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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Jupiter et les cadres

Une demi-douzaine d'hommes étaient réunis dans le bureau de l'ingénieur-conseil Michel Oestersund pour entendre un exposé sur les débouchés qu'offraient aux cadres, aux techniciens et aux chercheurs, les multinats de la World Trade League, que ce puissant personnage représentait à Paris et en Europe libérée.

Une baie immense découpait dans le ciel de la ville un arc bleu vif. C'était le printemps. Seuls quelques nuages blancs et propres erraient sur la capitale de Neuropa, débarrassée à jamais des gaz et des fumées. On savait maintenant que la pollution était un accident dû à la mauvaise gestion et à l'incurie des gouvernements socialistes, placés depuis les années cinquante, par des élections évidemment truquées, à la tête des pays occidentaux. La libération avait permis d'éliminer les principaux responsables et de les remplacer par des hommes compétents, intelligents, dévoués, prévoyants et attachés de tout cœur à la défense de la biosphère terrestre. Une ère nouvelle, de joie de vivre et de progrès, s'ouvrait sur le monde industriel et l'Humanité tout entière…

Michel Oestersund, enfoncé dans son fauteuil de cuir, les pouces à la ceinture, observait avec un sourire d'estime et de sympathie les bouillants candidats à la réussite rassemblés autour de lui.

« Pour conclure, » dit-il d'une voix tendue et un peu exaltée, « je me permets de vous rappeler que l'intégration à la World Trade est une aventure prodigieuse qui demande beaucoup d'enthousiasme et de courage. Même pour des spécialistes de votre valeur. » ajouta-t-il gravement.

Les deux rouquins qui entouraient Igor — ils devaient être frères et peut-être même jumeaux — se regardaient d'un air confiant. Sûrs de leur force, de leur jeunesse et de leur courage, ils ne craignaient pas les aventures prodigieuses. Ils avaient de bonnes figures propres de cadres ou de semi-cadres, les cheveux courts, la mâchoire carrée et les yeux clairs. Grâce à la World Trade, tous les espoirs leur étaient permis — dans un monde clair et propre… À quarante-neuf ans, Igor Gilbert, spécialiste des relations humaines, était prêt à tenter encore une fois sa chance. Désormais, n'importe quel homme courageux et enthousiaste pouvait réussir à n'importe quel âge : c'était le résultat de la magnifique victoire remportée par les gestionnaires honnêtes sur les politiciens corrompus.

« Bien entendu, » ajouta Michel Oestersund avec ce cynisme bon enfant qui caractérise les dirigeants efficaces, « en chargeant le cabinet Oestersund de vos intérêts présents et à venir, vous mettrez tous les atouts dans votre jeu. Il ne vous restera plus que le plaisir de l'aventure… sans les risques. »

Il eut un sourire chaleureux et frappa sur son bureau d'un geste plein d'entrain et de fougue.

« Nous allons terminer sur un geste d'humour, comme il se doit. Je vais vous montrer une offre d'emploi de la société Dunn & de Hamilton. Un petit chef-d'œuvre d'intelligence et d'astuce qui vous en apprendra plus que tous les discours sur nos puissants protecteurs américains. Inutile de préciser que Dunn & de Hamilton est aujourd'hui le premier groupe multinat de la planète. J'ai eu l'honneur de rencontrer, le mois dernier, pendant près de cinquante secondes, sir Oswald de Hamilton en personne. Voici ! »

Il se leva, se pencha sur un clavier installé près de sa table de conférencier, enclencha une touche ou deux. Un écran s'illumina devant les candidats, qui applaudirent discrètement. Puis Michel Oestersund se retourna pour arrêter le magnétophone qui tournait dans une case du même meuble. Ce fut comme un signal de détente. Les applaudissements devinrent plus forts. De grands rires joyeux fusèrent de toutes parts. Igor nota une fois de plus combien l'atmosphère avait changé dans le monde occidental depuis la Libération… Le cabinet Oestersund se trouvait à proximité des Champs-Élysées. Des fenêtres, on apercevait le Rond-Point, on voyait glisser dans le cœur même de Paris les magnifiques véhicules silencieux et propres qui avaient remplacé les horribles voitures à essence des régimes socialistes… L'écran occupait la moitié du mur. Une offre d'emploi détaillée de la Dunn & de Hamilton Company, Aerospace Division, Culver City, South California, occupait la partie inférieure de l'image. Dunn demandait des spécialistes et des ingénieurs dans diverses branches. Six dessins s'étalaient sur la partie supérieure — c'était une page de revue agrandie quarante ou cinquante fois. Ils représentaient tous le même personnage : un jeune ingénieur sympathique, avec sa pipe et une mèche rebelle sur le front.

L'homme réfléchit, la main droite dans la poche de sa veste, en serrant sa pipe dans la gauche. Il se prépare à rencontrer son directeur et vit la scène par avance : So, Hersheimer comes in and I tell him I'm quitting… (Alors, Hersheimer entre et je lui annonce que je m'en vais…)

Deuxième dessin. L'ingénieur bourre sa pipe, tête basse, l'air pensif. Légende : Il me dit : « Pourquoi ? Vous gagnez autant que Swenson et Luca ! ».

Troisième dessin. L'ingénieur brandit sa pipe d'un geste digne et un peu méprisant. Alors, je lui réponds : « L'argent ! Qu'est-ce que c'est, l'argent ? Vous, les hommes d'affaires, vous ne comprenez pas ce qui se passe dans la tête d'un ingénieur ! ».

Quatrième dessin. La pipe à la bouche, un coude dans sa main, les yeux au ciel, il rêve. Pensez donc ! Un jour, il y aura quelque chose de mon œuvre sur Jupiter !

Heureux homme, pensa Igor. Mais nous aussi, nous avons notre chance de travailler pour le formidable Pope Joan Project et d'imprimer ainsi notre marque, d'une façon ou d'une autre, sur le Jupiter du futur…

Cinquième dessin. Il fouille dans sa poche en ricanant. Plus de compte-temps pour cuire les œufs ! Je jouerai un rôle. Je ferai quelque chose d'important. Je travaillerai pour la conquête de l'espace. Et un jour, l'Homme ira jusqu'aux étoiles !

Sixième dessin. Une main dans la poche de sa veste, il allume sa pipe et conclut avec un sourire malin : En outre, Dunn & de Hamilton est plus près de la plage !

Plus près de la plage… Absolument merveilleux ! Voilà, se dit Igor, une forme d'humour qu'on n'aurait pu comprendre en Europe avant la Libération…

Il y eut quelques rires à demi étouffés, quelques signes discrets d'approbation et de complicité. L'ambiance était à l'amitié et à l'espoir.

Michel Oestersund raidit sa silhouette britannique pour reprendre une attitude plus officielle.

« Voyez-vous, messieurs, il n'est plus nécessaire d'aller en Californie pour goûter le nouveau mode de vie américain. La World Trade League a répandu dans le monde entier l'American way of life, son humour, son imagination… et son efficacité. Le centre de recherches Dunn & de Hamilton, près de Nice, travaille également pour le Pope Joan Project. Là non plus, Dunn & de Hamilton n'est pas loin de la plage. Dunn & de Hamilton n'est jamais loin de la plage…

L'ingénieur-conseil boutonna d'un geste machinal son veston gris, d'une sobre élégance. Son sourire s'effaça.

« Messieurs, je vous remercie et je vous rends votre liberté. Je souhaite bon voyage à ceux qui partent et bon week-end dans la capitale de Neuropa à ceux qui restent… L'avenir est à vous, à vous tous. Vous n'avez qu'un mot à dire.

Dans le couloir, comme Igor se préparait à sortir avec les autres, Michel Oestersund posa la main sur son épaule pour le retenir.

« Monsieur Gilbert, vous avez une minute ? Je voudrais vous entretenir personnellement d'une affaire importante. »

Igor suivit son copain Mike derrière le baraquement. Le cinéma était fini. Pour ce jour-là, du moins. Et peut-être pour longtemps. Le projecteur de Mike chuintait bizarrement après deux ou trois minutes de marche, et des barres grises brouillaient maintenant l'image. Enfin, les piles se faisaient rares — mais cela, c'était l'affaire d'Igor.

Mike ôta d'un geste sec le chiffon cireux qui lui servait de cravate et l'accrocha à un clou à côté du garde-manger. Sous le toit de tôle de la cabane, la chaleur était étouffante. On pouvait toujours rêver à l'air conditionné. Les mouches grésillaient autour d'un paquet sanguinolent posé sur un rayonnage.

— « Qu'est-ce que c'est comme barbaque ? » demanda Igor.

— « Ben, c'est du chat. » dit Mike. « Pas trop frais, en plus, mais gras. Y a moins d'os que dans le rat. C'est le gros Allemand qui l'a laissé avec une demi-bouteille de bière pour payer deux séances… Un type bien. » ajouta l'ex-ingénieur-conseil en promenant le bout de sa langue sur les croûtes qui suppuraient à la commissure de ses lèvres. « Un type bien : un ancien de Nerek & Frobacher… »

Il enleva avec précaution sa veste aux boutons arrachés, aux poignets effrangés et au col noir de crasse. Il la rangea soigneusement dans une caisse. Igor lui tendit la sienne, qui prit le même chemin. Ces vêtements d'avant la grande crise étaient précieux. Sans veste et sans cravate, qui aurait pu s'imaginer qu'il était encore un vrai cadre ?

— « J'ai eu deux piles. » dit Igor.

— « Très bien.

— Ça devient dur… Autre chose : j'ai vu un type intéressant. Un ancien directeur commercial de Wurmser Électronique. Il aimerait assister à une séance. Il a des sardines et du papier cul.

— Amène-le. » dit Mike.

Ils débouchèrent la bouteille de bière apportée par l'Allemand et burent quelques gorgées, au goulot, chacun son tour.

« Qu'est-ce que tu penses de tout ça, vieux ? » demanda l'ex-ingénieur-conseil.

— « Pas mal, comme racket. » convint Igor. « Et puis, ça fait rêver. Même moi qui connais le truc, je marche à tous les coups et je plane !

— À la santé de Jupiter.

— Et des cadres ! »

Première publication

"Jupiter et les cadres"
››› Leodium SF 5.76, 9 juillet, publié à l'occasion de la septième convention nationale belge de Science-Fiction, Liège, 9-25 juillet 1976
Première version de : "le Projet des Nains blancs"