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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury les Triformes

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

les Triformes

« Un appel de Larsa, Résident. Une certaine Diella Britt Larib.

— Diella Britt sur Ishtar ? »

C'était incroyable. L'univers est petit, même lorsqu'il compte quatre cent cinquante planètes organisées ! pensa Daïdik.

« Je le prends. » dit-il à son assistante.

Daïdik Jer Lor occupait la fonction de “résident spécial” sur Ishtar, quatrième planète du soleil de classe G Shamash. Installé dans une base permanente avec une trentaine de personnes, il représentait la Confédération des Systèmes organisés sur ce monde qui avait connu la richesse et la gloire à l'époque dite de l'Ingénierie, mais qui n'était plus qu'un rendez-vous d'archéologues et de nostalgiques du Lointain Passé.

Il restait pourtant quelques centaines de milliers d'habitants dans les vastes forêts, les riches vallées et les villes automatiques d'Ishtar. Sur le continent où se trouvait la base de Daïdik, on comptait une demi-douzaine de tribus humaines et des clans de Triformes mystérieux et difficiles à dénombrer. Tous étaient membres de plein droit de la Confédération dont ils ignoraient sans doute l'existence, mais qui tenait à protéger leur tranquillité et la pureté de leurs traditions.

Le jeune Résident assurait, entre autres missions, cette délicate surveillance. Il partageait aussi, avec la plupart des touristes, le goût du Lointain Passé et l'amour de l'archéologie ishtarienne. Ce monde était désormais le sien et il pensait le connaître mieux que personne.

« Diella ? Toi ici ? »

Une jeune femme brune et frisée souriait sur l'écran stéréo. Elle lança d'une voix agréable le « Pô-wom ! » qui était le salut familier des citoyens de la Confédération.

« Mes excuses pour n'avoir pas appelé plus tôt, Daïdik. Je ne connaissais pas le nom du Résident d'Ishtar.

— Aucune importance. » répondit Daïdik. « Mais que fais-tu à Larsa ? Du tourisme ? »

La jeune femme eut l'air embarrassée.

— « Je crois qu'il y a un malentendu. Voyons, en tant que Résident, tu as bien été prévenu de l'arrivée des réfugiés de Tellom ?

— J'ai donné mon accord pour l'utilisation de Larsa comme centre d'hébergement provisoire. J'ai aussi envoyé un rapport sur les précautions à prendre en cas d'installation. Mais on ne m'a jamais répondu et je n'ai eu aucune nouvelle de l'affaire. Naturellement, je ne savais pas que les réfugiés étaient là.

— Ils commencent à arriver au satellite de transit. » dit Diella. « Leur monde a été ravagé par un raz-de-marée colossal. Beaucoup sont dans un triste état et…

— Je m'en doute. » coupa Daïdik. « Larsa est une ville intacte et vide. Le choix était bon. Mais… je suppose que mon rapport a été remis ?

— Je ne sais pas. Aucun responsable ne m'en a parlé. Si j'avais vu ton nom sur un document, je t'aurais appelé tout de suite. Je m'occupe de… de l'installation, justement.

— On ne t'a pas prévenue des risques ?

— Des risques ? Notre ordinateur prétend qu'il n'y a strictement aucun danger. À part les serpents d'eau… Mais ils sont loin.

— Ton ordinateur ne connaît peut-être pas très bien Ishtar. Il y a des Triformes qui dorment dans la forêt de Sillanpââ, à quelques kilomètres de Larsa… Ils dorment encore — du moins en principe. Mais le printemps arrive tôt dans cette région. Ils ne vont pas tarder à se réveiller. Il faudrait…

— Excuse-moi. » dit Diella. « Je suis vraiment débordée. On m'appelle et il paraît que c'est urgent. Je reprendrai contact le plus tôt possible. Au revoir ! »

Bien que la situation lui parût grave, Daïdik Jer Lor s'accorda quelques minutes de réflexion et de rêverie.

Il avait connu Diella Britt Larib à l'institut Xieng-Mai, une douzaine d'années plus tôt, chronologie standard des Systèmes organisés, soit à peine cinq ans d'Ishtar. L'enseignement n'était pas son métier. Il était venu parler aux étudiants des mondes gravitant autour de Shamash ; et il n'avait d'autre but que de recruter des débutants en diverses spécialités, pour l'équipe permanente qu'il devait former. Il avait espéré convaincre Diella, qui s'intéressait au Lointain Passé, aux vestiges de l'Ingénierie, mais qui n'avait pas de carrière précise en vue.

À son grand regret, il avait échoué. Diella avait choisi un autre destin.

Daïdik reporta son attention sur le calendrier. Le continent principal de l'hémisphère nord comptait six saisons. On était au milieu de la deuxième. Ce qu'on aurait pu appeler le printemps commençait. La première vague de tempêtes achevée, on pouvait compter sur quarante à soixante jours de beau temps. Le moment était bien choisi pour débarquer les réfugiés ; mais peut-être était-ce simplement un coup de chance.

Ce serait parfait si ce n'était pas aussi l'époque où les Triformes se réveillent, sortent de leur territoire et se répandent un peu partout…

Il pianota sur son télématch.

« Nadine Kaer Tchali ? »

Le Sas (Système automatique de Suite) répondit que la jeune femme n'était ni chez elle ni à son bureau. On continuait de la rechercher.

Nadine Kaer était la meilleure spécialiste des Triformes à la base — et presque la seule depuis que le vieil Edaïn Hvar Kanog était retourné à son village. Daïdik désirait étudier avec elle, de toute urgence, le problème posé par l'installation des réfugiés à Larsa, c'est-à-dire tout près des forêts habitées par les Triformes. Le Sas le rappela quelques minutes plus tard. Nadine Kaer était en mission d'étude à Sillanpââ.

Sillanpââ, la forêt des Triformes… Daïdik décida de la rejoindre immédiatement.

Un convertible hélijet Fornax 128 le déposa au sommet d'une colline nue, entre la ville de Larsa et les forêts de Sillanpââ, et rentra automatiquement à la base. Il avait un équipement de campagne modèle “one day” et la combinaison de protection multiclimax appelée “faust”.

Avant même qu'il ait fini de se repérer, Nadine l'appelait à son poste d'épaule.

« Sas m'a avertie de ton arrivée dans le secteur. Qu'est-ce qui se passe ?

— Rien de grave pour le moment… mais ça pourrait venir. Je voudrais voir les Triformes avec toi.

— Je suis à la limite de leur territoire. Tu peux me rejoindre ?

— J'ai un gravi-sustentateur Mark III. Je viens ! »

Nauséeux, les yeux rougis par le voyage aérien, malgré les lunettes de protection, et le cœur un peu battant, Daïdik se posa une demi-heure plus tard à la lisière d'une immense forêt bleu noir, tout près d'un frênoak isolé que Nadine avait choisi comme point de repère. Le feuillage du gros solitaire faisait une tache vert pâle sur la prairie d'un jaune hivernal. Nadine se tenait sous l'arbre, à côté d'un petit chariot automoteur qui transportait son équipement.

La jeune Noire avait planté dans son chignon une grosse fleur pourpre vaguement semblable à une orchidée terrestre. Elle souriait d'un air grave.

— « Quand les frênoaks mettent leur feuillage, les Triformes s'éveillent. Quand les vandas d'Ishtar éclosent, » ajouta-t-elle avec une geste vers la fleur, sur sa tête, « les Triformes sortent de leur territoire… Ils sont là, au sud, à moins d'un kilomètre. »

Daïdik embrassa sa collaboratrice sur la joue gauche et l'épaule droite, à la mode ishtarienne. Elle était un peu plus grande que lui. Elle eut un sourire grave qui égaya à peine son visage. Son regard sombre avait une douceur rêveuse. Daïdik rejeta en arrière ses épais cheveux roux que le vent de la course avait ébouriffés.

— « Sais-tu que les réfugiés de Tellom commencent à arriver à Larsa ?

— Sas m'a transmis ton message. Oui, je comprends le problème… Bon, je ne voudrais pas récriminer maintenant. Mais si on avait fait plus d'efforts pour communiquer avec les Triformes, ça nous aiderait diablement. Je connais une cinquantaine de mots de leur langue neutre et ça ne me sert à rien. Il y a trop de mystère dans leur comportement. Je suppose que tu voudrais éviter qu'ils aillent à Larsa et qu'ils rencontrent les réfugiés ?

— Oui. Voici comment je vois les choses. Tu m'arrêteras si je me trompe. Les Triformes quittent leur territoire et se répandent sur le continent qu'ils considèrent comme “territoire libre”. Nous ne leur avons jamais dit le contraire, d'ailleurs. Cette notion de territoire est très importante pour eux, n'est-ce pas ?

— Oui. Mais nous comprenons mal leur point de vue.

— Ils sont en forme neutre, c'est-à-dire sans aucune agressivité…

— Et presque sans affectivité. Sauf envers leurs jeunes. Ils semblent errer au hasard. On dirait des somnambules. Ils sont très vulnérables.

— Mais dès le milieu de la deuxième saison (à peu près maintenant), ils sont capables de prendre la forme de combat s'ils sont menacés.

— Ou s'ils se croient menacés. Par les boas ou par d'autres Hommes…

— C'est exactement ça. Et, à mon avis, le danger réside dans ce fait… Bon, ils vont fatalement s'approcher de Larsa, comme ils le font chaque année. Et peut-être y pénétrer, comme ça leur est arrivé, si je ne me trompe pas, une fois ou deux depuis que je suis sur Ishtar. Bien que la ville ne les intéresse pas beaucoup, il me semble… Je suppose que Larsa est classée pour eux “territoire libre”. Mais si les accès étaient fermés et que les gens (c'est-à-dire les réfugiés) ne quittaient pas l'enceinte, à ton avis, est-ce que les Triformes ne penseraient pas que ce territoire leur est interdit ?

— Malheureusement, je ne peux rien affirmer. » avoua Nadine. « Je connais mal leur conception du territoire. Je ne sais pas ce qu'ils penseraient. Mais, dans ce cas, je crois qu'ils n'essaieraient pas d'entrer à Larsa. C'est ce qui t'intéresse ?

— Oui, bien sûr. Mais supposons qu'ils rentrent. D'ici à quelques jours, ils seront prêts à prendre la forme mimétique. À ce moment-là, ils se mêleront aux habitants, aux réfugiés, ils tâcheront de leur ressembler le plus possible pour faire ami-ami avec eux. Cela créera sans doute quelques difficultés psychologiques et autres. Mais ce ne sera pas dangereux. Les réfugiés s'amuseront beaucoup, du moins certains d'entre eux, et ils perdront vite toute prudence. Il y aura alors des incidents, presque à coup sûr. Un jour ou l'autre, un Triforme sera attaqué ou croira qu'il l'est. Il prendra la forme de combat… Qu'est-ce qu'il en résultera ? Est-ce que beaucoup d'autres l'imiteront ? Attaqueront-ils les Humains ?

— Je t'arrête. » dit vivement Nadine. « Tu as parlé d'Humains… Mais les Triformes sont aussi des Humains. À mon avis les plus beaux et les plus parfaits qui aient jamais existé, même s'ils sont issus d'une expérience génétique condamnable dans son principe !

— Excuse-moi. J'admire les Triformes presque autant que toi… ce qui ne m'empêche pas de m'inquiéter pour les réfugiés. Tu ne peux pas répondre à mes questions, n'est-ce pas ?

— Non. » avoua Nadine. « La forme de combat se manifeste assez rarement et nous la connaissons mal. Quant au mécanisme de passage d'une forme à l'autre, c'est le grand mystère. Le réflexe joue automatiquement contre les boas… »

Laissant leur matériel sous le frênoak, Daïdik et Nadine s'éloignèrent à pied vers le sud. Ils rencontrèrent bientôt les premiers Triformes : un solitaire de petite taille puis un groupe d'une dizaine d'individus, parmi lesquels trois ou quatre enfants. Ils avaient encore la fourrure grise de la forme neutre. Même leur visage était couvert d'un fin duvet. Quelques-uns étaient nus. La plupart portaient des vêtements sommaires, pagnes ou shorts, gilets ou chemises, jambières… Ils tissaient leurs étoffes à partir d'une sorte de pâte universelle, produite par fermentation bactérienne et nommée d'un mot qui signifiait “magma”. La pâte servait aussi à construire les habitations et les meubles, ou ce qui en tenait lieu.

Le solitaire suivit son chemin sans prêter la moindre attention aux deux visiteurs. Nadine s'avança vers le groupe et prononça quelques mots. Daïdik se tint un peu en retrait. Il nota que les hommes et les femmes étaient difficiles à identifier… Plusieurs individus s'arrêtèrent pour écouter Nadine, sans manifester un intérêt particulier. Personne ne lui répondit. La troupe repartit, apparemment sans but. La jeune Noire haussa les épaules et rejoignit son compagnon.

« On dirait qu'ils ne sont qu'à moitié réveillés. De toute façon, la forme neutre n'est pas une forme de communication. C'est la forme de la vie végétative, sommeil, hibernation… la forme de travail et peut-être la forme de la vie spirituelle, méditation ou je ne sais quoi.

— Qu'est-ce qu'ils mangent ? » demanda Daïdik.

— « Ils font une espèce de soupe fermentée. C'est leur seule nourriture sous la forme neutre. En forme mimétique, ils mangent n'importe quoi, c'est-à-dire, en principe, la nourriture de l'espèce à laquelle ils essaient de s'assimiler… Mais tu ne m'as pas laissée finir. La forme de communication est la forme mimétique, de toute évidence. Mais quand ils sont dans cet état, ils sont idiots. Bon, j'exagère… Ils sont gentils, sociables, aimants. Mais ils n'ont rien à dire sur eux-mêmes, parce qu'ils ne sont plus eux-mêmes. Tu vois la difficulté. Et, naturellement, quand ils prennent leur forme de combat, mieux vaut se sortir de devant !

— Parfait. » dit Daïdik. « Ou plutôt, non : c'est désespérant… Je te propose maintenant d'aller à Larsa prendre contact avec les responsables de l'installation des réfugiés. »

Daïdik rappela le Fornax. En attendant le retour de l'appareil, le Résident et sa compagne marchèrent au hasard à la limite du territoire des Triformes. Ils rencontrèrent encore des neutres isolés et un autre groupe, fort d'une trentaine d'individus, au pelage soyeux et à l'air taciturne. Pas plus que la première fois, Nadine Kaer ne réussit à engager le dialogue avec les nouveaux éveillés…

L'époque dite de l'Ingénierie avait commencé mille ans plus tôt, chronologie standard. La confédération des Systèmes organisés n'existait pas encore. L'Humanité étendait son règne sur une centaine de mondes. L'ampleur de ses rêves égalait encore sa puissance technologique… et peut-être son inconscience. Les ingénieurs terriens construisaient dans l'espace des îles grandes comme Java ou Cuba. Ils transformaient les planètes pour les rendre pareilles à la Terre ou à n'importe quel autre modèle. Sur ces planètes, ils bâtissaient des villes automatiques ou des millions d'être pouvaient vivre sans l'intervention d'un seul technicien humain : les ordinateurs et les robots se chargeaient de tout. Certaines villes étaient conçues pour durer, pour fonctionner pendant des siècles, qu'elles soient habitées ou non. Pourvu que l'énergie ne vienne pas à manquer, elles assuraient elles-mêmes leur entretien et le remplacement des unités usées.

Larsa était dans ce cas. Vieille de deux cent cinquante années standard, elle tirait son énergie du soleil Shamash et de la “terre chaude” (ou géothermie). Désertée depuis un siècle par ses anciens habitants, elle était prête à recevoir les réfugiés de Tellom.

À l'époque de l'Ingénierie, on avait fait également de nombreuses tentatives pour modifier l'Homme, soit pour l'adapter aux conditions de vie des autres mondes, soit pour en faire un serviteur docile ou une machine biologique. Dans un cas au moins, on avait essayé de créer un être supérieur : équilibré, délivré des contradictions et des conflits, capable de vivre avec une grande intensité, de connaître des expériences très variées, de tirer de son existence le maximum de jouissance et le minimum de souffrance… En somme, un être possédant une aptitude exceptionnelle au bonheur. Particularité fondamentale : cette créature présenterait trois types physiques, qu'elle pourrait adopter suivant certains cycles ou selon les circonstances ; et à chaque type correspondrait naturellement une attitude mentale différente…

Les ingénieurs généticiens avaient si bien réussi que les Triformes se contentaient de vivre tranquillement là où ils étaient nés, du moins tant qu'on ne les embêtait pas, au lieu de cherche à conquérir l'univers. Ils ne cherchaient pas non plus à produire plus qu'il n'était nécessaire pour assurer leur nourriture, leur habillement et leur logement. Et tout cela, en outre, de façon très économique… On avait fini par les considérer comme une régression. On les avait réduits au rang de curiosité ; puis, la curiosité même avait cessé. Ils n'étaient plus qu'une dizaine de milliers sur une planète presque abandonnée : Ishtar.

…Diella Britt Larib et son adjoint, un grand jeune homme blond, souriaient d'un air sceptique et agacé en écoutant Nadine Kaer Tchali parler de ses chers Triformes avec un enthousiasme qui se teintait de mépris pour les Humains ordinaires.

« Notre ordinateur… » commença l'adjoint.

— « Écoutez. » coupa Daïdik. « L'homme qui connaît le mieux les Triformes est un vieil Edaïn nommé Hvar Kanog, qui a vécu autrefois à la base et qui est maintenant chef d'un village, dans la vallée, à environ cent cinquante kilomètres de Larsa. Tu devrais le voir, Diella.

— Eh bien, » dit la jeune femme, « quand j'aurai le temps, j'irai rendre visite à ton Kanog. Mais pas avant une demi-saison d'Ishtar.

— Le temps presse. » insista Nadine.

Daïdik renonça à discuter et gagna la terrasse. Il avait eu beaucoup de peine à rencontrer Diella et son adjoint. D'abord parce que la ville était vaste, complexe et vide. Les nouveaux arrivants, réfugiés et accompagnateurs, un peu grisés par les possibilités qu'elle leur offrait, s'étaient dispersés à travers plusieurs dizaines de quartiers, plusieurs centaines de tours, plusieurs milliers de rues, sans aucun ordre ni contrôle. Même les responsables s'éparpillaient aux quatre coins d'une cité qui mesurait cent cinquante kilomètres de périmètre… De plus, Diella ne maîtrisait pas la situation et elle s'en rendait compte ; elle subissait visiblement l'influence de son adjoint, hostile à toute collaboration avec le Résident. Elle ne faisait rien pour faciliter les contacts.

Daïdik observa l'étrange paysage urbain de Larsa. Il la trouvait naturellement inchangée. Tant que quatre-vingts pour cent de ses mini-centrales d'énergie et de ses systèmes de maintenance fonctionneraient à peu près bien, elle ne changerait pas. Ou, du moins, pas plus que les programmes anciens, contenus dans la mémoire de ses ordinateurs, ne l'avaient prévu…

— « Il y a bien assez de place pour vingt-cinq mille réfugiés ! » dit Diella en désignant le panorama d'un geste large. « Et même pour cinquante mille… et pour tous les Triformes d'Ishtar s'il leur plaît de venir nous rejoindre.

— Vous n'avez rien compris ! » fit amèrement Nadine Kaer. « Ce n'est pas un problème d'espace, tout au contraire. »

Daïdik ne voulait pas prendre parti dans cette querelle.

Devant lui, le soleil couchant rosissait les toits multiformes de la ville. Du moutonnement chaotique des immeubles, édifices et monuments, surgissaient des pagodes et des pyramides, des champignons de métal et des dômes de verre, des arches renversées et des bouquets de sphères ouvertes, de faux navires voguant sur des forêts d'aiguilles, des grappes d'ovoïdes tournant autour de mouvantes spirales… Les rayons de Shamash couvraient Larsa d'une pluie d'or et d'argent et traçaient dans ce décor en labyrinthe des myriades d'arcs-en-ciel éclatés.

Mais depuis la terrasse du Centre d'Observation astronomique où se tenaient le Résident et ses amis, il était impossible de distinguer un seul habitant, nouveau ou ancien. Les véhicules, grosses bulles transparentes, pareilles à des larmes, stationnaient dans leurs alvéoles, tout au long des voies de circulation. Quelques bandes de transport, les trottoirs roulants, étaient en mouvement, mais sans le moindre passager. Des milliers de réfugiés avaient disparu dans la ville comme trois lapins dans un bois touffu.

— « Elle est si belle. » dit soudain Daïdik. « Au fond, je serais très heureux si les Triformes décidaient de venir l'habiter.

— Oui mais… » commença Nadine.

— « Espérons que tout ira bien. Nous devons rentrer à la base.

— Tout ira bien ! » dit Diella.

Le Fornax ramena le Résident et sa collaboratrice à Sippar.

« On ne peut plus empêcher les réfugiés d'aller où bon leur semble. » dit la jeune Noire. « Souhaitons qu'ils restent tous à l'intérieur de la ville.

— Tu penses donc que s'ils ne sortent pas, les Triformes n'auront pas l'idée de les rejoindre à Larsa ?

— Je ne suis sûre de rien. Mais cela me paraît peu probable. Et même si un petit nombre d'entre eux allaient se promener dans la nature, une rencontre ne serait pas fatale. Et même si quelques rencontres avaient lieu, il ne serait pas fatal que les Triformes se précipitent en masse dans la ville… Seulement, je ne sais pas où se situe le seuil du danger. Qu'en penses-tu ?

— Rien ! » fit Daïdik en riant.

— « Qu'est-ce que tu vas faire ?

— Attendre. Et toi ?

— Retourner du côté de Sillanpââ et reprendre mes observations. Et si un groupe de Triformes se dirige vers Larsa, je le suivrai.

— Excellent programme. » dit Daïdik.

De retour à la base, le Résident demanda à la Surveillance planétaire de l'informer de tout mouvement dans la région de Larsa. Puis il pria son assistante d'envoyer un message au vieil Edaïn Hvar Kanog, chef du village de Waïgor, pour le tenir au courant de la situation.

Il avait, bien sûr, d'autres questions à étudier, d'autres problèmes à résoudre. Les uns et les autres lui semblaient maintenant sans grand intérêt. Il se rendait compte soudain que son rôle consistait à veiller sur un monde mort en sursis — en prolongeant le sursis. Il avait, jusqu'ici, poursuivi avec zèle toute intrusion dans son domaine réservé. Peu à peu, Ishtar était devenue pour lui une œuvre d'art figée et fragile, le cimetière sacré du Lointain Passé… Il jugeait mauvais tout ce qui pouvait troubler l'ordre immuable de la planète. Y compris le retour de la vie.

En réécoutant le rapport qu'il avait adressé à l'Autorité générale, il s'aperçut qu'il avait assorti son accord de si nombreuses conditions et considérations que c'était presque un refus. À la suite de quoi, l'Autorité avait préféré se passer de son aide… Diella Britt Larib et son arrogant adjoint avaient sans doute des torts ; mais les siens étaient peut-être beaucoup plus grands.

Il dut reconnaître qu'il s'était figé, comme la planète elle-même. Et maintenant, son point de vue commençait à changer. Ishtar méritait mieux que son triste sort actuel. Les Triformes étaient dangereux parce qu'ils étaient vivants. Tout ce qui est vivant est dangereux. Mais Ishtar méritait de revivre.

Le deuxième printemps couvrait les terres du continent de fleurs pourpres et de feuillages bleus. Les Triformes quittaient leur forêt et se répandaient dans les plaines et les riches vallées du sud, à la recherche de nourriture : poissons, lézards, fruits, racines, champignons… Quelques milliers d'entre eux s'approchaient de Larsa. En même temps, quelques centaines de réfugiés s'étaient dispersés autour de la ville. Désormais, une rencontre devenait possible.

C'était l'époque où les Triformes avaient le plus de propension à prendre la forme mimétique (improprement appelée “forme d'amour”). Nadine Kaer confirmait en tous points les informations transmises par la Surveillance planétaire. La jeune femme soumit au Résident un plan qu'elle nommait Contre-feu. Il s'agissait d'attirer les Triformes loin de Larsa — ou du moins d'essayer avec l'aide de cent ou deux cents volontaires… Cela semblait faisable. Daïdik hésita une journée entière. Puis il décida de refuser l'opération Contre-feu. Quelque chose pouvait naître de la rencontre des Triformes et des réfugiés de Tellom.

« Je prends le risque. » dit-il à Nadine.

— « Tu es fou ! » répondit la jeune Noire. « Mais pour l'avenir des Triformes, tu as peut-être raison. »

La première rencontre eut lieu trois jours plus tard assez loin de la ville. D'autres suivirent très vite. À la fin de la deuxième saison, quelques Triformes isolés pénétrèrent à Larsa. Daïdik appela Diella.

« Tu as de la visite. Je suppose que tu le sais ?

— On m'a prévenue. J'espère que tout ira bien.

— Je l'espère aussi. Tiens-moi au courant. Je suis prêt à reconnaître certaines de mes erreurs, si tu le désires. Nous pourrions reprendre sur des bases nouvelles les discussions que nous avions entamées à l'Institut.

— D'accord. » fit Diella. « Dès que la crise sera résolue ! »

Les événements suivirent leur cours logique. Daïdik était informé par Nadine, qui avait rejoint l'avant-garde des Triformes à l'intérieur de la ville, et par Diella et son adjoint qui se montraient désormais beaucoup plus coopératifs. Il y eut bientôt plusieurs dizaines de milliers de Triformes à Larsa. Tous avaient pris la forme mimétique. Tous et toutes… Les responsables des réfugiés étaient un peu affolés. Daïdik leur recommanda sang-froid et vigilance. C'était aussi la recommandation qu'il se faisait à lui-même chaque heure de chaque jour.

La forme mimétique séduisait généralement ceux qui se découvraient ainsi dans un miroir flatteur et amical. À peine un dixième de la communauté tellomite manifesta au début des réactions de rejet, qui s'atténuèrent d'ailleurs en grande partie. Diella signala bientôt une profusion d'idylles et d'amitiés fraternelles… Les Triformes s'efforçaient de ressembler le plus possible aux réfugiés, en les idéalisant. Leurs types préférés semblaient être les jeunes filles blondes et bronzées, et les jeunes hommes de carrure athlétique, à la peau rouge et noire, aux longs cheveux sombres et aux pieds agiles. Mais leur capacité d'adaptation était très grande. Après quelques jours, il devint très difficile de distinguer les Tellomites vrais des imitations…

L'Edaïn Hvar Kanog fit connaître son point de vue à Daïdik.

« Pour leur équilibre, les Triformes ont absolument besoin de passer par la forme mimétique. Malheureusement, on les a condamnés à vivre sur une planète quasi-déserte. Ils n'ont que nous pour modèles. Nous, c'est-à-dire les tribus de la vallée… C'est bien trop peu. Ils sont devenus sauvages et craintifs. Ils s'enferment pour un rien dans leur forme de combat. Et ils deviennent alors follement agressifs… Si un accident arrive, prévenez-moi : je pourrai peut-être faire quelque chose. À bientôt, Résident.

— À bientôt, Kanog. »

Le premier accident eut lieu au tout début de la troisième saison. Au cours d'une altercation avec un réfugié, un visiteur mimétique prit sa forme de combat. Mais il ne la garda qu'une minute. Son antagoniste s'en tira avec une bonne correction…

« Tout va bien. » dit Diella à Daïdik. Mais son assurance semblait un peu ébranlée.

Les affrontements se multiplièrent dans les jours qui suivirent. On commença à compter des blessés des deux côtés. Les Triformes semblaient gravement perturbés. Certains retournaient à la forme neutre. Un réfugié tira avec une arme de chasse sur un “combattant”. Celui-ci fut à peine égratigné : la forme de combat donnait aux individus qui l'adoptaient une relative invulnérabilité. Mais il devint furieux et se lança en chasse après avoir pulvérisé le fusil de son agresseur.

Grâce aux prises de vue effectuées par l'équipe de Diella, Daïdik put assister sur l'écran de son télématch au changement de forme d'un mimétique. “Un” qui était, en réalité, “une”. Une jolie jeune femme au teint café au lait glissait sur un trottoir lent, tenait par la main son compagnon et fit face au groupe.

Les agresseurs eurent le temps de lever leur matraque et leur couteau, mais ils n'eurent pas le temps de les abattre. La douce jeune femme se transforma instantanément, de façon presque magique, en un redoutable combattant, aux muscles durs, aux réflexes foudroyants. Sa peau avait pris un aspect métallique… Sa transformation évoquait celle des super-héros dans les films du Lointain Passé. Un lambeau de robe à fleurs vola sur le coin de l'écran et l'image fut coupée.

Daïdik ne connut jamais le résultat de l'affrontement, qui avait en soi peu d'importance.

Le jour même, il reçut un appel de la Surveillance planétaire.

« Il existe à Larsa des systèmes de sécurité intérieure dont nous contrôlons la mise en action. Devons-nous les déclencher ? »

Daïdik hésita une demi-douzaine de secondes. La tentation l'effleura de se décharger de ses responsabilités sur les sécurités séculaires de la ville. Mais cette intervention pouvait avoir des effets extrêmement néfastes dans le présent et aggraver les risques pour l'avenir.

— « Non. » dit-il. « Pas encore. »

Le premier mort fut un vieillard tellomite, renversé par hasard au cours d'une bagarre confuse. Le second, une femme triforme, abattue en forme de combat par une arme lourde d'origine inconnue.

Diella appela Daïdik au secours.

« Viens tout de suite. J'ai peur !

— Il faut absolument que je fasse un détour par le village edaïn de la vallée. Essaie de rassembler au maximum les réfugiés. Les Triformes suivront le mouvement et… À bientôt, Diella. »

Hvar Kanog attendait le Résident devant sa modeste case de frênoak rouge. Le paysage était l'un des plus beaux du continent. Daïdik, le cœur un peu serré, admirait le village de bois dans sa clairière multicolore.

Le chef edaïn se tenait très droit au milieu des fleurs géantes qu'il dépassait d'une tête. Il mesurait un peu plus de deux mètres : une taille normale pour un homme de sa race. Son visage long et osseux, couvert d'une fine barbe grise, ressemblait à celui d'un Triforme neutre. Ses yeux immenses brillaient sous une barre de sourcils blancs.

Après les salutations rituelles et un long silence, le vieil homme dit à voix basse : « Cette vallée est un paradis, Résident. Ou du moins ce serait un paradis s'il n'y avait pas la quatrième saison et ses tempêtes…

— Oui, la deuxième phase des tempêtes. » ajouta Daïdik pensivement.

— « Avec l'invasion des boas d'eau. Les serpents nous auraient chassés ou détruits depuis longtemps s'il n'y avait pas les Triformes qui arrivent régulièrement chez nous à la fin de la troisième saison.

— Et qui prennent leur forme de combat pour vous défendre.

— Oui, Résident. Pas un seul ne fait défaut… Pourriez-vous déclencher artificiellement la deuxième phase des tempêtes, avec soixante ou soixante-dix jours d'avance ?

— Je le peux. » dit nettement Daïdik. « Vous prendriez ce risque, vous et les vôtres ?

— Oui. Nous prendrions le risque pour sauver l'amitié entre les Triformes et les autres Hommes !

— Comment alerter les Triformes ?

— Contrairement à ce que vous pensez, c'est quand ils sont dans la forme de combat qu'il est le plus facile de communiquer avec eux. Nous nous en chargerons.

— Très bien. Je me charge des tempêtes. Merci Hvar Kanog. »

Survenant avec soixante-quinze jours d'avance, la deuxième phase des tempêtes fut d'une violence extrême. Des dizaines de villages furent entièrement détruits dans la vallée, au sud de Larsa. Les boas d'eau se répandirent par milliers à travers les plaines. Rassemblés par Hvar Kanog et ses amis, les Triformes s'avancèrent à la rencontre des reptiles. La bataille fut longtemps indécise. Mais cinquante mille guerriers en forme de combat, c'était une armée presque invincible. Ils l'emportèrent finalement. Beaucoup d'entre eux retournèrent alors à Larsa. Ils reprirent leur “forme d'amour” et la gardèrent jusqu'au moment d'entrer en hibernation, à la fin de la cinquième saison.

Ce fut le grand tournant de la vie sur Ishtar.

Nadine vint aussi s'installer à Larsa pour étudier les Triformes. Elle se réconcilia avec Diella. Daïdik en fut très heureux, car il aimait beaucoup les deux femmes.

Première publication

"les Triformes"
››› Errances [1re série] 2, septembre-octobre 1981