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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Greg Egan Réserviste

Greg Egan : nouvelles

le Réserviste

Daniel Gray ne s'était pas simplement arrangé pour que ses Réservistes vivent dans un bâtiment situé à l'intérieur des limites du terrain de sa résidence principale — bien que cela eût été en soi-même suffisamment choquant. Au summum de sa garden-party estivale, il avait demandé à leur dresseur de les faire défiler le long d'un sentier sinueux qui les avait fait passer à quelques mètres de la majorité de ses invités, tous plus riches et puissants les uns que les autres.

Il y en avait cinq fournées, chacune de dix ans plus jeune que la précédente et comprenant vingt-cinq Réservistes (moins un ou deux ici ou là ; naturellement, il y avait eu un peu d'attrition, et Gray ne fit aucun effort pour masquer le fait.) La fournée A avait quarante-quatre ans, le même âge que Gray lui-même. La fournée E, ceux de quatre ans, n'aurait pu soutenir l'allure des autres à pied, et suivait donc dans un flotteur électrique.

Les Réservistes n'avaient jamais été aussi propres, et leurs cheveux — et barbes, pour les plus âgés — avaient été laborieusement taillés, dans des styles parodiant de manière amusante les modes les plus récentes. Gray était presque allé jusqu'à les vêtir — mais après de nombreux essais y avait renoncé ; le moindre vêtement les faisait paraître trop humains, et il avait une conscience aiguë de la limite entre impressionner ses invités par sa hardiesse, et leur causer un réel inconfort. Nus, bien sûr, les Réservistes ressemblaient exactement à des humains nus, mais dans les cercles que fréquentait Gray, la vision d'une foule d'humains dénudés ne constituait pas un spectacle habituel, de sorte que dévoiler l'apparence totalement humaine des créatures rendait paradoxalement plus facile le fait de les considérer comme subhumains.

Le défilé fut un grand succès. Chacun applaudit d'un air posé à son passage, ce qui constituait dans ce contexte un geste d'approbation extravagant. Ils n'applaudissaient pas les Réservistes eux-mêmes, bien que ceux-ci fussent impressionnants à voir ; ils félicitaient Daniel Gray pour son audace à briser le tabou.

Gray n'avait qu'une vague idée du nombre de personnes dans le monde qui possédaient des Réservistes : les dix mille ou les cent mille plus riches, peut-être… La plupart des propriétaires préféraient rester discrets. Garder pour soi un stock de clones arriérés mentaux congénitaux — à court terme, en tant que donneurs d'organes ; à long terme (une fois la technique perfectionnée), en tant que receveurs pour une transplantation du cerveau — n'était pas illégal, mais n'était pas non plus largement accepté. Le propriétaire qui rendait ce fait public s'exposait à un tir de barrage de courriers anonymes haineux, à une enquête approfondie par les media, à des dommages matériels, à des menaces de violence — tout le comportement habituellement associé au débat public sur un point d'éthique subtil. Il y avait eu des batailles juridiques, bien sûr, mais de manière répétée les instances les plus hautes avaient jugé que les Réservistes n'étaient pas des êtres humains. Il leur manquait une part trop importance du cortex ; si les droits de l'Homme s'appliquaient aux Réservistes, ils concernaient alors aussi la moitié des espèces de mammifères de la planète. Avec un dresseur patient et expérimenté, les Réservistes pouvaient apprendre à courir en cercle, et à exécuter les exercices simples et répétitifs qui les gardaient en forme, mais c'était à peu près tout. Il aurait fallu ôter du tissu cérébral à un chien ou à un chat pour le persuader de vivre une vie aussi ennuyeuse.

Même les rares propriétaires qui bravaient les foudres des fanatiques et se vantaient de leurs Réservistes les gardaient généralement dans des étables commerciales — dans la même ville, bien sûr, pour ne pas diminuer leur utilité en cas d'urgence médicale, mais certainement pas dans les limites électrifiées de leurs propres demeures. Quel libertin vieillissant désirerait un constant rappel de la santé, de la vigueur qui auraient pu être les siennes s'il avait mené différemment sa vie ?

Daniel Gray, cependant, trouvait le contraste avec ses Réservistes tout à fait plaisant à contempler, étant donné que c'était lui, et non eux, l'ultime bénéficiaire de leur bonne santé. En fait, ses frères athlétiques à la vie saine lui avaient déjà fourni deux foies, un rein, un poumon et quantité d'artères coronaires et de membranes muqueuses. Dans chacun des cas, il avait fait supprimer le donneur, même s'il était toujours techniquement viable ; l'idée d'avoir des Réservistes imparfaits dans sa collection offensait son sens de l'esthétique.

Après leur apparition, les Réservistes furent le centre de toutes les conversations de la fête. Maintenant que leur hôte avait fait cette courageuse démonstration, suggéra une célébrité de la stéréovision, peut-être serait-ce enfin à la mode de faire étalage de ses Réservistes, ce qui permettrait d'en profiter plus complètement ; après tout, compte tenu de leur coût, c'était un crime de ne les utiliser qu'en cas d'urgence, au moment où leurs superbes corps passaient sous le scalpel du chirurgien.

Gray déambula de groupe en groupe, écoutant avec satisfaction, s'arrêtant çà et là pour cueillir et manger une délicate rose épicée ou une juteuse pomme au vin (le jardin entier avait été spécifiquement conçu pour fournir les rafraîchissements de cet événement annuel, de sorte que tout était comestible et de saison). Le ciel de ce début d'après-midi était d'un bleu éblouissant et exaltant, et il se tint un moment le visage exposé à la chaleur du soleil. La fête était un succès total. Tout le monde ne parlait que de lui. Il ne s'était pas senti aussi heureux depuis des années.

« Je me demande si tu souris pour la même raison que moi. »

Il se tourna. La propriétaire de Continental Bio-Logic, Sarah Brash, une de ses récentes ex-maîtresses, se tenait à ses côtés, rayonnant d'une manière légèrement bizarre. Elle portait un des modèles de foulards que Gray avait mis à la disposition de ses invités ; diverses variétés d'insectes génétiquement modifiés parcouraient le jardin, et ce foulard particulier attirait une abeille dont le dard indolore contenait un mélange légèrement stimulant et aphrodisiaque.

Il haussa les épaules. « J'en doute. »

Elle rit et prit son bras, puis se rapprocha et chuchota : « J'ai eu une pensée très coquine… ».

Il ne répondit pas. Il avait perdu tout intérêt pour Sarah un mois plus tôt, et la voir dans cet état ne faisait rien pour ranimer son désir. Il venait de rompre avec sa remplaçante, mais n'avait aucun désir de se répéter. Il essayait de trouver quelque chose de suffisamment désobligeant à dire pour l'écarter, lorsqu'elle s'avança et prit tendrement son visage entre ses petites mains tièdes.

Puis, joueuse, elle saisit ses joues flasques et dit, d'un ton de chagrin simulé : « Ne penses-tu pas que cela était terriblement égoïste de ta part, Daniel ? Tu m'as donné ton corps… mais tu ne m'as pas donné ton meilleur corps. ».

Une fois couché, Gray resta éveillé jusqu'après l'aube. Il revoyait sans cesse des images de l'attraction de la soirée et il avait du mal à s'en défaire. Le Réserviste que Sarah avait choisi — C7, l'un de ceux qui avaient vingt-quatre ans — avait été muselé et solidement attaché, mais il avait produit d'abondants bruits de gorge, et ses yeux avaient été remarquablement expressifs. Gray avait appris, des années auparavant, à garder un masque mitigé d'amusement et d'ennui, quoiqu'il ressentît ; quand il avait vu la peur, la confusion, la détresse et l'extase, affichées de manière brute sur des traits qui, malgré tout, étaient sans conteste les siens, il avait plutôt ressenti cela comme un cauchemar dans lequel il perdait son contrôle.

Bien sûr, cela avait eu aussi peu de conséquence qu'un cauchemar ; il n'avait à aucun moment perdu son contrôle, malgré l'intensité avec laquelle cet animal à son image avait fait rouler ses yeux, et gémi, et tremblé. Son propre appétit pour la nouveauté en matière de sexe mis à part, peut-être avait-il accédé à la requête de Sarah pour cette raison précise : cela lui permettait d'observer le déchaînement de cet aspect primitif de lui-même, sans le moindre risque pour son propre équilibre.

Il décida de faire abattre la créature au matin ; il ne voulait pas qu'elle corrompe ses frères-clones, et il ne désirait pas s'embêter à le garder isolé. Les besoins sexuels des Réservistes étaient considérablement réduits par des médicaments, mais pas complètement éliminés — cela aurait eu trop d'effets physiologiques secondaires — et Gray avait entendu dire qu'il suffisait qu'un clone en découvre les possibilités pour déclencher une masturbation généralisée et des conduites homosexuelles dans la fournée tout entière. Cela n'aurait pas préoccupé la plupart des propriétaires, mais Gray attendait de ses Réservistes plus que la santé seule ; il voulait aussi qu'ils soient innocents, il voulait qu'ils soient sans péché. Il n'était pas religieux, mais pouvait néanmoins apprécier le pouvoir émotionnel de tels concepts. Lorsque l'heure viendrait pour son cerveau d'être transféré dans un corps plus jeune, il voulait débuter sa nouvelle vie avec un sentiment de purification, un sentiment de renaissance.

Bien que d'une amoralité sophistiquée, Gray admettait volontiers qu'à un certain niveau, inaccessible à la raison, son mode de vie complaisant le rendait malade, aussi sûrement qu'il rendait malade son corps. Sa famille et ses pairs l'avaient toujours, de manière non équivoque, encouragé à rechercher le plaisir, mais peut-être avait-il été influencé — subsconsciemment et involontairement — par des idées qui prévalaient toujours dans d'autres classes sociales. Depuis la fin du vingtième siècle, lorsque — dans les pays riches — les problèmes cardio-vasculaires et autres “maladies de la vie moderne” étaient devenus des causes majeures de mortalité, la notion que la santé était une récompense de la vertu avait acquis un niveau d'acceptation inconnu depuis les pestes médiévales. Un style de vie sain n'était pas seulement pragmatique ; il était aussi vertueux. Un infarctus ou une attaque cérébrale, un cancer du poumon ou une maladie du foie — sans parler du SIDA — était manifestement une punition pour quelque vice auquel la victime avait choisi de s'adonner. La médecine du vingt et unième siècle avait progressivement réduit un grand nombre des liens de causalité entre style et espérance de vie — et l'avènement des Réservistes les rendrait bientôt, pour les plus riches, totalement caducs — mais des connotations morales obsolètes subsistaient néanmoins.

En tout cas, bien que Gray approuvât pleinement la vie gloutonne, sédentaire, dissolue et embrumée par la drogue qui était la sienne, une partie de lui-même se sentait néanmoins coupable et impure. Il ne pouvait faire table rase de son passé, et ne le voulait pas, mais abandonner son corps ravagé pour recommencer dans une chair irréprochable serait une parfaite manière de neutraliser ce dégoût irrationnel de lui-même. Il assisterait à sa propre crémation, et regarderait sa dépouille de “pécheur” livrée au “feux de l'enfer” ! Les athées, décida-t-il, ne sont pas immunisés contre les métaphores religieuses ; il ne doutait pas que l'expérience serait profondément émouvante, incroyablement libératrice.

Trois mois plus tard, les avocats de Sarah Brash l'informèrent qu'elle avait conçu un enfant (qu'elle avait, naturellement, transféré à une mère porteuse Réserviste), et qu'elle sollicitait cordialement de Gray quinze milliards de dollars pour l'assister dans l'éducation de celui-ci.

Sa réaction première fut un mélange d'irritation et d'amusement devant sa propre naïveté. Il aurait dû se douter que la demande de Sarah recelait plus que de la pure perversité. Sa fortune était comparable à la sienne, mais la perspective de vivre des siècles semblait avoir rendu les riches plus avides que jamais ; une fortune qui suffisait pour soixante-dix ou quatre-vingts ans n'était désormais plus suffisante.

Par principe, Gray dit à ses avocats de porter l'affaire devant les tribunaux — puis il tenta d'estimer ses chances de victoire. Il s'était fait faire une vasectomie des années auparavant, et pouvait présenter des preuves de sa stérilité, du moins à chaque fois qu'il avait eu des analyses de sperme. Il ne pouvait pas prouver qu'il n'avait pas temporairement inversé l'opération, puisque cela pouvait maintenant être fait sans trace détectable, mais il savait parfaitement bien que le Réserviste était le père de l'enfant et cela, il pouvait en fournir la preuve. Bien que la débilité mentale des Réservistes résultât uniquement de la microchirurgie fœtale, plutôt que d'une altération génétique, tous les Réservistes étaient génétiquement étiquetés avec un numéro de série codé, écrit dans des portions d'ADN sans fonction active, sur plus d'un millier de sites différents. De plus, ces étiquettes étaient toujours sur les deux chromosomes de chaque paire, de sorte que tout enfant engendré par un Réserviste héritait nécessairement de l'un d'entre eux. Les conseillers en biotechnologie de Gray lui assurèrent qu'éliminer ces étiquettes du zygote était, en pratique, virtuellement impossible.

Peut-être Sarah envisageait-elle d'admettre volontairement que le Réserviste était le père, et espérait-elle établir un précédent en rendant son propriétaire responsable de l'entretien de la progéniture humaine de celui-ci. Les experts juridiques de Gray étaient nettement moins rassurants que ses généticiens. Gray pouvait prouver que le Réserviste ne l'avait pas violée — comme elle le savait sans doute, il avait enregistré tout ce qui s'était passé cette nuit-là — mais là n'était pas le problème ; après tout, consentir à un rapport sexuel ne l'aurait pas privée de ses droits à un procès ordinaire en paternité. Comme le montraient également les bandes, Gray avait fort bien su ce qui se passait, et avait clairement approuvé. Que le défunt Réserviste eût été non consentant n'était, malheureusement, pas pertinent.

Après avoir gâché une semaine entière à ruminer la question, Gray cessa finalement de s'inquiéter. L'affaire ne serait pas plaidée avant cinq ou six ans, et il était peu probable qu'elle fût résolue en moins de dix. Il fit tout de suite vasectomiser le reste de ses Réservistes — pour prouver à la Cour, lorsque le moment viendrait, qu'il n'était pas irresponsable — puis élimina le sujet de ses pensées.

Presque.

Quelques semaines plus tard, il fit un rêve. Tout en restant conscient qu'il rêvait, il vit une reconstitution des événements de la nuit, sauf que cette fois-ci c'était lui qui était attaché et muselé, esclave des mains et de la langue de Sarah, tandis que le Réserviste se tenait en retrait et observait.

Mais… avaient-ils seulement échangé leurs places, se demanda-t-il, ou avaient-ils permuté leurs corps ? Son point de vue de rêveur ne lui en disait rien — il voyait les trois corps de l'extérieur — mais le jeune homme mince qui observait affichait l'expression lasse caractéristique de Gray, tandis que l'homme d'âge mûr dans les bras de Sarah gémissait, se convulsait et frémissait, exactement comme l'avait fait le Réserviste.

Gray était euphorique. Il savait malgré tout qu'il était en train de rêver, mais il ne pouvait réprimer son ravissement devant l'idée brillante de garder son ancien corps en vie avec le cerveau du Réserviste, plutôt que de le livrer aux flammes. Quoi de plus sujet à polémique, de plus scandaleux, que le spectacle de sa dépouille au rebut — et pas seulement de ses Réservistes — arpentant les terres de sa propriété ? Il résolut sur le champ de poursuivre cet objectif et abandonna sa précédente idée d'une crémation symbolique. Ses amis seraient complètement éblouis sous le choc — comme le seraient les fanatiques, à leur façon. Atteindre à une véritable infamie s'était précédemment révélé inaccessible ; les gens avaient parlé de sa dernière prouesse durant une semaine ou deux, puis l'avaient oubliée — mais la garden-party estivale à laquelle l'invité d'honneur avait été l'ancien corps de Daniel Gray resterait gravée dans les mémoires pour le reste de sa très longue vie.

Au cours des quelques années suivantes, la division de recherche médicale du vaste empire industriel de Gray se mit à faire des progrès significatifs dans le domaine de la transplantation du cerveau.

On effectuait avec succès depuis des dizaines d'années des transplantations entre nouveau-nés Réservistes. Avec des gènes identiques, et juste à la sortie de la même matrice (ou des matrices anatomiquement et biochimiquement indiscernables de deux sœurs-clones Réservistes), les différences éventuelles entre donneur et receveur étaient suffisamment infimes pour être surmontées par un cerveau jeune et malléable.

Cependant, les Réservistes plus âgés — même élevés de manière identique — avaient exhibé des divergences notables au niveau de nombreuses structures nerveuses, et les transplantations intégrales du cerveau entre eux avaient résulté en des paralysies, des dysfonctionnements sensoriels, allant parfois jusqu'à la mort. Gray n'était pas un spécialiste des neurosciences, mais il pouvait comprendre le problème dans ses grandes lignes : le cerveau et le corps croissent et changent ensemble tout au cours de la vie, ils deviennent de plus en plus dépendants de leurs idiosyncrasies réciproques, en un processus de rétroaction agrémenté d'attracteurs chaotiques — d'où les inévitables différences, même entre clones. Dans un corps humain (ou Réserviste), il y a des milliers de systèmes de contrôle sophistiqués qui peuvent inclure le cerveau, mais ne sont certainement pas confinés à celui-ci, impliquant tout, du cordon médullaire et du système nerveux périphérique aux boucles de rétroaction hormonales, au système immunitaire et, finalement, à presque tous les organes du corps. Avec le temps, tous ces éléments s'adaptent d'une certaine manière aux exigences particulières qu'ils doivent supporter — et le cerveau se prend à dépendre des caractéristiques spécifiques que ces systèmes externes acquièrent. Une transplantation du cerveau désorganise ce système complexe d'interdépendance — au moins autant qu'une attaque massive, ou qu'un traumatisme somatique extrême.

Quelquefois, deux ou trois années de physiothérapie intensive pouvaient permettre au corps et au cerveau transplanté de s'adapter l'un à l'autre — mais seulement entre clones de même âge et de modes de vie identiques. Quand le donneur de cerveau était un modèle de candidat humain potentiel — un Réserviste volontairement trop nourri, physiquement sous-entraîné, ruiné par la drogue, vingt ou trente ans plus vieux que le corps donneur — le résultat était toujours la mort ou le coma.

La solution théorique, à défaut de sa mise en œuvre détaillée, était évidente. Il fallait garder dans le corps où elles avaient mûri les parties du cerveau responsables du contrôle moteur, du système endocrinien, du traitement de bas niveau des données sensorielles, et ainsi de suite. Pourquoi se battre pour ajuster le cerveau du donneur aux spécificités d'un nouveau corps, alors que celui-ci possédait déjà des systèmes neuronaux réglés à la perfection pour cette tâche ? Si l'objectif était la transplantation de la mémoire et de la personnalité, pourquoi s'occuper de quoi que ce soit d'autre ?

Après de nombreuses années de cartographie des fonctions du cerveau, et l'identification et la synthèse de facteurs de croissance pouvant déclencher chez des neurones matures le lancement d'axones au-delà des limites de la greffe, l'équipe de Gray avait été la première à essayer des transplantations partielles. Gray regarda des enregistrements des opérations, et s'en trouva à la fois révulsé et amusé en voyant des morceaux de forme bizarre du cerveau d'un Réserviste permuter avec les régions correspondantes du cerveau d'un autre ; révulsé par instinct viscéral, mais amusé de voir le siège de la raison — même chez un simple Réserviste — traité comme une matière végétale quelconque.

La quarante-septième transplantation partielle, entre un cinquantenaire sédentaire à la santé fragile et un jeune de vingt ans en bonne santé et en pleine forme, fut un succès sans réserves. Après deux petits mois de récupération, les deux Réservistes étaient totalement mobiles, les cinq sens parfaitement intacts.

Avaient-ils interverti leurs mémoires et leurs “personnalités” ? Apparemment, oui. Une équipe de psychologues les avait observés tous deux durant une année avant l'opération et avait déterminé leur comportement de manière approfondie ; tous deux avaient été dressés à exécuter différents types de tâches en échange de récompenses. Après l'échange sélectif des cerveaux, on put mettre en évidence que les tâches apprises et les idiosyncrasies comportementales observées avaient suivi le tissu transplanté. Bien sûr, sa santé toute nouvelle finit par influer sur le Réserviste en possession du corps le plus jeune et en meilleure forme, le rendant notablement plus actif qu'il ne l'avait été précédemment — et le Réserviste qui se retrouvait maintenant dans le corps le plus âgé montra bientôt des signes de résignation face à son mauvais état général. Mais, en dehors d'une adaptation post-opératoire à leurs nouveaux corps, le fait subsistait que les identités — si l'on peut dire — des Réservistes avaient été interverties.

Après quelques douzaines de transplantations Réserviste-Réserviste, et des résultats virtuellement identiques, vint le temps des premiers essais humain-Réserviste.

Les parents de Gray étaient morts des années auparavant sur la table d'opération — aboutissement presque inévitable de leurs centaines de transplantations non essentielles —, mais ils lui avaient laissé un héritage de valeur ; trente ans auparavant, leurs propres scientifiques avaient (illégalement) engagé cinquante hommes et femmes d'une vingtaine d'années, et des Réservistes avaient été faits pour eux. Ces volontaires avaient été bien payés, mais pas assez pour qu'une somme bien plus importante, conservée jusqu'à ce que la transplantation effective ait eu lieu, perdît de son attrait. Personne n'avait été contraint, et les dix-sept qui s'étaient rétractés sans faire de bruit n'avaient pas été punis. Une dix-huitième avait essayé le chantage — sans même avoir la moindre idée de ceux qui faisaient l'expérience, encore moins de ceux qui la finançaient — et avait péri dans une tragique catastrophe de ferry, en même temps que trois cent neuf autres personnes. Les gens de Gray étaient adeptes des assassinats avec faible rapport signal/bruit.

Des trente-deux transplantations humain-Réserviste, vingt-neuf furent considérées comme un succès total. Comme avec les essais Réserviste-Réserviste, les deux corps furent bientôt complètement fonctionnels, mais cette fois les humains dans les corps jeunes purent — après un mois ou deux de rééducation de la parole — répondre aux interrogatoires détaillés des experts, qui déclarèrent que leurs souvenirs et leurs personnalités étaient intacts.

Gray aurait voulu parler en personne aux volontaires, mais il savait que cela était trop risqué, de sorte qu'il se contenta de regarder les bandes des entretiens. Les psychologues avaient leurs batteries de tests soi-disant rigoureux, mais Gray préférait écouter les passages moins formels, quand les volontaires parlaient de l'histoire de leur vie, de leurs croyances politiques et religieuses, et ainsi de suite — manifestant au moins autant de cohérence par-delà la transplantation qu'une personne à qui l'on demanderait de discuter de ces choses en deux occasions distinctes.

Il fut difficile de préciser les raisons des trois échecs. Ils avaient aussi appris à utiliser leurs nouveaux corps, à marcher et à parler de manière aussi convenable que les autres, mais ils étaient déprimés, repliés sur eux-mêmes et peu coopératifs. On ne put trouver aucune différence physique — les examens au scanner montraient que leurs tissus greffés, et les portions résiduelles du cerveau de leur Réserviste, avaient créé tout autant d'interconnexions que chez les autres volontaires. Ils semblaient malheureux malgré un résultat parfaitement satisfaisant — ils paraissaient avoir tout simplement décidé qu'ils ne voulaient pas, tout compte fait, d'un corps plus jeune.

Gray n'était pas inquiet ; si ces gens étaient incapables d'apprécier leur bonne fortune, c'était un défaut de caractère qu'il savait ne pas partager. Lui serait absolument ravi d'avoir un jeune corps tout neuf à savourer pour un temps — avant de se mettre à le détruire en sachant que, dix ans après, il pourrait choisir dans la fournée suivante de Réservistes et recommencer le processus.

Il y eut également des “échecs” parmi les Réservistes, mais c'était peu surprenant — les créatures n'avaient aucun moyen ne serait-ce que de commencer à comprendre ce qui leur était arrivé. Les symptômes allaient de la perte de l'appétit à une violence extrême, incontrôlable ; un Réserviste avait même réussi à se cogner lui-même à mort sur un sol de béton, avant qu'on ait pu le tranquilliser. Gray espéra que son propre Réserviste se comporterait convenablement — il voulait que son ancien corps soit manifestement sous-humain, mais pas complètement fou furieux — ; ce n'était cependant pas un élément capital, et il décida de ne pas consacrer de ressources à la résolution du problème. Après tout, c'était le sort de son propre cerveau dans le corps du Réserviste qui était absolument crucial ; le succès de la seconde moitié de l'échange constituerait un bonus divertissant, mais si cela ne se passait pas correctement, il pourrait toujours en revenir à la crémation.

Gray fit prévoir puis annuler sa transplantation une douzaine de fois. Il n'était en aucune manière dans l'urgence — pas le moindre problème qui justifiât un nouvel organe, sans parler d'un corps entier — mais il voulait désespérément être le premier. Les volontaires sans le sou ne comptaient pas — et c'était d'ailleurs pour cela qu'il hésitait : des essais sur ces humains de classes sociales inférieures ne lui semblaient pas plus rassurants que ceux sur les Réservistes. Qui pouvait dire qu'un processus qui laissait intact une personnalité mal dégrossie et culturellement déficiente, préserverait ses propres sensibilités raffinées et complexes ? Là était le dilemme : il ne se sentirait en sécurité que si un pair — un rival — avait subi une transplantation avant lui, auquel cas il serait privé de toute la gloire d'avoir été un pionnier. La vanité se le disputait à la lâcheté ; c'était une bataille de titans.

Ce fut l'approche de l'audience de l'affaire Sarah Brash qui le poussa finalement à prendre une décision. Il ne se préoccupait pas particulièrement du déroulement de l'affaire elle-même ; la véritable bataille aurait lieu sur le terrain de la publicité ; les media détermineraient qui avait gagné et qui avait perdu, indépendamment de la décision du jury. Pour le moment, il avait l'air d'un sot naïf, un voyeur qu'on manipulait aisément, tandis que Sarah apparaissait comme une fine mouche. Elle avait montré de l'initiative ; il s'était juste laissé (ou plutôt avait laissé son Réserviste se faire) baiser. Il avait besoin d'un angle d'approche, d'une astuce — quelque chose qui éclipserait sa petite manigance à elle. S'il changeait de corps avec un Réserviste à temps pour le procès — devenant, officiellement, le premier humain à le faire — personne ne perdrait du temps à couvrir les obscurs détails de l'affaire du point de vue de Sarah. Sa simple présence devant la Cour serait matière à controverse planétaire ; la définition légale de l'identité était toujours fondée sur les empreintes génétiques et rétiniennes, avec des exceptions maladroitement introduites pour permettre la thérapie génique et les transplantations de rétines. Les lois seraient bientôt changées — il s'en occupait — mais pour le moment, l'assignation s'appliquerait à son ancien corps. Il s'imaginait assis dans la tribune du public, anonyme, tandis que l'avocat de Sarah essaierait d'effectuer le contre-interrogatoire du Réserviste tremblant et ahuri que sa “dépouille” au rebut était devenue ! Lui, ou ses avocats, finiraient fort probablement avec une condamnation pour outrage à magistrat, mais cela vaudrait le spectacle.

Gray inspecta donc la fournée D, qui avait tout juste dix-neuf ans. Ils le considérèrent avec leur expression habituelle, imbécile et amicale. Il se demanda, et pas pour la première fois, si l'un quelconque des Réservistes s'était jamais rendu compte que lui aussi était leur clone-frère. Ils ne semblaient jamais réagir à lui autrement qu'aux autres humains — et pourtant seule une fraction de gramme de tissu cérébral fœtal l'avait empêché d'être l'un d'entre eux. Même la fournée A, ses “contemporains”, ne montrait aucun signe de reconnaissance. S'il s'était mis nu et avait imité leurs grognements, l'auraient-ils accepté comme un égal ? Il n'avait jamais été tenté d'essayer ; l'“anthropologie” Réserviste n'était pas quelque chose qu'il désirait encourager, et il désirait encore moins y participer. Il décida néanmoins de retourner rendre visite à la fournée D dans son nouveau corps ; ce serait certainement amusant de voir comment ils réagiraient à un clone-frère qui disparaissait puis revenait trois mois plus tard vêtu et doué de parole.

Les clones étaient tous en parfaite santé, et pratiquement indistinguables. Il choisit finalement au hasard. Le dresseur examina le tatouage sous la plante de son pied et dit : « D12, Monsieur. ».

Gray acquiesça et s'en fut.

Il passa la semaine précédant la transplantation dans un état d'agitation permanente. Il savait exactement quelles drogues l'auraient calmé, mais l'équipe médicale lui avait conseillé de s'abstenir, et il avait trop peur pour leur désobéir.

Il observa D12 pendant des heures, essayant de se distraire — ce qui aurait dû le fasciner — à la pensée que ces yeux clairs, cette peau douce, ces muscles tendus seraient bientôt les siens. Le seul ennui était que cela commençait à lui paraître une bien maigre récompense pour le risque qu'il prendrait. Ayant su toute sa vie que ce jour viendrait, il avait appris à ne pas se préoccuper de son aspect extérieur ; maintenant, il était si habitué à sa propre apparence qu'il n'était plus sûr d'avoir particulièrement envie d'être mince et musclé et d'avoir les joues roses. Après tout, si cela avait été son désir le plus profond, il aurait pu l'accomplir par d'autres moyens ; des médicaments tout à fait efficaces et des virus sur mesure existaient depuis des décennies, mais il avait choisi de ne pas les utiliser. Il avait savouré son rôle de milliardaire dissolu, et sa richesse lui avait apporté plus de partenaires sexuels que son nouveau corps n'en attirerait par ses mérites propres. En résumé, il n'avait en aucune façon envie ou besoin de changer son apparence.

Alors, pour finir, il restait la longévité et l'espoir de l'immortalité. Comme l'avaient prouvé ses parents, toute transplantation impliquait un risque faible, mais réel. Un corps entièrement neuf tous les dix ou vingt ans constituait sûrement un pari bien moins risqué que le remplacement d'organes individuels à un rythme toujours accru pour des bénéfices décroissants. Et un corps tout neuf maintenant, bien avant qu'il en eût besoin, était un choix bien plus sensé que d'attendre qu'il soit tellement fragile qu'un petit surdosage d'anesthésique puisse le terrasser.

Lorsqu'arriva le jour, Gray pensa qu'il était, enfin, prêt. Le chirurgien en chef lui demanda s'il voulait poursuivre ; il aurait pu dire non, et elle n'aurait pas cillé — pas un de ses employés n'aurait osé trahir la moindre irritation, quand bien même il aurait annulé mille fois leurs laborieux préparatifs.

Mais il ne dit pas non.

Quand le jet frais de l'anesthésique toucha sa peau, il éprouva un moment de panique absolue. Ils allaient découper son cerveau. Pas celui d'un Réserviste grognant et bavant, pas celui de quelqu'ignare des bidonvilles, mais son propre cerveau, rempli de souvenirs de grande musique, de littérature et d'art, rempli de moments de bonheur et de lucidité procurés par les meilleures drogues psychotropes, rempli d'ambitions qui, avec le temps, pourraient changer le cours de la civilisation.

Il tenta de visualiser l'une de ses toiles favorites, pour lui fournir une image sur laquelle se fixer, un souvenir qui prouverait que l'essence de Daniel Gray avait survécu à la transplantation. Ce van Gogh qu'il avait acheté l'année dernière. Mais il ne put se rappeler son nom, encore moins ce à quoi il ressemblait. Il ferma les yeux et dériva, impuissant, dans l'obscurité.

Lorsqu'il s'éveilla, il était tout engourdi, et incapable de bouger ou d'émettre un son, mais il voyait. Mal, au début, mais après une période qui aurait pu être des heures, ou même des jours entiers — ponctuée de longs intervalles d'un sommeil débilitant et sans rêves — il put identifier son entourage. Un plafond blanc, un mur blanc, la vision fugitive d'une sorte d'appareil électronique au coin de l'œil ; la section supérieure du lit devait être inclinée, empêchant heureusement son regard d'être strictement vertical. Mais il ne pouvait bouger la tête, ou les yeux, il ne pouvait même pas fermer ses paupières, de sorte que ce qu'il voyait perdit rapidement tout intérêt. Il semblait que la lumière ne changeait jamais, de sorte que seul le sommeil venait apaiser la monotonie. Au bout d'un certain temps, il commença à se demander si en fait il ne s'était pas éveillé plusieurs fois avant d'être capable de voir, mais n'avait rien éprouvé qui en marquât les occasions dans sa mémoire.

Puis il se remit à entendre, également, bien qu'il n'y eût pas grand-chose à écouter ; des gens allaient et venaient, et parlaient doucement mais pas, pour autant qu'il pût en juger, à lui ; en tout cas, leurs mots n'avaient aucun sens. Il était trop léthargique pour se soucier des gens, ou pour se tourmenter sur sa situation. En temps utile, on lui apprendrait à utiliser complètement son nouveau corps, mais si les experts voulaient qu'il se repose pour le moment, il était heureux de se conformer à leurs désirs.

Quand les physiothérapeutes se mirent au travail la première fois, il se sentit totalement impuissant et humilié. Ils firent se contracter ses membres avec des électrodes, tandis que lui n'avait aucun contrôle, pas le moindre mot à dire sur ce que son corps faisait. Finalement, il commença à recevoir des sensations en provenance de ses membres, et il put au moins sentir ce qui se passait, mais comme sa tête se contentait de pendre, il ne pouvait voir ce qu'ils lui faisaient, et ils ne firent aucun effort pour le lui expliquer. Peut-être pensaient-ils qu'il était toujours sourd et aveugle, peut-être le retour de la vue et de l'ouïe dès cette phase préliminaire étaient-ils des effets hors norme qui n'avaient pas été envisagés. Avant l'opération, le calendrier de son rétablissement lui avait été expliqué avec force détails, mais il ne s'en souvenait que vaguement maintenant. Il se dit d'être patient.

Quand, enfin, il recouvra le contrôle d'un bras, il éleva celui-ci, avec effort, dans son champ de vision.

C'était son bras, son ancien bras — pas celui du Réserviste.

Il essaya d'émettre un gémissement de désespoir, mais rien ne sortit.

Quelque chose avait dû mal se passer, vers la fin de l'opération, les contraignant à annuler la transplantation après qu'ils avaient découpé son cerveau. Peut-être la machine de support vital du Réserviste était-elle tombée en panne ; cela semblait incroyable, mais ce n'était pas impossible — comme la mort de ses parents l'avait prouvé, il y avait toujours un risque. Il se sentit soudain intolérablement fatigué. Il était maintenant confronté à la perspective de passer des mois pour ne récupérer l'usage que de son propre corps ; pour ce qu'il en savait, les chemins nouvellement formés au travers des plaies de son cerveau pouvaient nécessiter autant de temps pour devenir complètement fonctionnels que si la transplantation s'était poursuivie.

Pendant plusieurs jours, il fut irrité et déprimé. Il essaya d'exprimer sa rage aux infirmières et aux physiothérapeutes, mais il ne pouvait rien faire d'autre que des contractions et des grimaces — il ne pouvait pas parler, il ne pouvait même pas gesticuler — et ils ne lui prêtaient aucune attention. Comment son personnel pouvait-il avoir été si incompétent ? Comment pouvaient-ils le faire passer par des mois de traumatisme et d'humiliation, sans autre espoir que de terminer exactement là où il avait débuté ?

Mais une fois calmé, il se dit que ses médecins n'étaient pas des incompétents, après tout ; en fait, il savait qu'ils étaient les meilleurs du monde. Quoi qu'il ait pu arriver, cela devait avoir été totalement hors de leur contrôle. Il décida d'adopter une attitude positive envers la situation ; après tout, il avait de la chance : le dysfonctionnement aurait pu le tuer lui, au lieu du Réserviste. Il était vivant, il était entre les mains d'experts, et que représentaient trois mois dans un lit pour l'immortel qu'il allait finalement devenir ? Cet échec rendrait son succès final encore plus triomphal — personnellement, il se serait passé de ce revers, mais les media boiraient du petit lait.

La physiothérapie continua. Il recouvra son sens du toucher, puis le contrôle moteur d'une partie croissante de son corps jusqu'à ce que, bien que faible et manquant de coordination, il sentît sans le moindre doute que ce corps était bien le sien. Ressentir des douleurs et des élancements familiers était un soulagement, plus qu'une déception, et à plusieurs reprises il se trouva proche des larmes, gagné par la sensiblerie devant la joie de regagner ce qu'il avait perdu, aussi imparfait que cela fût. En ces occasions, il se jurait qu'il ne réessaierait jamais la transplantation ; il serait fidèle à son propre corps, dans la maladie comme dans la santé. Ce n'était qu'en se remémorant méthodiquement toutes les raisons qu'il avait eues de faire cette démarche au départ, qu'il pouvait se défaire de cette résolution insensée.

Une fois reconquis le contrôle des muscles de ses cordes vocales, il devint impatient que les orthophonistes commencent leur travail. Son ouïe, en tant que telle, semblait bonne mais il ne pouvait toujours tirer aucun sens des paroles des gens qui le côtoyaient, et il ne pouvait que supposer que les connexions entre les parties de son cerveau responsables de la compréhension du langage et celles qui étaient en charge du traitement de bas niveau des sons devaient encore être affinées par quelque méthode ingénieuse que les neurologues avaient conçu. Il espérait seulement qu'ils commenceraient bientôt ; il en avait assez de cet isolement.

Un jour, il eut une visite — la première personne qu'il voyait depuis l'opération qui ne fût pas un professionnel de santé vêtu de blanc. Le visiteur, un jeune homme en pyjamas de couleurs vives, se déplaçait en fauteuil roulant.

À cette période, Gray pouvait tourner la tête. Il observa le jeune homme approcher, entouré d'une suite de médecins obséquieux. Gray reconnut les médecins ; tous les membres de l'équipe de transplantation étaient là, et ils souriaient tous fièrement, et approuvaient sans cesse de la tête. Gray se demanda pourquoi ils avaient mis tant de temps à apparaître ; jusqu'à ce jour, il avait supposé qu'ils attendaient qu'il soit capable de comprendre parfaitement l'explication de leur échec, mais il se rendit soudainement compte que c'était absurde — comment auraient-ils pu le laisser à ses propres supputations ? C'était extravagant ! Il était vrai que le langage, et sans doute l'écriture également, ne signifiaient rien pour lui, mais ils auraient sûrement pu concevoir un système quelconque de communication ! Et pourquoi avaient-ils l'air si ravis, alors qu'ils auraient dû paraître misérables ?

Gray se rendit alors compte que l'homme dans le fauteuil roulant était le Réserviste, D12. Et pourtant il parlait. Et quand il parlait, les médecins étaient pris d'un rire flagorneur.

Le Réserviste amena le fauteuil roulant jusqu'au lit, et fixa pendant plusieurs secondes le visage de Gray. Gray le fixa de même ; manifestement, il rêvait, ou il hallucinait. L'expression du Réserviste oscillait entre l'ennui et un léger amusement, tout comme dans ce rêve qu'il avait fait des années auparavant.

Le Réserviste se tourna pour s'en aller. Gray sentit son corps se convulser. Bien sûr qu'il rêvait. Quelle autre explication pouvait-il y avoir ?

À moins que la transplantation ne se fût poursuivie, après tout.

À moins que les restes de son cerveau dans ce corps n'eussent gardé suffisamment de sa mémoire et de sa personnalité pour lui faire croire que lui aussi était Daniel Gray. À moins que les études du fonctionnement du cerveau qui avaient localisé le siège de l'identité eussent été exactes, mais incomplètes — à moins que les processus qui constituaient la perception de soi-même chez l'humain ne fussent dupliqués de manière redondante dans les parties les plus primitives du cerveau.

Auquel cas il y avait maintenant deux Daniel Gray.

L'un avait tout : le pouvoir de la parole. L'argent. L'influence. Dix mille serviteurs. Et maintenant, enfin, une santé immaculée.

Et l'autre ? Il n'avait qu'une chose.

La connaissance de son impuissance.

C'était, il devait l'admettre, une merveilleuse après-midi. Le ciel était vide de nuages, l'air tiède, et l'herbe coupée sous ses pieds était douce mais sèche.

Il avait abandonné toute tentative de communiquer à son entourage la situation dans laquelle il se trouvait. Il savait qu'il ne maîtriserait jamais le langage, et il ne pouvait même pas parvenir à exprimer quelque chose par ses gestes — les modes de pensée nécessaires ne lui étaient tout simplement plus accessibles, et il ne pouvait pas plus concevoir et exécuter une simple scène de mime qu'il ne pouvait résoudre les plus récents problèmes de la grande théorie du champ unifié. Pendant un temps, il avait simplement piqué des crises de colère — refusant de se nourrir, refusant de coopérer. Puis il s'était rappelé ses propres plans pour son ancien corps, dans l'éventualité d'une telle mauvaise volonté. La crémation. Et il se rendit compte qu'en dépit de tout, il ne voulait pas mourir.

Il admit, vaguement, qu'en un sens, il n'était pas vraiment Daniel Gray, mais une personne entièrement nouvelle, un composé de Gray et du Réserviste D12 — mais cela ne lui était d'aucun réconfort, qui, ou quoi, qu'il fût. Tous ses souvenirs lui disaient qu'il était Daniel Gray ; il n'en avait aucun de la vie de D12, une confirmation ironique de sa vieille conviction que les humains étaient supérieurs aux Réservistes. Devait-il être heureux d'avoir aussi prouvé — si doute il y avait jamais eu — que la conscience humaine était la plus concrète des choses, un magma gris spongieux et grisâtre qui pouvait être découpé comme une étoile de mer et survivre en deux morceaux séparés ? Devait-il être heureux que l'autre Daniel Gray — sans aucun doute le Daniel Gray le plus complet — eût réalisé l'ambition de sa vie ?

Le dresseur tira sur la laisse.

Docilement il s'engagea sur le sentier.

Le jardin luxuriant n'avait jamais été aussi noir de monde — c'était véritablement la fête de la décennie — et lorsqu'il apparut, les invités commencèrent à l'applaudir, et même à l'ovationner.

Il aurait pu lever les bras en réponse, mais l'idée ne lui vint même pas à l'esprit.

Première publication

"the Extra" ›››  Eidolon, vol.  1/2, hiver 1990.

Traduit par Francis Lustman et relu par Quarante-Deux. Première publication en français le 30 mai 1997. Paru ensuite sur papier dans la même traduction : U.P.N.T., nº 6, mai 1998. Paru ensuite sur papier dans une traduction entièrement révisée par Quarante-Deux : ´Océanique´. le Bélial’ & Quarante-Deux, novembre 2009.

La version originale est lisible en ligne sur le site Eidolon.net: Australian SF online.