils l'ont aimé, ils l'ont fait en tenant compte de certains de ses défauts. Parfois comme, ils l'aiment malgré tout parce que « dans l'œuvre de Dick la plus bâclée, la moindre des idées qu'on y trouve vaut une tonne de GR Dickson » et avouent avoir apprécié Dedalusman « malgré une conclusion merdique et baclée ».

Disons que l'on trouve, chez les critiques, une attitude qui peut sembler curieuse, et qui a pu donner à Dick, à juste titre, l'impression qu'il était famous. Quels que soient les défauts éventuels qu'ils trouvent aux œuvres dont ils rendent compte, ils refusent de faire un procès à l'auteur, et s'en tirent avec des remarques du genre de « mais on sait bien que Dick n'est pas un styliste » et ajoutent souvent, tel Andrevon in Fiction « son génie est ailleurs ». On se trouve donc devant une attitude très ambiguë, qui consiste à donner une analyse défavorable et en même temps en tirer la conclusion que l'auteur, malgré tout est génial. Ailleurs. Ce que constate Thaon « Dick occupe une place à part dans le cœur des amateurs français » Pourquoi ?

Dick et la France : un coup de cœur ?

Un état de grâce, ou le succès, suppose la rencontre d'un auteur (ou d'une œuvre) d'un terrain favorable et d'une structure de promotion. Je vais tenter de marquer ces possibles lieux de connivence, afin de tenter de répondre au "pourquoi" de ce coup de cœur.

Un élément évident de réponse me semble fourni par le fait que Dick a été d'abord perçu en France comme un auteur suscitant une lecture directement politique, à une époque où cette dimension était reconnue comme chez nous la seule valide. Dès 1958, dans la présentation de L'Œil dans le ciel [8], Gérard Klein posait que l'image de l'Amérique (celle de Mac Carthy, présentée dans l'ouvrage comme en proie à la délation, la désinformation, la manipulation, au point que les personnages voyaient leur propre réalité devenir problématique), était à la fois une image objective et une élaboration fantasmatique. Une sorte de fantasmatisation personnelle, sur fond de réalité : les persécutions étant motivées, comme on le sait par les amitiés de la première femme de Dick avec la gauche radicale. Cette lecture sera confortée par le fait que certains des avant-derniers ouvrages de Dick reprendront ce thème de la manipulation : en 1970 dans Le prisme du néant, où on retrouve l'Amérique comme état policier, avec un Nixon manipulé par des forces cachées. Et Loterie Solaire aussi, entre les deux reprendra ce thème de la manipulation en pseudo-démocratie. C'était un univers de SF, mais cela renvoyait aussi à la réalité.

Dick met en scène, de façon originale et souvent paroxystique, le pouvoir de manipulation des instances institutionnelles, politiques, ou économico/policières. Il marque le peu de consistance d'une “réalité” constituée de ce que Boorstin nommait les “pseudo événements” [9] que, par ailleurs les situationnistes définissaient comme Société du spectacle [10]. Il semble qu'il y ait eu une coïncidence heureuse entre les idées situationnistes, que Mai 1968 a par ailleurs popularisées en les dissolvant, et qui renvoyaient à une critique (par la dérision) de tous les appareils et la parution de Loterie Solaire pourtant écrit treize ans auparavant et renvoyant à un contexte tout autre Mais cette rencontre s'appuie sur un autre point de convergence, ce que Karl Popper nomme « la théorie du complot » : à savoir l'idée que tout ce qui advient dans la sphère sociale est programmé, par un centre ou un groupe clandestin, qui manipule la réalité et les informations de façon à tourner les choses à son avantage. Cette idée se retrouve aussi bien chez les situationnistes que chez les officiels en place (Théorie du chef d'orchestre clandestin chère au ministre de l'intérieur de l'époque pour “expliquer” les générations spontanées de mouvements divers de Mai 1968) et dans les œuvres de Dick. Chez les situationnistes, c'est le capitalisme qui, pour continuer d'être, a besoin de faire entrer dans l'univers de la marchandise tous les rapports humains afin de les réifier, et donc de les réduire à une autonomie nulle afin de mieux les gérer. Chez Dick, le complot existe, mais il est centré sur le POUVOIR, sans que ce pouvoir soit perçu autrement que comme pure jouissance de son exercice et nécessaire aliénation. Là encore, le point de rencontre existe, ce sont les signifiants “pouvoir” et “aliénation” — indépendamment des concepts différents qu'ils recouvrent. Un autre aspect de l'actualité de la fin des années 60 va jouer dans le sens du renforcement de la convergence existant entre l'univers dickien et la perception politique que l'on a en France de la réalité étatsunienne. C'est le refus par une majorité de l'opinion française de l'intervention US au Việt Nam, de ses discours autojustificateurs, et de ses images à la fois spectaculaires et absurdes. Celles d'une guerre dont manifestement personne ne reconnaît le sens, sur le terrain — ni sur les écrans. Les textes de Dick semblent reprendre, ou anticiper, cette distorsion entre le discours moralisant, lénifiant et les images, les scènes morcelées, haletantes, révoltantes que les télévisions offrent de cette guerre. Distorsion qui amène évidemment à retrouver la théorie du complot, et qui pousse à poser comme question centrale : à qui profite le déni de l'image, c'est-à-dire la primauté du discours ? Cette théorie du complot, Dick n'est ni le seul ni le premier à la mettre en œuvre dans la SF. Que l'on se souvienne simplement de Guerre aux invisibles [11] de Eric Frank Russell. Tout ce qui advenait de mauvais sur Terre était dû à des sortes de parasites mentaux, des vampires psychiques, les “vitons” qui se repaissaient de nos émotions, et nous poussaient à une agressivité, qui était, pour eux, nourricière. La différence provient, tout talent mis à part, du déplacement opéré par Dick : il ne s'agit plus d'extra terrestres, mais du fonctionnement même des institutions étatsuniennes supposées « démocratiques ». Elles se révèlent en fait comme le lieu d'une manipulation : les vrais vampires ce sont les “marionnettistes” qui produisent des pseudo-réalités afin de mieux assujettir l'ensemble de la population. D'où une perception critique de la réalité sociale, qui allait de plain pied avec la dénonciation, dans la France d'alors, des divers pouvoirs, retrouvant une ère du soupçon généralisé. Plus tard, en 1969, Gérard Klein reprendra cette problématique, amorcée dans la présentation de l'Œil dans le Ciel et l'étendra à l'ensemble de l'œuvre : Dick deviendra le peintre de « l'Amérique schizophrène ». Jacques Goimard, en 1971, mettra aussi en parallèle Ubik et « l'Amérique tragique des années 60 », l'appuyant sur des considérations textuelles. Ces univers de cauchemar morcelé, réduit à l'état de marqueterie, impliquant une complication extrême de l'intrigue et produisant des paradoxes qui donnent le vertige sont à la fois les moyens par lesquels Dick construit le monde de l'œuvre et, par miracle, le reflet de l'Amérique — ainsi, comme l'œuvre, décrite en termes de dissociation, de vertige, de manipulations. Le titre de l'article renvoie d'ailleurs de façon très ambiguë aux deux référents : "Le monde cauchemardesque de Philip K. Dick" [12].

Ajoutons que l'Amérique fascine la France, depuis toujours, mais que les rapports, comme toujours dans ce cas, sont ambivalents, l'exemple de Poe le montre : il a été traduit par Baudelaire autant parce que celui-ci se retrouvait en lui que parce qu'il dénonçait par ailleurs “l'américanisation” de la vie. Venant d'un américain, la chose n'en avait que plus de poids. On peut supposer que Dick a bénéficié d'un traitement parallèle : il était très rare alors de rencontrer dans la SF étatsunienne, d'avant 1968, des textes critiques vis-à-vis du système et de la réalité des USA — mis à part des ouvrages satiriques avoués comme on en trouvait dans Galaxie, ou encore Planète à Gogos de Pohl et Kornbluth — qui sont plus une satire des excès que du fondement du système. Les lecteurs français recevaient plutôt des textes socialement conformistes comme ceux d'Asimov ou de Heinlein. Dick, dont on disait déjà qu'il était mal reçu en Amérique, lié au fait que ses œuvres se trouvaient critiques, a donc été ressenti comme une sorte de « dissident du monde étatsunien », et apprécié comme tel, comme l'a été un temps, indépendamment de ses qualités, William Burroughs.

Il apparaissait comme celui qui ne se laisse pas prendre aux pièges de l'illusion démocratique, qui en marque le côté de simulacre. Curieusement il retrouvait là une voie que, quelqu'un qui a eu une grande influence sur la SF française, Van Vogt, avait ébauchée. Le Monde du Ā, comme Ubik ou Loterie Solaire ont eu le même type d'impact. Dans les deux cas c'est sur le même clavier que l'on joue : la réalité est autre chose que ce que les apparences montrent, que le codage des institutions propose comme allant de soi. Elle est pour Van Vogt "non-a", non référencée — la carte qu'on propose n'est pas le territoire. Chez Dick c'est poussé plus loin : la carte (forcée) que les institutions truqueuses font passer pour la réalité a pour but d'occulter le territoire, le sauvegardant ainsi au profit de quelques-uns. L'image du pouvoir n'est plus, comme chez Van Vogt, à l'image du père, elle recouvre en fait l'archaïsme de la mauvaise mère. Ajoutons que Dick ne se contente pas de dire, il montre, et c'est le côté “tranche de vie”, scènes à la limite de l'hallucination ou du délire — qui est moins surprenant pour les lecteurs étatsunien que pour les Français — qui contribuera à séduire. D'autant que, souvent à tort, on tirera prétexte de l'aspect délirant ou halluciné de certaines de ces scènes pour faire de Dick un écrivain en proie aux drogues les plus bizarres, à la manière dont on avait fait de Poe un alcoolique. Cela lui offrira aussi, pour d'autres publics (par exemple les lecteurs du premier Actuel [13]) une aura certaine, retrouvant une autre dimension du politique, où Dick à sa manière existait aussi, dans la mouvance des diverses contre cultures.

Effet de drogue ou de texte, il n'en demeure pas moins que ces romans ne mettent pas en scène des discours mais, dans le cadre d'un récit, la mise en scène d'un rapport au monde, d'une subversion de la réalité. Le texte dickien, malgré ce qu'on a pu en dire, ne véhicule aucun discours, il est de lui-même discours en acte : il s'agit d'un “texte témoin”, tout comme ces réalités hallucinées qui sont pratiquement jetées à la figure du lecteur. Ce qui explique le côté des fins qui semblent bâclées par endroit : la fin n'est pas à proprement bâchée, simplement il n'y a pas de clôture, le sens n'existe que dans le parcours du texte, sans un épilogue conclusif. Ce qui peut-être nécessite, comme dans le cas du “médium froid” cher à Mac Luhan, une lecture participative plus que distanciée. Cette absence de clôture, qui même dans le cas de textes achevés comme l'extraordinaire Ubik, suppose un ressassement plus qu'un dénouement, laisse entrevoir, comme leurre, une dimension mystique. Cela contribuera de donner à Dick, par moments, un statut de gourou, auquel en France aucun auteur étatsunien de SF n'avait accédé. Et qui lui ouvre un public plus large, dans le bouillonnement de ces années effervescentes. Réinterprété dans une grille de lecture où le politique se mêle au psychanalytique, il sera un élément de choix pour les explorateurs de l'économie libidinale, de la position de désir. Ses textes seront alors pris dans comme matière et exemple dans cette époque de la pensée parisienne qui aboutit à l'Anti Œdipe [14]. Par ces différentes lectures, qu'il supporte, le texte dickien a pu profiter des variations des grilles de déchiffrage du politique dans notre société, et est resté en rapport avec les événements de France et du monde.

Cela étant, la réception de Dick si elle a été favorisée par les lectures politiques qui en ont été faites, ne s'y réduit pas. De ce point de vue, Dick en France, au moins dans le milieu de la SF, a été reçu avec un statut d'écrivain à part entière, et pas uniquement comme écrivain d'un genre marqué, à savoir la SF. Cette première impression on a tenté de la justifier : par la fascination d'un “zeste de délire”, par le fait qu'il peint plus des mondes que des personnages (et des héros) parce qu'il développe moins un thème pour lui même qu'à partir des effets qu'il en tire etc.

Au-delà des effets, la critique a tenté de rendre compte plus précisément de l'originalité de Dick. Elle l'a fait selon plusieurs angles, en le reliant moins à la SF qu'à l'environnement culturel global. D'une part en relation avec les écrits du nouveau roman, et Robbe Grillet, en marquant comment Dick aussi tente de faire de la propre textualité de ses livres le point où s'ancre l'anecdote : ce sont des “livres univers”, des ouvrages qui ne reflètent pas mais qui se créent comme interface du subjectif des fantasmes et de l'objectif du contexte, par leur textualité même [15]. D'autre part dans la perspective d'une analyse libidinale qu'Eizykman par exemple a illustrée, comme en témoigne ce titre "Ubik l'inconscience fiction comme zone de simulation sensorielle" [16].

En d'autres termes Dick a toujours été reçu, aussi bien chez les critiques de SF qu'à l'extérieur, dans la perspective de la critique dominante. Ses œuvres ont participé, à leur manière, à tisser l'étoffe dont étaient faits les songes théoriques de ces années là. En France, il a pu nourrir des lectures politiques, une approche structuraliste, et de plus a été pris dans une perspective freudomarxiste. Cela a facilité sa réception critique en d'autres lieux que les revues spécialisées : dans Le Monde, le Magazine littéraire, les Nouvelles littéraires, etc.). Cet accueil a pour une bonne part contribué à donner à Dick un statut d'écrivain véritable en tant qu'écrivain de SF. Ce à quoi n'avait pas accédé Bradbury grâce à qui pourtant la SF se trouvait alors sur le chemin de l'acculturation. Et c'est peut-être ce qui a contribué à donner à Dick l'impression d'être reconnu en France, hors du petit “milieu” de la SF, et donc de se sentir « un écrivain ». Ce que par ailleurs il était, bien entendu, mais là il se trouvait légitimé, ce qui n'était peut-être pas le cas ailleurs.

Notes

[1] Levack (Daniel H.H.). Philip K. Dick Bibliography, Underwood/Miller, 1981.

[2] Greenberg (Martin Harry) & Olander (Joseph D.) editors. Philip K. Dick. Taplinger. 1983. Préface Barry N. Malzberg. (coll. "SF Writers of the 21st Century").

[3] Hall (H.W.). Science fiction book review index (1923-1973). Gale research, 1975 ; & (1974-1979), 1981

[4] Smith (Curtis C.) Editor. Twentieth Century Science Fiction Writers, St Martin's Press, 1981 (article sur Dick : Anthony Wolk).
Pierce (Hazel). Philip K. Dick, Starmont House, 1982 ("Starmont Reader's Guide " nº 12).

[5] Disch (Thomas). "Toward the transcendant" in Greenberg op. cit.

[6] Klein (Gérard). "P.K. Dick ou l'Amérique schizophrène". Fiction 182, février 1969.
Thaon (Marcel). "Dick et ses fantasmes, ou en lisant la Bible psychédélique". Fiction 190, octobre 1969

[7] Le fanzine Nyarlathotep en avait programmé un en 1976, il comportait des matériaux tirés du numéro de SF Studies et de SF Commentary. Le numéro n'a jamais paru.

[8] Klein (Gérard). "Le point de vue littéraire", préface de l'Œil dans le ciel, Ed. Satellite, 1958.

[9] Boorstin. L'image, UGE, 1967.

[10] Curieusement peu de situationnistes dans la SF. Un roman noir situationniste pourtant, qui par certains aspects rappelle l'univers dickien, Nada de J.-P. Manchette, devenu directeur d'une collection de SF.

[11] Russell (Eric Frank). Guerre aux invisibles. Rayon fantastique, 1961.

[12] Goimard (Jacques). Le Monde, 1.1.1970.

[13] Pinhas (Richard). "La SF américaine : 24 heures sous l'occiput" (interview de P.K. Dick. In Actuel nº 46, sept. 1974).

[14] Deleuze/Guattari. L'anti Œdipe. Capitalisme et schizophrénie. Ed. de Minuit, 1972.

[15] Giuliani (Pierre). Ubik. Compte rendu in Nyarlathotep nº 14, 1974.

[16] Eizykman (Boris) in Inconscience fiction Kesselring, 1979 (p. 99-128).

Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.