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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

la Ville en T

Le 30 septembre 2010 au milieu de l’après-midi, Anne et Carine Andrewski se trouvaient seules dans l’appartement de fonction de leur père, l’urbaniste Norman Andrewski, au numéro 1 de la rue Robert-Cruz à Domeville-Nouvelle. Les deux adolescentes, âgées de treize ans et onze ans et demi, suivaient à la télévision locale le jeu bihebdomadaire la Ville en T.

La ville en T était une agglomération d’environ quarante mille habitants, à la limite de la Camargue et du Languedoc. Elle était typique des “cités trois phases” créées à la fin du vingtième siècle, en application des idées de l’architecte-urbaniste Robert Cruz.

Domeville-Nouvelle s’étendait le long d’une avenue d’environ deux kilomètres, figurant la barre verticale du T. Elle s’achevait sur une place en étoile, avec, au centre, le square Ranavalo qu’enjambaient deux passerelles en croix, le pont d’Oc et le pont du Troisième-Millénaire. Là, se joignaient les deux lignes figurant la barre horizontale du T : d’un côté Villecruz, la “ville avouée” ; de l’autre la ville ancienne reconstituée, Vieux-Domès.

Le jeu proposé par la télévision locale aux enfants et aux adolescents des trois Domès avait pour but de leur faire découvrir, en les distrayant, chaque quartier de la ville et son symbolisme : passé, présent, avenir.

« Maintenant, » dit l’animatrice Lina Tubal en surgissant au milieu d’une maquette de la ville en T, « une énigme de niveau 1. Elle est posée aux jeunes de Domeville-Nouvelle et de Vieux-Domès par María Torres, neuf ans et demi, et Joël Duchemin, onze ans, de Villecruz. Tous ceux du niveau 1 qui veulent jouer appuient sur la touche 4. Ceux du niveau 2 ou du niveau 3 qui veulent participer hors jeu appuient sur la touche 5 de leur appareil.

— Je joue ! » s’écria Carine et elle appuya sur la touche 4. Son nom et son code de jeu apparurent sur l’écran bis : Carine Andrewski — 53-2-1-72-DM.

— « Ce n’est pas de mon niveau. » dit Anne avec mépris. « Je ne participe pas ! »

Elle prit alors son lecteur vidéo et se mit à regarder Jane Eyre. Une petite fille brune et menue se montra sur l’écran et dit : « Écoutez l’énigme que je vous propose. Ma ville s’appelle Villecruz. Elle porte le nom de l’urbaniste Robert Cruz qui a inventé la “ville avouée”. C’est une ville avouée. Au lieu de cacher honteusement les tuyaux, les câbles, les fils qui sont ses nerfs et ses artères, et qui font d’elle une ville, elle… elle les… euh…

— Cette petite conne ne sait même pas sa leçon ! » dit Anne.

— « Mais elle n’a que neuf ans et demi ! » fit Carine. « C’est quand même bien de trouver une énigme à son âge !

— Ma ville » reprit María Torres, « est très fière de tous ses câbles et de ses tuyaux. Au lieu de les enterrer, elle les montre partout, dans des tubes transparents. Et on peut reconnaître les différents équipements à leur couleur. Par exemple, les câbles téléphoniques sont mauves ou bleus…

— Ah, il va y avoir une question sur le code des couleurs ! » annonça Carine en claquant des mains. « Je le connais ! »

Mais la suite trompa son espoir.

— « Alors, » dit la petite fille brune, « il existe un endroit où ma ville est plus avouée qu’ailleurs. Vous avez compris ? C’est facile si vous connaissez bien ma ville ! Vous repérez cet endroit sur votre écran A. Vous y êtes ? Attention : vous avez une minute ! »

Un plan de Villecruz apparut sur l'écran. Il fut aussitôt recouvert par un quadrillage coté.

— « Une minute ! » gémit Carine. « Mais je n'ai pas compris ce qu'elle veut dire !

— C'est la tour de verre ! » fit Anne d'un air dégoûté. « Tu sais, ce machin où on voit tous les trucs emmêlés. Moi, ça me donne envie de vomir !

— Tu n'as pas le droit de me souffler ! » dit Carine. « Tu es niveau 2. Presque niveau 3… »

Elle chercha tout de même la tour de verre sur le plan et se mit à pianoter les chiffres qu'elle avait relevés.

— « Presque niveau 3. » convint Anne.

La tour apparut sur l'écran bis.

— « Vous y êtes ? » répéta María. « Bien. Vous faites tourner l'image avec vos deux guides d'image. Vous regardez du côté du soleil. Vous y êtes ? Alors, vous faites trente mètres et vous vous arrêtez devant une boutique de confection. Vous avez une minute pour la trouver. Attention !

— Je ne sais pas comment compter trente mètres ! » dit Carine.

— « Tu n'as même pas le niveau de base du jeu ! » fit sa sœur sur un ton horrifié.

— « Attends, je vais chercher au hasard. Ah, ça y est ! Je vois la boutique. Ils vendent des pièces d'étoffe autocollante pour s'habiller en patchwork. Je sais où c'est !

— Vous y êtes ? » demanda la petite María Torres. « Vous regardez toujours du côté du soleil. À votre gauche, il y a une rue. Vu ? Alors, vous la prenez et vous marchez cent cinquante mètres. Vous marchez cent cinquante mètres. Vous avez une minute…

— Je ne sais pas compter cent cinquante mètres ! » dit Carine dépitée.

Mais Anne, qui s'était replongée dans son vidéo-film, ne réagit pas.

— « Eh bien, nous arrivons. » dit la meneuse de jeu. « À cet endroit de la ville, vous pouvez voir quelque chose que j'appelle un “animal sans nom”. Vous avez une minute pour le reconnaître.

— Je ne sais pas ! Je ne sais pas ! » gémit Carine.

— « Seigneur, que tu es bête ! » fit Anne. « C'est le musée du soleil. Cette espèce de machin qui ressemble à un animal de Science-Fiction. Enfin, si on veut. Entre parenthèses, leur énigme est complètement idiote. Un enfant de huit ans…

— Tu n'as pas le droit de me souffler ! » cria Carine. « C'est pas de jeu. Je vais me plaindre. Tu seras pénalisée !

— Leur jeu est idiot, de toute façon. »

À ce moment, les écrans s'éteignirent. Un voyant orange se mit à clignoter.

« Qu'est-ce qui se passe ? » demanda Carine.

Anne ne daigna pas lever la tête. Un avertissement s'imprima sur l'écran A : Incident technique. Nous vous prions de nous excuser. La suite de notre jeu dans quelques instants.

Des formes colorées se mirent à bouger, à glisser, à danser sur les écrans. Les couleurs se mélangeaient, s'associaient, se fondaient, se recomposaient…

« Interlude. » dit Carine.

L'éclat des formes lumineuses s'intensifia brusquement, projetant une vive clarté dans la pièce où se tenaient les deux jeunes filles.

Anne leva la tête.

C'est ici que leurs deux témoignages divergent brusquement.

Carine : « À ce moment, les lumières colorées ont disparu et une femme est venue. D'abord, j'ai cru que c'était Dolores, l'animatrice du jeu. Mais elle n'aurait pas dû être sur l'écran bis. Et puis ce n'était pas elle. La femme était un peu rousse, alors que Dolores est d'un blond très pâle. Elle était aussi beaucoup plus grande que Dolores. Enfin, j'ai été sûre que ce n'était pas Dolores ni une autre animatrice de la chaîne locale. J'ai pensé qu'on nous avait branchées sur une autre chaîne, à cause de l'incident, et qu'on était en train de voir un film. Je me suis dit : Bon, je vais regarder un peu en attendant. Si ce n'est pas intéressant et si le jeu ne revient pas, j'irai dans ma chambre pour travailler… J'avais des exercices de maths à faire sur cassette. Alors, je suis restée.

» La femme était sur les deux écrans. Seule. Je savais qu'il y avait une façon de connaître le titre du programme qu'on est en train de regarder, mais je n'ai pas pu me rappeler comment faire. Et puis, les deux images se sont fondues comme si j'avais été sur une émission holo. La femme rousse se tenait devant moi et elle me parlait. Oh, oui. Elle m'a parlé à moi, comme ça se fait dans certaines émissions personnalisées.

» Elle m'a dit : “Bonjour, Carine. Je suis la ville.”. J'ai demandé : “Quelle ville ?”.

» “La ville …” Un mot que je n'ai pas compris. J'ai pensé que c'était tout simplement le jeu qui continuait d'une autre façon. Peut-être une énigme du troisième degré et je n'y comprenais rien. Ce n'était pas une énigme pour moi. Alors la femme m'a expliqué : “Je suis toute la ville : Vieux-Domès, Domeville-Nouvelle et Villecruz. Je suis la ville avouée…”. J'ai demandé si elle était aussi une personne et comment c'était possible. “Je suis une ville hantée !” Je n'ai pas bien compris. “Une ville en T ? Bien sûr !”

» Elle m'a expliqué : “Une ville hantée.”. Elle m'a expliqué ce que voulait dire exactement le mot "hanté". Puis elle m'a dit qu'elle était hantée par les “losanges noirs”. J'avais entendu parler de ces losanges noirs qui apparaissent quelquefois sur les écrans de la télévision ou du téléphone. Je ne savais pas d'où ils venaient et il me semblait que personne n'en connaissait la cause. Je lui ai dit que je ne comprenais pas bien. Elle a essayé de m'expliquer ce que c'était que les losanges noirs, mais je n'ai pas compris. Elle m'a parlé de “marche à rebours”, de “barrières de potentiel” et de je-ne-sais-quoi encore. Ah oui, elle m'a dit qu'il était possible de faire pousser des légumes dans les nuages. C'était idiot, hein ? J'ai pensé que ma sœur devait bien rigoler. Mais la femme rousse n'a peut-être pas dit "légumes". Je n'ai peut-être rien compris…

» Après, elle m'a dit : “Attention, je crois que les “porcelets” arrivent…”. Je suis sûre qu'elle a dit "porcelets" ou un mot comme ça.

» Et puis c'est les losanges noirs qui sont arrivés. Ils sortaient des écrans en tourbillonnant. Ils étaient très petits, mais aussitôt sortis de la télévision, ils se sont mis à grandir et il y en avait partout dans la pièce. Ils tombaient sur la femme rousse, ils se plaquaient à son corps et on aurait dit qu'ils rentraient à l'intérieur. Elle hurlait comme une folle. Je n'entendais plus que ses cris de peur ou de douleur ou je ne sais quoi. Enfin, j'ai distingué quelques mots, et en même temps, elle me faisait signe de couper la télévision.

» J'étais affolée. Je n'ai pas pensé à mon boîtier de télécommande. Je me suis précipitée vers le poste et c'est alors que les losanges noirs m'ont attaquée. J'en avais sur les mains, sur la figure, sur tout le corps. J'ai déjà touché des serpents au zoo de Lunabelle. C'était tout à fait pareil : un peu froid, un peu écailleux, mais très lisse. On aurait dit des petits serpents plats. Il y en avait un qui essayait d'entrer dans ma bouche, un autre dans mes yeux. J'étouffais. Je ne pouvais même pas crier. J'ai vu une phrase sur l'écran : La ville est morte. Je me suis retournée : la femme était couverte de losanges noirs de la tête aux pieds. Elle se débattait encore un peu, mais on ne voyait plus son corps, ni sa figure, ni ses vêtements. Et Anne…

» Anne, c'était incroyable. Elle flottait près du plafond, soutenue par les losanges noirs qui semblaient l'emporter. Elle avait les yeux fermés, elle étendait les bras comme pour nager et ses cheveux restaient étalés autour de sa tête. Je ne pouvais même pas crier !

» Puis les losanges ont commencé à entrer en moi et j'ai perdu connaissance. Je me suis réveillée à l'hôpital… »

Le témoignage d'Anne Andrewski fut beaucoup plus bref et moins extraordinaire : « Tout à coup, je me suis rendu compte que la télévision était muette. Puis j'ai vu l'annonce sur l'écran : La suite de notre jeu dans quelques instants. Alors, Carine s'est levée et elle a dit : “Je vais travailler dans ma chambre en attendant.”. J'ai haussé les épaules. J'ai continué de regarder ma cassette de Jane Eyre. La télévision locale est toujours détraquée. Le jeu la Ville en T est interrompu chaque fois par des incidents techniques.

» Un moment plus tard, j'ai regardé l'écran. Il était toujours vide. Puis j'ai remarqué que des formes géométriques le traversaient à grande vitesse. J'ai cru d'abord que c'étaient des sortes de fuseaux. En regardant mieux, j'ai reconnu des losanges très aplatis, comme s'ils étaient étirés par la vitesse. Des losanges gris… On en avait déjà parlé. D'après ce que j'ai entendu dire, ça vient d'un parasitage électronique des câbles de transmission. Et ça peut être dangereux. J'ai voulu éteindre la télévision, mais je n'ai pas eu le temps. Il y avait une lampe allumée à côté du poste et puis mon lecteur : tout s'est éteint en même temps. J'ai compris que c'était une panne d'électricité. En plein milieu de l'après-midi, cela ne semblait pas grès grave, mais je n'avais jamais vu de panne de courant et ça m'a beaucoup angoissée. Je me suis demandé si c'était la guerre…

» À ce moment, j'ai entendu ma sœur crier dans sa chambre. J'ai pensé qu'elle avait dû allumer une lampe et qu'elle avait été effrayée par la panne. J'avais soif et j'étouffais un peu. Je suis allée dans la chambre de Carine. J'ai trouvé ma sœur étendue sur son lit, en train de crier et de se tordre. Elle était presque nue. Une seconde, j'ai cru qu'on l'avait attaquée. Mais il n'y avait personne. Elle avait arraché elle-même ses vêtements en se débattant. Elle semblait repousser quelque chose qui essayait de lui serrer la gorge et de lui écraser la figure.

» Soudain, elle m'a vue. Elle a crié : “Les losanges ! C'est eux ! Ils me…”. Et puis sa voix s'est étranglée. Elle avait renversé son téléphone. Alors, j'ai couru au séjour et j'ai eu juste le temps d'appuyer sur la touche U. Je suis tombée comme si on m'avait assommée.

» Mais je n'avais pas de mal et je suis revenue à moi à l'arrivée des secours. »

Il y eut d'autres incidents techniques à la télévision de Domeville. Ils furent tous marqués par l'apparition des losanges noirs ou gris. Carine Andrewski avait subi une véritable agression de la part des mystérieux “parasites électroniques”. Elle s'en tira sans dommage physique. Le traumatisme nerveux qu'elle avait subi laissa des traces ineffaçables ; mais, après deux mois de repos, elle pouvait de nouveau mener une vie normale et reprendre ses études. Mais, le 14 novembre, un enfant de Vieux-Domès, Martin-Pierre Javan, âgé de douze ans, mourait pendant le jeu de la Ville en T. Il avait été, lui aussi, étouffé par les losanges noirs…

Le jeu fut supprimé. Puis les émissions de télévision locale furent suspendues. Les losanges noirs commencèrent à apparaître sur les écrans téléphoniques des trois villes. Le 6 décembre, une femme de trente et un ans, Laura Zedri, fut attaquée par des formes fantomatiques surgies de son téléphone. Elle mourut quelques heures plus tard au centre hospitalier de Domeville-Nouvelle.

Cependant, le 11 octobre, un garçon de Villecruz, R.H., âgé de douze ans, avait vu une jeune fille brune sortir de l'écran pendant le jeu de la Ville en T pour lui dire qu'elle était la Ville, une ville “hantée”. Elle lui expliqua que cette hantise était provoquée par la tour de verre et “tous ses trucs emmêlés”. La tour de verre, encore appelée “centre polyvalent”, était le véritable ganglion nerveux de la cité trois-phases. Elle liait totalement les trois quartiers en rassemblant sous ses parois transparentes les commandes de télécommunication, d'électricité, d'adduction de gaz, de carburant liquide et d'eau pour Villecruz, Domeville et Vieux-Domès. Et encore pas mal d'autres choses…

Et donc, la fille brune qui parlait au nom de la Ville, avait dit au jeune R.H. que cette situation était devenue intolérable, qu'elle se sentait prête à éclater, qu'elle ne pouvait plus supporter d'être ainsi attachée, ligotée. Pour la sauver, il fallait d'urgence déconnecter la tour de verre et rendre à chaque quartier son indépendance… Du moins c'est ce que le jeune garçon put raconter lorsqu'il fut remis du choc qu'il avait subi. Son récit ne fut pris au sérieux par personne jusqu'au milieu de décembre. Il fut alors repris par les media, malgré une situation internationale tendue qui retenait largement l'attention du public. Un nouvel accident grave, dû aux mystérieux losanges noirs, motiva une campagne de presse contre la tour de verre.

Les techniciens criaient à la superstition, à la chasse aux sorcières. Selon les électroniciens et les informaticiens, il n'y avait aucune raison raisonnable d'intervenir contre la tour de verre. Mais l'urbaniste Norman Andrewski, le père de Carine, avait fait depuis l'accident de sa fille une enquête approfondie et il se joignit au chœur des ennemis de la tour.

Reprenant les thèses d'un certain Joseph Quantd, il soutint que le “ganglion technologique” de la ville avouée se comportait comme un “ordinateur-processus”. Mais on ne savait presque rien à cette époque sur les ordinateurs-processus : seulement qu'il s'agissait de structures susceptibles de se constituer spontanément en agents de traitement de l'information… Autrement dit, Norman Andrewski affirmait que la tour de verre fonctionnait en certaines occasions comme un embryon de cerveau.

Elle fut démantelée au début de 2011. Le 4 janvier exactement, ouvriers, techniciens, fonctionnaires et quelques autres “tuèrent” la ville en T, la ville hantée, la ville schizophrène qui avait pris conscience d'elle-même pour devenir folle.

La guerre mondiale de 2012 a sans doute retardé d'un quart de siècle une évolution qui était, de toute façon, inévitable. En 2050, presque toutes les villes du monde étaient devenues conscientes. Elles le resteront quoi qu'il arrive. Après avoir si longtemps vécu en elles, les humains devront apprendre à vivre avec elles.

Première publication

"la Ville en T"
››› Germes de barbarie 1, 15 septembre 1979