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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Greg Egan Lama

Greg Egan : nouvelles

Lama

« Madame O'Connor, je veux que vous trouviez qui a tué ma mère ! Vous acceptez, oui ou non ? »

La voix de Helen Sharp vibrait de rage ; si elle était venue ici pour affronter le tueur en combat singulier, elle n'aurait pas eu l'air plus remontée. Étant données les circonstances, prétendre à l'existence même d'un assassin n'était guère plus qu'une vulgaire accusation jetée aux quatre vents ; cela devait cependant lui demander un certain courage, même si elle ignorait totalement qui elle accusait.

— « L'enquête n'a pas été concluante. » dis-je prudemment. « Je ne suis pas avocate mais j'imagine que Troisième Hémisphère accepterait encore un règlement à l'amiable pour une somme…

— Il n'y a pas assez de preuves pour inquiéter Troisième Hémisphère ! Cela ne les empêcherait sans doute pas de payer quand même — rien que pour éviter d'attirer l'attention des médias. Mais, voyez-vous, le chantage institutionnalisé, ça ne m'intéresse pas. » Ses yeux lançaient des éclairs de fureur ; elle ne faisait aucun effort pour cacher son indignation. Ses avocats lui avaient sans aucun doute déjà donné exactement le même conseil, mais l'idée ne semblait pas devoir faire son chemin. Elle avait trente-deux ans — cinq ans de moins que moi, seulement — mais elle débordait d'un tel idéalisme obstiné qu'il m'était difficile de ne pas voir en elle le représentant d'une génération totalement différente.

Je levai la main en signe d'apaisement. « Bien. C'est vous qui choisissez. Mais je vous suggère néanmoins de ne rien signer qui puisse restreindre vos possibilités d'actions — et ne faites aucune déclaration publique concernant leur innocence supposée. Vous pourriez changer d'avis après avoir payé mes notes de frais pendant quelques mois… Je pourrais même dénicher quelque chose qui vous ferait changer d'opinion. On a déjà vu des situations bien plus bizarres. » Quoique, ajoutai-je en moi-même, une proche parente de la victime refusant de faire cracher tout ce qu'elle pouvait à une multinationale, ça n'était pas mal non plus.

— « L'implant Lama n'y était pour rien. » dit Sharp d'un ton impatient. « Aucun indice ne va dans ce sens.

— Non, et rien non plus ne suggère un coup fourré.

— C'est bien pour ça que je vous ai engagée. Pour trouver ce qui se cache là-dessous. »

Je jetai un coup d'œil irrité à la fenêtre, celle qui était tournée vers le nord ; la lumière solaire inondait le panneau, soi-disant intelligent, de sorte qu'il faisait presque aussi chaud dans la plus grande partie du bureau que dans les rues étouffantes de King's Cross, en dessous.

Grace Sharp était morte depuis un mois. J'avais vaguement suivi l'affaire, comme tout le monde à Sydney, par simple curiosité morbide. Le soir du 12 janvier, elle était en train de travailler dans son bureau, apparemment seule. La cause directe du décès avait été un infarctus du myocarde, mais l'autopsie montrait également les signes d'une violente poussée d'adrénaline. Celle-ci pouvait avoir eu comme origine la douleur et le stress induits par l'attaque cardiaque — à moins qu'elle ne se soit produite avant, déclenchée par un choc externe indéterminé.

À moins encore que la puce du Langage d'Analyse et de Manipulation de l'Affect n'ait inondé son corps d'adrénaline, sans raison aucune.

Sharp avait soixante-sept ans, et tenait une forme tout à fait convenable pour son âge, suffisamment avancé malgré tout pour créer une zone d'incertitude. Les médecins légistes s'étaient échinés pendant l'enquête à évaluer les probabilités de chacune des trois hypothèses, mais aucune ne s'était clairement détachée, situation sans doute pénible pour les proches et qui les prédisposait probablement à fantasmer qu'une réponse simple existait sûrement quelque part, attendant qu'on la découvre.

« Les médias s'accordent tous à dire que ma mère était en train de composer un poème juste avant de mourir — et qu'elle a pensé un mot en Lama si “puissant” que ça l'a tuée sur le coup. » Son ton était venimeux. « Est-ce qu'ils pensent sérieusement que quatre-vingt-dix mille personnes saines d'esprit se mettraient dans le cerveau quelque chose qui pourrait faire ça ? Ou que les fabricants vendraient un engin qui les exposerait à des milliards de dollars de demandes d'indemnisation ? Ou que les autorités gouvernementales responsables de l'Autorisation de Mise sur le Marché…

— Des médicaments autorisés » dis-je, « ont tué des tas de gens. Les implants sont encore plus difficiles à tester. Et des logiciels “fiables”, écrits selon les spécifications les plus rigoureuses de la Défense, ont provoqué des catastrophes aériennes… »

Elle rebondit sur l'analogie d'un air triomphant. « Et qu'est-ce qui vous permet de l'affirmer ? C'est que la boîte noire de l'appareil l'a prouvé ! Eh bien, l'implant Lama possède sa propre boîte noire : une puce indépendante qui enregistre toutes ses actions. Et il n'y avait pas trace de défaillance. Aucun enregistrement montrant que l'implant aurait provoqué la moindre décharge d'adrénaline — et certainement pas à une dose létale.

— Peut-être que la boîte noire a mal fonctionné, elle aussi. Vous dites qu'elle est indépendante — mais si elle a suffisamment de connexions pour savoir tout ce que fait l'implant, l'ensemble du système est peut-être vulnérable à une sorte de panne commune que les concepteurs n'ont pas prévue. »

Sharp serra le poing en signe de frustration. « Ce n'est pas impossible, littéralement. » concéda-t-elle. « Mais je ne crois pas que ce soit probable.

— D'accord. Alors qu'est-il arrivé, selon vous ? »

Sharp se reprit, avec l'air las de celle qui n'arrête pas de répéter le même message et rassemble ses forces en se promettant à elle-même que c'est la dernière fois.

— « Ma mère était effectivement en train de travailler sur un nouveau poème, ce soir-là — la boîte noire ne laisse aucun doute à ce sujet. Mais l'heure du décès ne peut être déterminée précisément — et pourrait se situer jusqu'à quinze minutes après la dernière utilisation enregistrée de l'implant. Je pense qu'elle a été interrompue. Je pense que quelqu'un s'est introduit dans l'appartement et qu'il l'a tuée.

Je ne sais pas comment ils ont fait. Peut-être l'ont-ils simplement terrorisée — sans porter la main sur elle — et que ça a suffi à provoquer la crise cardiaque. » Elle parlait d'un ton monocorde, sans émotion. « Ou peut-être qu'ils lui ont injecté un stimulant puissant en trans-cutanée. Il existe des dizaines de produits chimiques qui peuvent déclencher une crise cardiaque sans laisser de traces. On ne l'a trouvée que plus de neuf heures après. Il y a des hydrates de carbone, analogues des neuropeptides stimulants, qui se décomposent en glucose et en eau en quelques minutes à peine. »

Je résistai à l'envie de mentionner l'absence de preuves suggérant une intrusion ; j'aurais gaspillé ma salive. « Mais pourquoi ? Pourquoi aurait-on voulu la tuer ? »

Elle hésita. « Que savez-vous exactement du Lama ?

— Faites comme si je ne connaissais rien.

— Eh bien… il a été décrit de trente-six manières, toutes aussi fausses : de la “télépathie”, un “espéranto électronique”, ou même en tant que “standard multimédia du cerveau”. Tout a commencé avec une fusion du langage et de la réalité virtuelle, c'est certain, mais ça fait presque quinze ans que ça se développe. Il y a toujours un mot pour <<chien>> — elle fit un geste pour matérialiser les guillemets, une convention, manifestement, que je compris plus tard — mais ça pourrait tout aussi bien être hundo — et un autre pour <<votre Labrador adoré sur la plage en train de s'ébrouer avant de lécher votre visage>>… qui évoquera tout ça et plus encore avec les cinq sens, si vous laissez faire.

Mais les plus avancés d'entre nous créent maintenant des mots représentant des concepts, des émotions, des états d'esprit qui défiaient auparavant toute description. Au bout du compte, avec Lama, rien de ce qu'un être humain peut ressentir n'est voué à rester… ineffable, mystérieux, incommunicable. Rien n'échappe à la discussion. Rien n'échappe à l'analyse. Rien n'est “indicible”. Et beaucoup de gens se sentent menacés à cette perspective ; pas mal d'anciennes structures de pouvoir se trouvent remises en cause. »

Si ce cliché devenait vrai à chaque fois qu'on l'invoque, les structures de pouvoir oscilleraient plus vite que le courant électrique. Helen Sharp se rapprochait de sept sur mon échelle personnelle de paranoïa ; en plus de son chagrin et de sa frustration bien compréhensibles, elle appartenait à une sous-culture techno mal comprise de la majorité des gens, souvent présentée de manière déformée — et qui manifestement se ressentait comme une élite “dangereusement” iconoclaste.

— « Je sais » dis-je, « qu'il y a des gens qui trouvent les utilisateurs du Lama… inacceptables. Mais qu'est-ce qui les pousserait tout d'un coup à des extrêmes comme le meurtre ? Est-ce qu'en quinze ans, le simple port de l'implant a été la cause du moindre meurtre, quelque part dans le monde ?

— Pas à ma connaissance. Mais…

— Alors…

— Mais je vais vous dire précisément ce qui a changé. Je vais vous dire pourquoi le conflit est entré dans une nouvelle phase. »

Elle avait capté mon attention. « Allez-y.

— Vous savez qu'il est illégal d'installer un implant Lama chez un mineur de moins de dix-huit ans ?

— Bien sûr. » La même restriction s'appliquait à tous les implants neuraux, à l'exception des puces thérapeutiques qui restituaient des fonctions normales aux blessés ou aux handicapés congénitaux.

— « Début mars, un couple va entamer une procédure juridique ici, à Sydney, pour obtenir la liberté d'installer l'implant pour tous leurs enfants futurs… dès l'âge de trois mois. »

Je restai sans voix. Ces plans avaient été gardés à l'intérieur d'un cercle très fermé de sympathisants, manifestement ; la couverture médiatique intensive de l'enquête n'avait pas mentionné la moindre rumeur. Après un mois d'examen approfondi, je ne m'attendais pas à ce que les têtes de lam' nous réservent encore des surprises.

— « Une procédure juridique sur quel fondement ?

— Le droit de choisir la langue dans laquelle ils veulent élever leur famille. C'est dans la législation fédérale : une loi de 2011 qui transpose la plupart des dispositions de la Convention des Droits de l'Homme des Nations Unies de 2005. Ils chercheront à obtenir un jugement de la Haute Cour invalidant les articles correspondants du code pénal de Nouvelle Galles du Sud — ce qui est beaucoup plus difficile du point de vue juridique que de se défendre contre une accusation après coup… mais ça leur épargnera la peine d'avoir à trouver un chirurgien prêt au martyre. »

Sharp sourit légèrement. « La même loi fédérale a été invoquée, il y a près d'un an, par un couple utilisant le langage des signes et qui subissait la pression des services publics pour donner à leur fils un implant auditif. Les parents ont gagné la première manche — et il semble qu'il n'y aura pas d'appel. Mais un dossier pro implant est toujours beaucoup plus difficile, bien sûr. Et le langage des signes est tout à fait respectable, comparé au Lama.

— Je suppose que la police est au courant de tout ça ?

— Bien sûr. Ils ne paraissent pas particulièrement intéressés, néanmoins — et je n'ai pas réussi à l'évoquer pendant l'enquête. D'un point de vue juridique, c'est seulement du bruit parasite.

— Mais vous pensez…

— Je pense qu'un décès largement attribué à l'implant Lama annihilerait les maigres chances de succès du recours, en rendant celui-ci politiquement impossible. Et je crois que certaines personnes considèrent que l'obtention de ce résultat justifie un crime. »

Sharp me fixa un instant, puis hocha légèrement la tête, presque avec bienveillance — comme si je venais de dire un mot exprimant toutes les émotions contradictoires qui défilaient dans ma tête : <<Du matériel neural dans le crâne d'un enfant de trois mois, sur le simple caprice de ses parents… Quelle obscénité ! Mais… si les implants auditifs omniprésents, qui privilégient l'anglais par rapport au langage des signes, ne sont pas un “caprice”, pourquoi ceux qui privilégient le Lama par rapport à l'anglais le seraient-ils ? Et si Grace Sharp avait été assassinée pour faire pencher la balance contre le recours, ses assassins devaient aller en prison, malgré toute la fierté qu'ils tiraient de leur acte — et mon propre dégoût instinctif à l'idée d'enfants transformés en têtes de lam' ne faisait qu'illustrer la vraisemblance et l'efficacité d'une telle motivation.>>.

« Et je pense aussi que vous allez accepter l'affaire. » dit-elle.

Je commençai à travailler l'après-midi même, en passant en revue la littérature technique sur l'implant Lama — c'est-à-dire ce qui se rapprochait le plus d'un compte rendu objectif de ses possibilités dans ce dont je pouvais disposer. Comme la plupart des gens, j'imaginais que je comprenais déjà toutes les caractéristiques essentielles — mais il s'avéra que j'avais gobé sur les réseaux plus de désinformation que je ne le pensais.

Les deux puces — l'implant proprement dit et la boîte noire, qui faisaient tous deux moins d'un millimètre de large — étaient disposées à l'arrière du crâne, et partageaient l'accès à un écheveau de fils arachnéens en polymère conducteur qui enveloppait le cerveau, réalisant des milliards de contacts quasi synaptiques avec le cortex visuel et auditif, et la zone de Wernicke (le centre du langage) sur le lobe temporal. D'autre fils pénétraient plus en profondeur, certains même jusqu'au système limbique. On pouvait parler ou écrire le Lama, mais les besoins en bande passante faisaient de l'infrarouge le medium privilégié, de sorte que l'implant était relié, par l'intermédiaire de la moelle épinière, à des cellules, élaborées par génie génétique, faisant fonction d'émetteur-récepteur IR dans la paume des mains.

L'installation de l'implant ne permettait pas instantanément une utilisation courante du Lama ; on devait encore apprendre le langage. Le “préchargement” d'un vocabulaire complet n'aurait pas fonctionné ; la signification précise de la plupart des mots, en Lama, ne pouvait être encodée qu'en relation avec un contexte, une fois l'implant installé dans le cerveau d'un utilisateur particulier. Le réseau neural électronique propre de l'implant était vierge à quatre-vingt-dix pour cent lors de l'installation ; il ne contenait que le système spécialisé dans l'acquisition du langage, ainsi qu'un vocabulaire simple, pour amorcer le programme. Et bien que le processus d'apprentissage ne laissât pratiquement aucune trace à l'extérieur de l'implant lui-même — principalement des modifications relativement mineures dans les régions du cerveau où une seconde langue naturelle aurait été encodée — cela n'avait aucun sens de dire que le cerveau ou la puce, pris isolément, “connaissait le Lama”. Un utilisateur expérimenté qui remplacerait son vieil implant par un neuf tout juste sorti d'usine serait ramené à la case départ (en pratique, toutes les données de l'ancien seraient pourtant copiées sur le nouveau). De même, un implant enrichi par l'expérience, placé dans le cerveau d'un novice, serait aussi inutilisable qu'une tranche de cortex cérébral prélevée chez quelqu'un d'autre.

Ces remarques s'appliquaient bien sûr strictement aux adultes. Malgré tout un tas d'articles théoriques — prudemment optimistes pour la plupart — personne ne savait réellement comment le cerveau d'un jeune enfant interagirait avec l'implant.

Un utilisateur du Lama pouvait interpréter un sensorium VR standard — mais il n'y avait, volontairement, aucune disposition pour interagir de manière conventionnelle avec un environnement qui n'existait pas. Les implants de réalité virtuelle immersive paralysaient temporairement le corps biologique et aiguillaient les impulsions motrices du cerveau vers un modèle somatique complètement informatisé : un corps virtuel qui pouvait fonctionner comme partie d'un environnement virtuel, en étant soumis aux règles dudit environnement. Par contraste, pour un utilisateur du Lama, interagir avec un sensorium consistait en général soit à le reconstruire entièrement avant de le restituer soit à réagir par quelque chose de totalement différent, remettant en question l'ensemble des hypothèses de base au lieu de les accepter passivement. Alors qu'un utilisateur de VR n'avait de choix qu'entre faire taire son incrédulité ou tout arrêter — une immersion multisensorielle, qu'elle fût ou non surréelle, était toujours convaincante —, un utilisateur du Lama pouvait aussi traiter ce même type d'information de manière complètement détachée. Les mots, en Lama — et ce terme incluait tout le vocabulaire de description des sensoriums VR — pouvaient évoquer des images dix mille fois plus frappantes et précises que la poésie la plus suggestive… à moins qu'une certaine distanciation, une froide analyse, ne les neutralise : leur effet n'était alors pas différent de celui qui était produit sur un locuteur normal, qui pouvait contempler l'expression “un éclair d'une aveuglante clarté” ou “la puanteur irrespirable de l'ammoniac” sans rien ressentir de la sorte. Dans le jargon des concepteurs de l'implant — de vrais mots, antérieurs au Lama — toute expression en Lama pouvait être soit analysé (comprise rationnellement) soit jouée (ressentie subjectivement) — à moins que son interprétation ne se situe quelque part entre ces deux extrêmes.

D'une certaine manière, néanmoins, le Lama pouvait se révéler plus immersif que la réalité virtuelle la plus directive : il pouvait induire directement des états émotionnels. La réalité virtuelle était confinée à des données purement sensorielles (bien que manipulatrices à l'extrême le plus souvent) mais dans le Langage d'Analyse et de Manipulation de l'Affect, il existait des mots pour <<peur>>, <<euphorie>>, <<tristesse>> (ou plutôt des sous-types nuancés de ces catégories grossières de la langue) — et l'implant pouvait atteindre les profondeurs du système limbique pour y déclencher ces états aussi facilement qu'une puce de réalité virtuelle pouvait générer l'illusion d'un ciel, si bleu, si pur.

L'utilisateur conservait bien sûr la faculté de s'affranchir du langage, et le terme désignant <<un écrasant désespoir>> en Lama ne pouvait induire l'état auquel il se référait qu'au prix d'un effort conscient pour le jouer. Et bien que la grammaire formelle du Lama n'interdît rien, des filtres de bas niveau montaient la garde contre des singularités linguistiques potentiellement stupéfiantes — comme <<le désir de jouer éternellement ce mot>> — ou tout autre concept dangereux sur le plan physiologique.

Malgré une littérature on ne pouvait plus rassurante sur le problème, tout se ramenait finalement à une question de confiance envers les fabricants et les organismes de contrôle. Je n'avais aucun doute sur le fait qu'on pouvait théoriquement concevoir une puce Lama n'ayant pas plus de chances qu'un cerveau non modifié de foudroyer son utilisateur quand celui-ci pensait accidentellement le terme désignant <<un afflux fatal d'adrénaline>>. Mais que Troisième Hémisphère eût ou non atteint ce niveau de sécurité, pour tous les utilisateurs potentiels, c'était une autre histoire.

Grace Sharp avait été la plus âgée des quatre-vingt-dix mille locuteurs Lama de la planète et, semblait-il, une des plus compétentes. Mais cette compétence impliquait-elle un risque accru, dû à un vocabulaire plus étendu, ou diminué, en raison d'un meilleur contrôle du langage ?

Vers sept heures et demie, j'en eus assez de m'échiner sur des articles décrivant des algorithmes de compression d'émotions sans perte d'information. Je fermai le bureau et me dirigeai vers la gare.

Je sentais encore la chaleur monter de Victoria Road, mais un soupçon de brise soufflait de l'est. Le tapage des hologrammes publicitaires ne paraissait pas aussi vulgaire au crépuscule qu'à l'aube, malgré des couleurs tout aussi délavées ; peut-être cela ne dépendait-il en fait que de l'ambiance de la rue. Des employés sur la route de leur domicile, baignés de sueur mais qui exhalait un soulagement presque palpable, croisaient les premiers fêtards, tout propres, pleins d'énergie et d'espoir. Je ne sais pas pourquoi, mais l'aube à King's Cross n'incitait jamais à l'optimisme.

Je dépassai un essaim de moines du temple de Darlinghurst, en quête d'aumônes dans leur robe safran, sur le trottoir d'en face. Il ne semblait pas que James soit parmi eux, mais c'était difficile à dire : ils se ressemblaient tous, pour moi, et mes souvenirs les plus vivaces de lui n'incluaient pas l'étape terminale, après le rasage de tête. Même quand je me rappelais la nuit où il m'avait annoncé qu'il nous quittait, Mick et moi, pour se consacrer à une vie sans ego entièrement tournée vers la contemplation — « Pas la peine de discuter, Kath ; » avait-il expliqué avec un air de suffisance transcendante, « je ne suis plus l'esclave des illusions du langage. » — même alors, bizarrement, je le voyais comme il avait été dix ans auparavant. La mode du bouddhisme avait grandi dans le pays pendant la plus grande partie de mon existence — comme si le “vide” laissé par le recul du Christianisme demandait à être rempli par quelque chose de tout aussi absurde — mais durant les dix dernières années, le gouvernement fédéral avait commencé à soutenir les monastères de manière importante, par l'intermédiaire d'un programme de subventions du “développement spirituel communautaire”. Peut-être espéraient-ils faire des économies sur les prestations de sécurité sociale.

J'hésitai à l'entrée de la gare, plongée dans mes pensées. Un mot en Lama saisirait cet instant — encoderait de manière parfaite l'intégralité de mon expérience, tout ce que je pense, tout ce que je ressens. Un mot que je pourrais prononcer, écrire, me rappeler. Dont je pourrais me distancier pour l'étudier — l'analyser — ou le jouer, le revivre complètement. L'infléchir et le modifier. Le citer exactement (ou non) à l'ami le plus proche comme à l'étranger le plus distant.

Je devais admettre que c'était une notion profondément dérangeante : un langage qui pouvait englober, sinon l'univers lui-même, du moins tout ce que nous pouvions en ressentir. À tout moment, il n'y avait “que” dix à la puissance trois mille états subjectivement distincts du cerveau humain. Dix mille petits bits d'information : une sacrée quantité, lorsqu'il fallait l'encoder en syllabes — mais un simple flash d'une milliseconde en infrarouge. Un utilisateur du Lama pouvait effectivement raconter toute sa vie intérieure, avec une précision parfaite, en temps réel. Leopold Bloom, enfoncé.

Quand j'embarquai dans la rame en direction du sud, j'en avais toujours des picotements dans le cou. Le wagon était bondé, de sorte que je voyageai debout, en me tenant aux poignées, les yeux fermés, à ressasser la question dans l'obscurité de mon crâne : qui, ou quoi, avait tué Grace Sharp ? Mon travail n'était pas de ceux qu'on peut arrêter et reprendre à loisir — et à moins que je n'atteigne l'état dans lequel une partie de moi-même ne cessait de réfléchir à l'enquête vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il était fort probable que je n'avancerais pas.

Helen Sharp croyait à une sorte de conspiration sans visage contre le Lama en tant que première langue, mue par une pure xénophobie linguistique — alors que l'opposition réelle pouvait aussi être motivée par des inquiétudes parfaitement fondées concernant les conséquences inconnues de l'influence du Lama sur le développement d'un enfant.

Les médias sérieux penchaient pour une simple défaillance technologique ; quelques éditoriaux tout à fait respectables avaient récrit le dossier Sharp pour en faire un conte moral sur la nécessité d'améliorer le contrôle qualité dans l'ingénierie biomédicale. Pendant ce temps, les journaux à sensation s'étaient emparés avec jubilation d'une idée de mot, celui qui désignait <<la mort>>, le Mot Fatal, dans des termes quasi-mystiques suffisants pour donner à leurs abonnés anti-technos un frémissement d'autosatisfaction à l'évocation du juste châtiment subi par cette tête de lama se précipitant elle-même dans l'oubli par la force de sa pensée, et à leurs abonnés pro-technos un frisson de respect devant la Puissance de la Puce.

Et il était toujours possible que Grace Sharp ait eu une simple crise cardiaque, toute seule. Sans assassins, sans poésie fatale, sans défaillance.

Jusque-là, je ne pouvais que confirmer les conclusions de l'enquête : on ne pouvait éliminer aucune piste.

Lorsque j'arrivai à la maison, Mick avait déjà dîné et s'était enfermé dans sa chambre pour jouer à Ipahe (Intrigues politiques austro-hongroises dans l'espace). Il faisait tourner ce scénario depuis presque six mois avec une douzaine de copains — certains à Sydney, d'autres à Pékin ou à São Paulo. Ils m'avaient gentiment laissé me joindre à eux une fois, dans le rôle mineur d'un personnage au nom imprononçable, mais après dix minutes je m'ennuyais à mourir et m'arrangeai pour succomber aussi rapidement que possible. Je n'avais rien contre les jeux de rôles… mais celui-ci était le plus ridicule que je voyais depuis Padmaf (le Postmodernisme a dévoré mon amour de fils). Malgré tout, les enfants de douze ans avaient tous besoin de quelque chose de vraiment affligeant à abandonner en mûrissant — quelque chose dont le souvenir ne saurait provoquer, d'ici un an, qu'une honte absolue. Les livres que j'avais moi-même lus (et adorés, à l'époque) n'avaient pas été mieux.

Je frappai à sa porte et entrai. Il était allongé sur le lit, avec un casque, les mains au-dessus de la tête en train de faire des mouvements minimalistes avec les deux gants de contrôle : il animait une sorte de corps logiciel, une marionnette dépourvue de toucher, d'équilibre et de proprioception. Il en bougeait les constituants en exécutant des actions sans rapport avec le mouvement de ses propres membres… mais il voyait et entendait tout par l'intermédiaire des yeux et des oreilles de la marionnette.

La plupart des études que j'avais lues suggéraient que plus un enfant se mettait tôt à la réalité virtuelle (casque et gant, bien sûr, pas avec un implant), moins il y avait d'effets secondaires sur la coordination et l'image du corps dans la vie réelle. Les compétences requises pour bouger un corps réel et un corps virtuel ne semblaient pas se faire concurrence pour accéder à des ressources neurales en quantité limitée ; elles pouvaient s'acquérir en parallèle, aussi facilement que deux langues. C'étaient les adultes qui s'embrouillaient entre les deux (et se débrouillaient mieux avec des implants VR, qui leur permettaient de faire comme s'ils étaient en train d'utiliser leur véritable corps.) La recherche suggérait qu'une heure quotidienne en VR n'était pas plus nuisible que si elle avait été consacrée à autre activité aussi peu naturelle, comme le violon, la danse ou le karaté.

Je restais malgré tout inquiète.

Le système de surveillance de la pièce repéra ma présence. À la pause suivante de l'action, Mick souleva son casque pour me saluer, en faisant de son mieux pour cacher son impatience.

« L'école ? » dis-je.

Il haussa les épaules. « Maxinsipide. Le travail ?

— « J'enquête sur un meurtre. »

Son visage s'illumina. « Résonnant ! Quel type d'arme ?

— Des paroles méchantes.

¿Que?

— C'était une plaisanterie. » J'étais sur le point de lui expliquer, mais je ne voulais pas faire attendre les autres joueurs. « Tu arrêtes à neuf heures, d'accord ? Je ne veux pas avoir à vérifier.

— Hum ! » Il était délibérément évasif.

— « Soit je programme l'arrêt, » dis-je calmement, « soit tu te conformes volontairement aux règles. C'est comme tu veux. »

Il prit un air renfrogné. « Ce n'est pas un choix, puisque ça revient au même.

— Très profond. Mais il se trouve que je ne suis pas d'accord. » Je me rapprochai de lui et lui dégageai les cheveux des yeux ; il me fit son regard à la mais-pourquoi-tu-me-fais-ça-allez-je-te-pardonne-pour-cette-fois.

— « Des paroles méchantes ? » s'écria-t-il soudain. « Tu veux dire que c'est Grace Sharp ? »

J'acquiesçai, surprise.

« Une espèce de gourou pérorait l'autre jour sur sa mort par overdose de Lama. » Il semblait très amusé — et je fus frappé par le fait que, pour lui, “gourou” était infiniment plus injurieux que tout ce que j'aurais osé dire devant ma mère au même âge. Les insultes se traduisaient au moins de manière plus élégante : les équivalents pour ma génération se référaient presque exclusivement aux excréments ou aux parties génitales. Mick et ses contemporains n'étaient pas du tout prudes, mais ils trouvaient les anciennes formes scatologiques tout à fait infantiles.

— « Tu ne crois pas au Mot Fatal ?

— Pas si c'est une sorte de mine en forme de peau de banane que tu te fabriques toi-même, accidentellement. »

Je pris le temps de réfléchir. « Mais s'il existe, ne penses-tu pas qu'il serait plus simple de le combattre s'il venait de l'extérieur que si tu tombais dessus au détour de tes propres pensées ? »

Il secoua la tête d'un air entendu. « Le Lama ne marche pas comme ça. Tu ne peux pas inventer des mots au hasard dans ta tête — tu ne peux pas essayer des séquences de bits au hasard. Tu peux imaginer des choses, faire de l'association libre, mais… pas aller jusqu'à la mort sans la voir venir. »

Je ris. « Quand as-tu donc lu tout ça ?

— La semaine dernière. L'histoire avait l'air éclatante, alors j'ai fait des recherches contextuelles. » Il jeta un coup d'œil à son terminal et réalisa quelques légers mouvements avec ses mains ; tout un tas d'icônes d'adresses se déversèrent dans une enveloppe à mon nom, qui fila dans la boîte d'envoi. « Des sites de référence.

— Merci. J'ai gâché toute mon après-midi : j'aurais dû revenir plus tôt à la maison et te pomper le cerveau, à la place. » Je ne plaisantais qu'à moitié.

Je m'assis au bord du lit. « Mais si elle n'est pas tombée toute seule sur ce fameux mot… je ne vois pas comment qui que ce soit aurait pu le lui fournir : pour ce que la police en sait, elle n'avait pas eu de visiteurs — ou de communications — depuis des heures. Et si quelqu'un s'est introduit dans l'appartement, il n'a pas laissé de traces.

— Et ça ? » Mick indiqua de son pouce ganté l'étagère au-dessus de son lit.

— « Quoi ? » Je scrutai attentivement le fatras d'objets qu'elle supportait. « Ah ! »

Il avait établi une liaison infrarouge avec son copain Vito, qui habitait dans un appartement de l'autre côté du parc ; ils pouvaient échanger des données vingt-quatre heures sur vingt-quatre sans que leurs familles ne versent un centime aux barons de la fibre. Le rayon bien orienté de leurs émetteurs-récepteurs de quatre sous traversait sans effort les fenêtres de leurs chambres.

« Tu penses que quelqu'un à l'extérieur de l'appartement… lui a tiré le Mot Fatal en pleine paume ? » Cette idée faisait naître l'image bizarre d'une silhouette visant dans la nuit, sans arme ; et de Grace Sharp, les bras écartés avec des stigmates en infrarouges.

— « Pourquoi pas ? On partage tes honoraires si j'ai raison ?

— Pas de problème. Déduction faite du loyer, de la nourriture, des vêtements, des communications… »

Mick mima un joueur de violon. Je fis semblant de le frapper à la tête. Il jeta un coup d'œil à son terminal ; ses amis perdaient patience.

« Je ferais mieux de vous laisser. » dis-je.

Il sourit, me fit au revoir en levant la main comme un plongeur juste avant l'immersion, puis remit son casque. Je m'attardai dans la chambre quelques instants supplémentaires, prise d'un profond sentiment d'étrangeté.

Pas parce que je ressentais une perte de contact avec mon fils. Ce n'était pas le cas. Mais que nous puissions simplement nous comprendre semblait soudain relever d'une sorte de vaudou extrêmement fragile. Le langage naturel avait survécu, sans changement fondamental, à un millier de révolutions sociales et technologiques… mais le Lama le ravalait au rang d'outil de l'Âge de Pierre, un éclat d'obsidienne de forme grossière dans une ère où on pouvait façonner comme on voulait la matière au niveau atomique.

Et peut-être qu'à long terme, toutes les incompréhensions et les tâtonnements, tous les remèdes de bonne femme faits de sourires et de gestes, toutes ces tentatives maladroites et imparfaites mais bien intentionnées pour se rapprocher, seraient balayées par le torrent déferlant d'une communication sans bornes.

Je refermai la porte doucement en sortant.

Le lendemain matin, je m'attaquai aux transcriptions de l'enquête — qui contenaient une image 3D du bureau de Sharp. Le corps avait été découvert vers huit heures vingt du matin par un employé de maison qui venait trois fois par semaine — Sharp était en bonne forme générale mais souffrait d'une arthrite sévère aux mains. Les auxiliaires médicaux avaient enlevé le corps avant que la police ne soit impliquée, mais ils avaient d'abord pris un cliché de la scène, conformément à la procédure habituelle.

L'appartement se situait au vingt-cinquième étage, et le bureau avait une grande fenêtre donnant à l'ouest. Les rideaux n'étaient pas tirés — mais rien dans les transcriptions n'écartait la possibilité qu'ils aient été ouverts pour faire un peu de lumière par l'homme ayant découvert le corps, ou même par les auxiliaires médicaux. J'insérai l'image dans le plan du quartier, et traçai quelques droites à partir de l'endroit où le logiciel d'expertise médico-légale suggérait que Sharp se tenait avant de s'écrouler. Une balle aurait laissé une indication sur la direction — mais une impulsion dans l'infrarouge avait pu émaner de n'importe quel endroit en visée directe. Étant donnée l'incertitude sur la position de la victime, et la taille de la fenêtre, cela restreignait les possibilités aux fenêtres et balcons de soixante-trois appartements. La plupart étaient hors de portée des équipements infrarouge amateurs bas de gamme, aussi me renseignai-je sur la sensibilité des récepteurs dermiques, l'atténuation de l'atmosphère et les paramètres d'étalement du faisceau avant de commencer à chercher dans les catalogues de produits. Il existait plusieurs modèles de lasers pour les communications qui auraient pu faire l'affaire — et le moins cher ne valait que trois cents dollars. Pas le genre de chose qu'on pouvait acheter chez l'électronicien du coin, mais rien n'en restreignait formellement l'acquisition ou la détention. Ce n'était après tout pas une arme.

La plus grande poétesse du Lama, abattue par un mot ? C'était une idée séduisante — et j'étais étonnée que la presse à sensation ne s'en soit pas emparée depuis des semaines — mais dans la lumière froide du matin, je trouvais de plus en plus difficile de croire que Grace Sharp fût morte d'autre chose que de causes naturelles. La sécurité du bâtiment était excellente, l'équipe médico-légale n'avait décelé aucun signe d'intrusion. Le témoignage de la boîte noire n'était pas irréfutable, mais à tout prendre exonérait probablement l'implant. Et Helen Sharp elle-même était persuadée que le Mot Fatal n'existait pas.

Je passai la matinée à éplucher la suite des transcriptions, mais n'y trouvai rien d'édifiant. Les experts s'étaient lavé les mains de la mort de Grace Sharp. Je ne pouvais pas les en blâmer : si les pièces ne permettaient pas clairement de conclure, le plus honnête était de le dire. Dans la plupart des enquêtes, cependant, quelqu'un parvenait à glisser une hypothèse ou deux dans les rapports : le sentiment viscéral d'un médecin légiste, l'intuition improuvable d'un ingénieur. Quelques lignes que je pourrais brandir devant eux d'un ton accusateur pour les inciter à me déballer en détail l'hypothèse officieuse qu'ils avaient couvée dans leur tête depuis des mois. Mais ici, je n'avais pas la moindre prise, la moindre indiscrétion qui me permette d'avoir une piste à suivre.

Je n'avais donc pas d'autre endroit où aller : je m'armai de courage et commençai ma pêche dans les archives des ennemis du Lama.

Des communiqués de presse (pour la plupart en provenance de politiciens et de personnalités religieuses), des lettres et des essais dans diverses publications, ainsi que des messages dans des forums du réseau, me fournirent environ dix-sept mille individus ayant quelque chose de désobligeant à dire au monde sur le Lama. L'algorithme de recherche était multilingue, mais je ne lui faisais pas confiance pour saisir l'ironie de manière suffisamment fiable, de sorte que même ce premier essai grossier était à prendre avec de grosses pincettes. Douze pour cent des messages des forums étaient anonymes — et l'échantillon aléatoire que j'inspectai montra clairement qu'ils venaient des opposants les plus véhéments — mais je les écartai ; l'analyse textuelle de quelques gigaoctets d'invectives pouvait attendre que j'en sois à gratter les fonds de tiroir.

Le logiciel de classification repéra quelques liens relativement prévisibles. Les deux tiers des gens que j'avais identifiés étaient soit les portes paroles officiels, soit des membres ou des sympathisants affichés d'une organisation politique, religieuse ou culturelle parmi quatre-vingt-seize.

Le logiciel traça quatre-vingt-seize diagrammes en étoile. Le groupe le plus important concernait Sagesse Naturelle, un groupe d'influence proche des Verts, mis sur pieds dans le seul but de s'opposer à l'utilisation de matériel neural. La plupart des membres étaient européens, mais on notait une présence australienne significative. La Fontaine de Vertu venait en deuxième position. Coalition chrétienne fondamentaliste basée au États-Unis, ils avaient localement une dizaine d'églises affiliées. La taille du groupe ne mesurait cependant pas nécessairement sa force d'opposition ; l'église catholique romaine venait seulement en trentième position — mais uniquement parce qu'elle était d'une extrême rigidité hiérarchique, et ne possédait donc qu'une liste relativement courte de porte-parole officiels. La plupart des autorités islamiques n'étaient pas non plus très chaudes en ce qui concernait le matériel neural — mais un grand nombre de pays majoritairement islamiques en avaient simplement banni la technologie, désamorçant largement le problème. La plus grosse présence de l'Islam provenait d'un groupe anglais, en cinquante-septième position.

Je restreignis les données à l'Australie. Il restait dix-neuf organisations — et les six plus importantes restaient les mêmes, pour ce que cela valait. Cette analyse avait un parfum de chasse aux sorcières ; je n'accusais pas publiquement qui que ce soit de quoi que ce soit — je n'insultais pas Sagesse Naturelle en les soupçonnant d'être des assassins et des délinquants parce qu'ils osaient s'exprimer contre l'implant — mais cette sorte de pêche grossière me mettait toujours mal à l'aise.

Il n'en restait pas moins que si c'était bien ces gens qui se sentaient le plus menacés par la perspective de voir des enfants grandir avec le Lama… qui parmi eux aurait pu être au courant de l'arrêt imminent de la Haute Cour ?

Je parcourus les bases de données des membres des associations juridiques et para-juridiques, et les listes des abonnés aux journaux pertinents, en sélectionnant tous ceux qui donnaient une adresse aux bons soins de Huntingdale et Associés, le cabinet qui préparait le dossier sur l'implant pour les enfants.

Il n'y avait aucun recouvrement avec les anti-Lama — ce qui n'était pas très surprenant. J'imaginais que la police était allée au moins aussi loin, et ils avaient des ressources plus importantes : ils auraient pu extraire la liste de l'ensemble du personnel de Huntingdale à partir des données fiscales, sans que le moindre employé de bureau ne leur échappe.

Je restai à contempler l'écran, déprimée. Tout ce que j'avais à montrer, après une journée de travail, c'était soixante-trois appartements donnant sur le bureau de Grace Sharp, et dix-sept mille personnes dont l'unique action compromettante avait été de ne pas cacher leur opposition au Lama.

La seule chose qui restait à faire, c'était l'intersection des deux.

Le plus dur était de trouver les numéros des appartements correspondant aux emplacements physiques sur les plans du bâtiment ; les architectes et les promoteurs n'avaient pas à donner des renseignements aussi insignifiants lorsqu'ils déposaient leurs demandes d'approbation. Je commençais à me dire que j'allais devoir faire le travail sur le terrain, quand je découvris que quelqu'un l'avait déjà réalisé pour moi : un consortium hétéroclite de vendeurs d'assurance, de systèmes d'alarme incendie et d'équipements de sécurité et de climatisation avait commandé une base de données de toute la zone métropolitaine pour les aider à cibler leurs courriers publicitaires. Le quartier dont j'avais besoin ne coûtait que cinquante dollars — complet avec les adresses électroniques.

Je le recoupai avec les anti-Lama.

Un nom unique apparut.

John Dallaporta n'appartenait à aucun de mes regroupements d'organisations, et je n'avais qu'une seule donnée concernant son attitude envers le Lama : un court essai qu'il avait écrit, sept ans auparavant, décriant le potentiel de l'implant à « s'attaquer à la richesse et à la beauté de nos anciennes langues » et à « envahir les espaces tranquilles et mystérieux de nos esprits. » L'essai avait paru dans un netzine de professeurs d'anglais de lycée ; je demandai le numéro complet, et feuilletai son contenu inoffensif. La majorité des articles traitait des conditions de travail, et des inquiétudes soulevées par les nouvelles technologies ; il y avait aussi une discussion fervente — presque douloureusement respectueuse — sur les stratégies à adopter envers les parents qui interdisaient à leurs enfants tout contact avec les œuvres répugnantes, sexistes, athées, élitistes, superstitieuses, obsolètes de Shakespeare et de ses pareils. Pas le type de support dans lequel on s'attend à trouver un homme prêt à massacrer ses ennemis pour cause d'idéologie.

Je relus soigneusement l'essai de Dallaporta. Il était passionné, mais pas vraiment enflammé ; encore un technophobe geignard et anxieux qui se défoulait devant un parterre sans doute très largement solidaire. J'étais moi-même encline à la bienveillance — en toute honnêteté, l'implant me donnait la chair de poule — mais il y avait un aspect intéressé sous-jacent qui ôtait de la force à ses arguments. Dépeindre l'anglais comme une langue menacée était on ne peut plus ridicule, alors que le nombre de gens qui le parlaient était plus important que jamais.

J'arrivais à me représenter Dallaporta à l'extérieur du tribunal, brandissant une banderole, dès que commencerait le recours contre la législation concernant l'implant, mais j'imaginais mal l'auteur de ces paroles modérées tuant Grace Sharp de sang froid — et encore moins trouvant les moyens de mener à bien son action.

Je commençais à en avoir assez du travail en chambre, mais je passai les quelques heures suivantes à étudier le portrait fragmentaire que le réseau offrait de cet homme. Il avait quarante-sept ans, était divorcé depuis cinq ans, et avait deux filles en pleine adolescence. On pouvait penser que son ex-femme avait la garde des enfants, car toutes les données suggéraient qu'il vivait seul. Il avait toujours été professeur de lycée ; vers trente ans, il avait publié un peu de poésie dans des journaux littéraires, mais à moins qu'il n'ait adopté un pseudonyme non répertorié, il n'y avait rien eu depuis. Il semblait n'appartenir à aucune organisation à part le Syndicat des Enseignants de l'École Publique, et s'il adhérait à une confession quelconque, aucun sondeur n'avait encore réussi à le repérer.

C'était tout pour le profil électronique. Je ne croyais pas un instant qu'il ait pu tuer Grace Sharp — mais je ne voulais pas écarter cette possibilité avant de l'avoir rencontré en chair et en os.

Je me procurai un calendrier des activités de l'école Laurence Brereton. Il y avait une soirée parents-professeurs dans trois jours.

J'arrivai suffisamment tard pour ne pas avoir à traîner dehors trop longtemps avant d'apercevoir des parents sur le départ, avec leurs badges. J'examinai attentivement leur style et les matériaux utilisés — mais la chance était avec moi : un homme laissa tomber le sien dans une poubelle de recyclage juste devant moi. Je m'étais préparée en portant sur moi tout un tas d'échantillons de carton, d'épingles de sûreté et d'attaches, mais il me suffit de récupérer ce badge abandonné, de choisir la même police sur l'imprimante de mon assistant, et d'imprimer mon nom — d'emprunt — sur le côté vierge.

Personne ne me demanda rien quand j'entrai dans le hall bondé et dépassai la réception où les parents faisaient la queue pour s'enregistrer et récupérer leur badge. Je repérai une rangée de bornes de renseignement ; je m'approchai de l'une d'elles et essayai de faire une requête, mais elle était bien trop astucieuse : le seul point d'entrée était "nom du parent" — et c'était apparemment tout ce qui était requis pour repérer les enseignants correspondants sur une carte personnalisée du hall. Je reculai et observai d'autres personnes utiliser le logiciel, jusqu'à ce que le nom de Dallaporta apparaisse.

Il était curieux d'organiser un tel événement à cette période de l'année ; le lycée de Mick avait tenu une nuit d'orientation avant le début du trimestre, mais ils ne m'avaient pas réinvitée depuis. Le bourdonnement des conversations autour de moi semblait pourtant remarquablement détendu ; peut-être était-ce une bonne stratégie que de faire venir les parents aussi tôt pour essayer de tuer les problèmes dans l'œuf.

John Dallaporta était grand et mince, rasé de près, avec un début de calvitie. Un homme débordant de fierté paternelle était en train de lui parler avec énergie — et bien que ses yeux fussent vitreux et son sourire un peu figé, il n'avait pas la tête de quelqu'un qui n'aurait pas dormi depuis cinq semaines sous le fardeau de sa culpabilité.

Lorsque le père s'en fut allé, je l'approchai d'un air résolu. Dallaporta tendit la main et dit doucement : « Enchanté, madame Stone. » Il hésita. « Je suis désolé, mais je ne pense pas… »

J'affichai un sourire désarmant. « Non, vous n'avez pas ma fille comme élève. Mais je voulais vous parler, et cette réunion constituait une opportunité trop belle pour la laisser passer. J'espère que vous ne m'en voulez pas.

— Pas le moins du monde. Mais il faut que je vous dise : je ne suis pas directeur du département, cette année. Le poste tourne entre les professeurs titulaires, et c'est maintenant Carole Bailey… » Il jeta un coup d'œil alentour puis la désigna du doigt. « Est-ce que vous voyez..? »

Je secouai la tête d'un air contrit. « Ce n'est pas une affaire liée au département. Je voulais juste vous rencontrer. J'ai lu un essai que vous avez écrit il y a de ça quelques années : le Nom de <<la Rose>>. Et j'ai vraiment beaucoup aimé ce que vous y disiez. Alors quand je me suis rendu compte que vous enseigniez dans la nouvelle école de ma fille… »

Dallaporta me regarda d'un air bizarre, un peu perplexe, mais il ne parut pas gêné ou même soupçonneux. « C'était il y a si longtemps, je suis surpris que vous vous en rappeliez. Sans parler du nom de l'auteur.

— Mais bien sûr que je m'en souviens ! Et tout ce que j'espère, c'est que le reste du département partage vos valeurs sur ces… questions. J'enseignais l'anglais, moi-même, auparavant. Je connais le type de pressions auxquelles vous devez faire face. Et bien sûr que je tiens à ce que mes enfants soient technologiquement compétents — mais certains d'entre nous doivent prendre position, sinon qui sait ce que “technologiquement compétent” signifiera dans vingt ans ? »

Dallaporta hocha la tête d'une manière affable, mais je voyais maintenant les muscles de ses mâchoires se raidir — ceux qui se contractent lorsque vous essayez trop fort de ne rien laisser paraître. Ce qui prouvait quoi ? Rien du tout — sauf qu'il avait sur le Lama des sentiments trop forts pour qu'il soit disposé à en discuter avec une totale inconnue dans une grande salle bondée.

Je continuai d'insister. « Quand je suis entrée au lycée, vous étiez marginalisé si vous n'aviez pas de PC sur votre bureau à la maison. De nos jours, les ordinateurs sont gratuits — si vous vous délestez de mille dollars par mois pour un accès “vital” au réseau. Et un enfant qui ne peut pas interviewer des nomades afghans pour un devoir de géographie — ou récupérer en direct les données de la dernière sonde vénusienne via le J.P.L. — ferait mieux d'abandonner sa scolarité et d'aller travailler chez MacDo. Où cela va-t-il s'arrêter ? Lorsque mes petits-enfants auront douze ans, quel sera le “niveau minimal” ? »

Dallaporta se mit à rire, légèrement faux. « Je ne me hasarderai pas à deviner. Mais je fais confiance aux gens. Au bon sens. »

Je le regardai droit dans les yeux, en essayant de me faire une opinion : était-il vraiment décontenancé, ou préférait-il éviter d'enfourcher son cheval de bataille, même devant un interlocuteur qui lui était visiblement acquis.

— « Le bon sens ? J'espère que vous avez raison. J'ai récemment entendu des rumeurs auxquelles on n'ose même pas penser… Dallaporta blêmit de manière visible. Ce qui signifiait qu'il savait pour le recours en justice ? Et qu'il supposait maintenant que j''étais quelque part en relation avec sa source d'information ? Je lui servis un sourire entendu : détends-toi, je suis une amie, nous sommes du même bord.

« Écoutez, » dis-je, « je ne voulais pas vous prendre tant de temps. Mais j'ai été ravie de vous rencontrer, finalement. » Je lui tendis la main, et il la serra, se remettant avec un soulagement évident en pilote automatique.

Je sortis dans la chaleur de la soirée. Une vraie Lydia Stone existait, avec une fille qui venait de rentrer en quatrième ; Dallaporta pourrait vérifier dans les registres, mais je ne pensais pas qu'il irait jusqu'à aller voir les professeurs de la fille pour leur demander d'en dresser un portrait-robot.

Je contemplai le ciel délavé, les quelques étoiles visibles — et me pris une fois de plus à penser : cet instant serait représenté par un mot unique, en Lama. <<La senteur de l'herbe coupée des terrains de jeux, le grondement du trafic dans la banlieue, les lumières d'un jaune mélancolique du hall à côté de l'obscurité des salles de classe vides.>> Un instant épinglé comme un papillon ? Un cadavre numérique du monde en dix mille octets, dispersant ses pixels morts sur l'écran de l'imagination ? Ou un moment capturé comme l'évocation parfaite d'une ambiance par une phrase musicale ? Personne n'avait jamais éprouvé le besoin d'assassiner un compositeur dans le seul but de protéger les langages qui ne pouvaient rivaliser avec les fugues et les sonates. Personne n'avait jamais pris une vie humaine uniquement pour empêcher des parents excentriques de bombarder leurs rejetons de Bach et de Mozart avant même leur naissance. Qu'est-ce qui rendait le Lama si menaçant ? Son pouvoir d'évoquer des images et des émotions, qui allait bien au-delà de ce que pouvait faire une symphonie ? Le fait qu'il le faisait tellement mieux ?

Je pensais réellement la plupart des choses que j'avais dites à Dallaporta — mais plus je réfléchissais à ces questions, plus je devenais ambivalente. Personne n'était en train de “forcer” quiconque à se mettre au Lama, à part ses propres enfants — et élever un enfant, c'était aussi imposer un ensemble de choix, d'une manière ou d'une autre. Activement ou passivement. Consciemment, ou par pur conformisme ou par négligence. L'idée même que des têtes de lama s'immiscent dans le cerveau de leurs enfants — dans l'unique but de partager avec eux un langage artificiel — me remplissait toujours d'une indignation instinctive, viscérale… mais était-ce plus éthique de notre part d'empêcher la pose de l'implant sur les enfants jusqu'à ce que leurs cerveaux soient complètement formés à notre propre moule vieux de dix mille ans et lourd de préconceptions de l'Âge de Pierre ? Est-ce que les deux partis n'essayaient pas de la même manière de façonner les générations futures à leur image ?

Et si on mettait de côté les préjugés, l'instinct et la nostalgie… quelle première langue donnerait les meilleurs outils pour évoluer dans le monde moderne ?

C'était une bonne question. Simplement, ce n'était pas pour répondre à celle-là que j'étais payé.

Je dissimulai une dizaine de petits dispositifs d'enregistrement dans les cabines téléphoniques proches de l'appartement de Dallaporta et de l'école. Ce qui était hautement illégal, mais — s'il était bien coupable de quelque chose — cela comportait moins de risques tout en ayant plus de chances de réussir que d'essayer de poser des écoutes chez lui. J'avais échantillonné sa voix lors de la fameuse soirée, de sorte que les enregistreurs savaient éliminer toutes les autres conversations. Je passais devant à vélo tous les jours pour les interroger.

Je finis par retrouver Tom Davies, l'employé de maison de Grace Sharp — lui-même un adepte du Lama. « Les rideaux du bureau étaient toujours ouverts. » dit-il. « Grace aimait travailler en regardant l'horizon ; elle avait choisi l'appartement pour sa vue. »

Je ne pus m'empêcher de demander, d'un air sarcastique : « N'aurait-ce pas été moins cher de visiter l'appartement d'amis très riches — et de mémoriser les mots Lama de tout ce qu'elle aurait vu ? »

Il éclata de rire. « Bien sûr que si. Et elle aurait pu façonner dans sa tête un décor à faire pâlir une vue à dix millions de dollars sur un petit port.

— Et alors, pourquoi ne l'a-t-elle pas fait ?

— Savez-vous comment Grace définissait la réalité ?

— Non.

— Les dix kilobits qui persistent quand vous vous êtes persuadé que tout le reste n'existe pas. »

Il me fallut plusieurs semaines de harcèlement persévérant pour persuader Maxine Ho, l'un des ingénieurs en chef de Troisième Hémisphère, de me parler officieusement. Elle s'en tint néanmoins à la ligne officielle : le Mot Fatal était impossible. Quoi que Grace Sharp ait imaginé, ou quelle que soit la suite d'instructions Lama à laquelle un assassin éventuel l'aurait confrontée, toutes les protections opéraient à un niveau séparé, indépendant du protocole du langage — et quand l'implant avait été examiné après l'autopsie, il n'y avait pas trace de dommages ou de corruption du matériel ou du logiciel correspondants.

« Un implant neural peut tuer, bien sûr. Un pacemaker peut tuer. Un ordinateur peut tuer. N'importe quel dispositif technologique peut tomber en panne. Mais quand quelqu'un meurt devant un ordinateur — et qu'au démontage, je ne trouve pas de fil dénudé ou de défaut d'isolation — je ne dis pas : “Elle devait être en train de faire tourner « La Faucheuse », ce programme légendaire, qui a donné pour instruction à la machine de l'électrocuter.” Je cherche une autre cause pour le décès. »

C'était une analogie spécieuse. Des implants Lama parfaitement fonctionnels envoyaient régulièrement des signaux vers l'hypothalamus, qui stimulait à son tour la glande surrénale ; les ordinateurs parfaitement fonctionnels n'étaient pas paramétrés pour dispenser des chocs électriques, quelle qu'en soit la dose.

Néanmoins, je jugeai qu'elle était globalement sincère dans ce qu'elle me disait. Si elle croyait le moins du monde à une défaillance de l'implant, ce n'était pour elle qu'un problème technique qui arrivait une fois sur un million : moins une faute de conception que la mise en évidence tragique de l'imprévisibilité intrinsèque du comportement d'un appareil réel dans le monde réel — l'équivalent du “décès de causes naturelles” invoqué en cas de défaillance d'un système biologique réputé robuste.

Le 5 mars, le recours devant la Haute Cour contre les restrictions à l'utilisation de l'implant fut rendu public. L'affaire ne devait pas être entendue avant le mois de septembre, mais la réaction au communiqué fut immédiate.

Helen Sharp avait eu raison sur au moins un point : la mort de sa mère fut brandie par presque tous les commentateurs qui désiraient prouver qu'un arrêt favorable équivaudrait à la légalisation de l'infanticide. Non que Leurs Honneurs pussent être influencées par des éditoriaux passionnés — loin de nous une telle idée ! — mais même s'ils ne l'étaient pas, il était clair que le gouvernement fédéral se tiendrait prêt à passer les amendements nécessaires dans les jours qui suivraient une décision, quelle qu'elle soit, qui jetterait un doute sur le code pénal. Je lançais mes agents de recherche, mais on ne trouvait pratiquement pas de débat raisonnable sur les mérites de l'affaire — ses mérites réels, pas juridiques — en dehors d'obscurs journaux de neurolinguistique. (Les netzines des locuteurs du Lama étaient en Lama, et je n'avais pas de logiciel de traduction.)

Le soir même où l'information fut rendue publique, Mick déclara : « J'en veux un.

— Alors tu vas devoir attendre six ans, me semble-t-il.

— Pas s'ils gagnent.

— S'ils gagnent, il va falloir te mettre à tondre des pelouses et à laver des vitres. Tu devrais y arriver aussi, en six ans. »

Il encaissa sans protester, mais demanda alors innocemment : « Alors, c'est quoi, ton médium favori ?

— Le texte. Je sais : je suis une vieille emmerdeuse, mais tu n'es toujours pas… » Il arbora une expression peinée — et pas seulement parce que l'expression “vieille emmerdeuse” le hérissait par son côté infantile. J'étais passé complètement à côté de ce qu'il voulait dire.

« Désolé. Qu'est-ce que tu allais dire ? »

Mick s'exprima soigneusement. « Est-ce que ça te plairait si, à chaque fois que tu prenais un bouquin, tu devais avaler sans discernement tout ce que dit l'auteur ? Si tu ne pouvais pas t'arrêter au milieu d'une phrase et penser que c'est… des conneries. Si tu perdais la faculté de critiquer chaque mot dans ta tête.

— Quelle horreur !

— C'est là qu'on va, avec la VR. Sans Lama. »

J'étais un peu abasourdi de la noirceur de cette prophétie — mais elle sonnait juste. Sans un langage aussi puissant que le médium, il ne restait plus de place pour la discussion. Il ne restait rien d'autre qu'une suppression indue de l'esprit critique.

Je saisis le câble qui pendait entre son casque et l'ordinateur, et l'enroulai autour de mon doigt en pensant à autre chose. « Si c'est si horrible que ça, » dis-je, « tu peux toujours arrêter. Tu as le choix. »

Son regard me suffit, il n'avait pas besoin de développer. Pourquoi devrait-il être forcé d'abandonner son médium favori ? Pourquoi n'aurait-il pas le droit de le sauver, de lui redonner une nouvelle vie, à la place ? Si j'avais été là à la naissance du langage, aurais-je combattu pour son abolition, tel un terroriste Zen fanatique qui aurait eu peur de son potentiel de mensonge ? Ou aurais-je au contraire lutté pour son enrichissement, pour rééquilibrer la balance en introduisant le scepticisme et l'analyse ?

« La VR, ce n'est pas tout, dans la vie. » dis-je lamentablement.

Mick fit une grimace de triomphe. « Exactement. Mais justement, il n'y a rien de plus dans la vie que dans le Lama. »

J'acceptai d'autres affaires : fugues d'enfant, petites fraudes informatiques — du travail de routine, mais qui me donnait au moins la satisfaction d'obtenir des résultats. Helen Sharp ne pouvait plus se permettre de me garder à plein temps — et j'étais de toute façon pratiquement à court d'idées intéressantes pour dépenser son argent. Si sa mère était morte d'une défaillance non reproductible, qu'elle fût biologique ou non, personne n'en apporterait jamais la preuve. Alors je ne lui fis pas miroiter de faux espoirs, et travaillai dans l'hypothèse qu'elle reprendrait ses esprits dans quelques mois et me dirait que l'affaire était close.

Et puis, à la mi-avril, l'une de mes écoutes dans les cabines téléphoniques donna finalement quelque chose.

Je passais consciencieusement devant à bicyclette, et les relevais sous la pluie battante mais n'en attendais à la vérité plus grand-chose. Lorsque mon assistant fit retenir la sonnerie qui indiquait un succès, je faillis le laisser tomber dans le caniveau.

Il m'était impossible d'écouter l'enregistrement à vélo, sous la pluie. Il aurait été stupide de le faire dans un train bondé — je n'avais pas d'écouteurs — mais j'étais tentée. Quand j'atteignis mon bureau, je m'étais convaincue que je n'entendrais rien d'autre qu'un appel de maintenance : Dallaporta se plaignant que la ligne de son domicile était en dérangement.

Je me trompais.

Dallaporta chuchotait fébrilement : « Vous devez m'aider. J'ai besoin de vos conseils. » C'était un monologue ; il laissait un message. « Je ne m'en suis pas débarrassé, cette nuit-là. J'ai pensé que comme ce n'était pas illégal, je pouvais bien le garder, au cas où. » J'en avais la chair de poule. Il ne s'étendit pas sur le sujet, mais je pouvais deviner exactement ce qu'il voulait dire : au cas où il deviendrait opportun, quelque part dans le futur, d'assassiner une autre tête de lama en vue.

Il inspira profondément, comme s'il essayait de se calmer. « C'était… débile, je sais. Je n'avais pas toute ma tête. Mais maintenant… je ne peux pas me contenter de le jeter dans la rivière ! Et si la police me surveille ? Si elle fouille mes poubelles ? » C'était improbable, mais je remerciai sa paranoïa — et son incompétence : chuchoter dans un téléphone public, avec (j'imaginais) une main qui cachait sa bouche et le récepteur, ne lui aurait pas servi à grand-chose s'il avait été effectivement sous surveillance policière.

« J'ai effacé le code, maintenant. » Merde. « J'ai suivi les instructions, je suis sûr que ça a marché. Mais je dois me débarrasser de la machine. Vous devez m'indiquer la meilleure manière — la plus sûre. S'il vous plaît. Rappelez-moi à l'endroit habituel. »

Je décodai le numéro qu'il avait appelé, à partir des tonalités — mais c'était un service commercial de reroutage de messages — et beaucoup trop huppé pour être soudoyé ou piraté.

Je m'assis à mon bureau, toujours dégoulinante, me demandant quoi faire maintenant. Le système de contrôle de l'humidité de la fenêtre nord pompait de la vapeur d'eau dans la pièce. Je ne sécherais jamais à moins de rester debout dans l'entrée pendant une demie heure.

Tout ce que j'avais jusqu'à maintenant serait parfaitement inutile à la police ; en passant sur l'illégalité des écoutes, le lien entre Dallaporta et Grace Sharp restait pure spéculation. Et je n'étais même pas sûre que ce que j'avais suffirait à convaincre Helen Sharp, qui ne croyait pas au Mot Fatal. Rien de ce que Dallaporta avait dit ne prouvait qu'il parlait d'un laser pour communications infrarouges — et les données capitales qu'il avait transmises étaient probablement perdues à jamais, maintenant.

Mais il me semblait que j'avais encore une légère chance de photographier la “machine”, sur place.

Le message avait été laissé à six heures vingt-trois ce matin. Je regardai ma montre ; la sortie de l'école était dans deux heures. Je n'avais aucun moyen de savoir combien de temps il faudrait aux commanditaires de Dallaporta (Sagesse Naturelle ? La Fontaine de Vertu ?) pour venir à son secours — en supposant qu'ils ne décident pas de l'abandonner — mais je ne pouvais pas prendre le risque d'attendre un jour de plus.

Je savais que ça allait être un peu juste, mais je n'avais pas le choix.

Il y avait six cents appartements dans le bâtiment de Dallaporta — et le simple poids du nombre avait ses avantages. Je me campai de l'autre côté de la rue, derrière un abribus, et attendis que quelqu'un approche de l'entrée principale. Quand un jeune homme fit son apparition, la clé à la main, je m'élançai pour traverser la rue et le rattraper, essoufflée, dégoulinante, sans parapluie, en train de fouiller dans mes poches. Il me laissa passer sans l'ombre d'une hésitation. Je m'attardai un peu dans l'entrée, à secouer l'eau de mon manteau, pour ne pas avoir à lui parler dans l'ascenseur ; je n'avais pas eu le temps de préparer de mensonges plausibles, et même s'il s'était contenté de me demander depuis combien de temps je vivais dans ce bâtiment, je serais probablement restée muette.

L'appartement de Dallaporta, au numéro 1912, était équipé d'une porte blindée avec un verrou de sureté impressionnant. Par contre, je forçai assez facilement la serrure du local technique que je trouvai au bout du couloir. Il y avait une trappe au plafond — et même une échelle dans le coin de la pièce. Je revérifiai le plan que j'avais dans mon assistant : tous les appartements n'avaient pas de trappe au plafond ; le 1911 en avait un, mais pas le 1912.

Je m'introduisis par la trappe, et rampai sur les poutres pleines de poussière aussi discrètement que possible, en espérant que je n'avais pas perdu mes repères. Je restai au-dessus du 1911, à écouter, pendant environ cinq minutes — puis je me rendis compte que je ne pourrais jamais être certaine qu'il était vide. Un bébé en train de dormir, un adulte qui lisait silencieusement… Je ne savais même pas qui vivait ici ; je n'avais pas eu le temps de le découvrir.

Je jurai silencieusement et retournai en rampant dans le local, époussetai mes vêtements, et allai sonner au 1911.

Je sonnai trois fois. Personne.

Je refis le même parcours, soulevai la trappe et fis descendre une corde dans l'appartement. Mes avant-bras me firent mal lorsque je descendis ; je ne m'étais plus introduite illégalement quelque part depuis bien avant la naissance de Mick. Aux anciennes sensations se superposaient maintenant de nouvelles inquiétudes : j'étais trop vieille pour ces conneries d'acrobaties — et je ne pouvais pas me permettre de perdre mon permis. Mais je ressentais aussi une sorte d'euphorie face au défi — parce que tout était plus difficile, parce que j'avais bien plus de choses à perdre.

Et tout cela serait représenté par un mot en Lama

Les balcons des deux appartements étaient séparés de moins d'un mètre, mais ils étaient dans l'alignement du mur extérieur du bâtiment — aucun surplomb. La balustrade en béton m'arrivait à la taille et faisant la largeur d'un pied. Je grimpai dessus, repris mon équilibre en appuyant la main gauche contre le plafond du balcon puis tendis le bras droit le long des briques du mur extérieur, jusqu'au balcon de Dallaporta. J'avais de la veine ; ce côté était abrité du vent.

J'avançai également le pied, serrant le mur au plus près, déplaçai le centre de gravité de mon corps de quelques centimètres cruciaux — en réfrénant une panique momentanée — et, en l'espace de quelques secondes, ma main et mon pied droits étaient solidement coincés entre le garde-fou de Dallaporta et le plafond de son balcon, de sorte qu'il était beaucoup plus facile de continuer que de reculer. Je sautai en tremblant sur le sol encombré, évitant de peu un pot de fleurs. Je jetai un coup d'œil à la rue, dix-neuf étages plus bas — et me représentai Mick à mon enterrement, refusant toujours de parler à son père. Il n'était pas exclu que quelqu'un m'ait vu passer, mais je n'y pouvais rien — et l'averse m'était plutôt favorable. Je pouvais à peine distinguer le bâtiment de Grace Sharp derrière le rideau de pluie.

Une porte coulissante séparait le balcon de l'appartement. Elle tenait, avec pas mal de jeu, entre deux rails, un au plafond et un fixé dans le béton du sol ; elle était probablement conçue pour s'enlever directement en la soulevant, de manière à faciliter son remplacement — mais seulement quand elle n'était pas verrouillée. Il n'était pas question d'essayer de forcer la serrure ; il n'y avait pas de trou — juste un système de fermeture à loquet de l'autre côté de la porte. En appuyant sur la vitre avec mes deux mains gantées, je réussis quand même à trouver une prise suffisante pour soulever et faire pencher légèrement le panneau. Au bout de presque dix minutes, les poignets tout engourdis, je réussis à libérer la clenche.

J'ouvris la porte de quelques centimètres, puis fis une pause sur le seuil, à la recherche d'alarmes anti-effraction. Il n'y en avait aucune.

Comme j'entrai dans l'appartement, j'entendis des bruits de pas dans le couloir, puis une clé s'introduire dans la serrure. Je battis en retraite sur le balcon, mais il était trop tard pour repartir par le chemin que j'avais emprunté à l'aller ; j'aurais été complètement exposée. Je me contentai de faire glisser la porte pour la fermer — je ne pouvais pas remettre la clenche — puis je me cachai par terre, derrière tout un bric-à-brac.

J'entendis au moins deux personnes entrer dans l'appartement, puis tourner à gauche dans le couloir qui sortait de la salle de séjour. Je saisis une caméra vidéo de la taille d'un bouton, et la collai sur le guidon de la bicyclette de Dallaporta, posée contre le mur du balcon. Je vérifiai l'image sur mon assistant, puis réglai la direction jusqu'à ce que je dispose d'une vue dégagée de la pièce.

Je me recachai juste à temps. Les intrus — un homme et une femme que je n'avais jamais vus ni l'un ni l'autre — entraient, une boîte en carton d'une trentaine de centimètres de long à la main. Je zoomai dessus ; la présentation faisait penser au coffret d'une bouteille de Scotch. Les amis de Dallaporta ne partageaient visiblement pas sa paranoïa ; ils savaient que la police ne surveillait pas l'appartement. Il voulait que le laser disparaisse — et ils venaient obligeamment le chercher.

« Tu penses qu'il l'a effacé correctement ? » dit la femme.

L'homme hésita. « Je ne compterais pas trop dessus. » Je me demandai pourquoi ils n'avaient pas automatisé le processus — mais il aurait sans doute été impossible de prédire correctement le moment où l'opportunité d'utiliser le code sur Grace Sharp se présenterait, ou combien de tentatives seraient nécessaires pour atteindre la cible.

— « Hum, je ne sortirai pas d'ici avec un objet aussi compromettant à la main… »

L'homme grogna, mais il ouvrit le carton. Je reconnus le laser d'après les catalogues que j'avais étudiés. La plus grande partie de l'engin était constituée de l'optique de précision, qui faisait également office de télescope pour vérifier l'alignement ; l'instrument était conçu pour les communications urbaines, par les toits. Un petit appareil de la taille d'une boîte d'allumettes était enfiché dans le port de données ; l'homme appuya sur un bouton situé sur le côté de la boîte, et consulta un petit écran LCD.

— « Hé, le Chacal, il a réussi. Je suis impressionné. » Il éclata de rire. « “J'ai pensé que comme ce n'était pas illégal, je pouvais bien le garder, au cas où.” Ce pauvre débile pensait vraiment qu'il avait le Mot Fatal — et qu'il pouvait continuer à jouer à tuer des têtes de lam' aussi longtemps qu'il voulait.

— Ne sois pas si ingrat. » dit sèchement la femme. « S'il avait su ce qu'il faisait, il se serait abstenu. »

Ils quittèrent les lieux. J'empochai la caméra et repassai au 1911 immédiatement, car je ne voulais pas être visible quand ils atteindraient la rue. Dans le plafond, je me forçai à ne pas me presser ; si j'étais trop imprudente, je pouvais encore me faire prendre.

Cinq minutes plus tard, j'étais sortie du bâtiment. Je fis le tour du pâté de maisons, puis progressai en spirale dans les rues avoisinantes, avec l'espoir ténu de retrouver leur trace.

J'abandonnai après une demie heure, et me rendis dans un café pour revoir la vidéo. J'aurais dû exulter : j'avais le cliché clair d'un laser de communication, et la bande sonore de deux personnes qui parlaient de tuer des têtes de lama.

Le seul problème, c'était qu'elles n'avaient pas l'air de croire plus au Mot Fatal que Maxine Ho ou Helen Sharp.

J'invitai Helen Sharp à mon bureau. Je lui montrai l'essai de Dallaporta, et la géométrie des bâtiments. Je repassai l'appel téléphonique, et la scène dans l'appartement.

« C'est vous l'experte en Lama. » lui dis-je. « Vous voulez bien me dire ce qui se passe ? »

Elle resta assise silencieusement pendant un long moment avant de répondre.

— « Il existe une possibilité.

— Laquelle ?

— Ma mère avait un des premiers modèles d'implant. Jusqu'à la fin. Elle n'avait jamais voulu de mise à jour — par peur d'un problème de transfert de son vocabulaire. Elle craignait de perdre tout ce qu'elle avait appris.

— Et vous pensez… que les anciens modèles avaient vraiment un Mot Fatal ?

— Non. Mais ils pouvaient être microprogrammés de l'extérieur.

— Je ne vous suis plus. » Ce n'était pas tout à fait vrai, mais je voulais qu'elle prenne la peine de tout énoncer clairement. Je n'étais pas sûre de mon degré exact de compréhension de l'implant — je ne savais pas à quel point les rapports techniques pouvaient m'avoir induite en erreur, par leur enthousiasme.

Sharp avait une mine abominable — elle commençait tout juste à se rendre compte qu'elle venait de poser les yeux sur ceux qui avaient organisé l'assassinat de sa mère — mais elle commença patiemment à expliquer : « Le matériel de base d'un ordinateur neuronal est simplement composé… d'un grand réseau de processeurs RISC interconnectés. La puce est un produit de grande consommation, fabriqué en grandes séries — des centaines de millions par an — et utilisé dans des dizaines de millions d'appareils différents. Les caractéristiques spécifiques sont implantées par l'intermédiaire du microcode : des instructions de bas niveau qui personnalisent les processeurs pour les faire se comporter de la manière désirée. Le logiciel principal s'appuie sur le microcode — comme s'il était gravé dans le silicium. Sauf qu'il ne l'est pas.

— Quand ils ont sorti le premier modèle grand public d'implant Lama, Troisième Hémisphère redoutait une éventuelle faille cachée dans le microcode. S'ils avaient dû retirer l'implant du crâne des utilisateurs pour la corriger, ça aurait été un cauchemar en termes de relations publiques. Alors ils ont laissé une routine dans le microcode, lui donnant la possibilité d'accepter des mises à jour par infrarouge — pour modifier n'importe laquelle de ses caractéristiques, moyennant la suite correcte d'instructions externes.

— Il y avait donc un mot, en Lama, permettant d'accéder à l'infrastructure ? Un terme disant : <<Remplacer l'ancien microcode par X>> ?

— Non ! Ce n'était pas du Lama — c'était une séquence réservée, extérieure au protocole du langage ! Elle n'avait aucune signification en Lama ; elle n'aurait jamais pu être dite. C'était le but de la manœuvre ! »

La nuance me paraissait mineure — mais je comprenais pourquoi elle y attachait une si grande importance. Ce n'était pas le langage lui-même qui avait tué sa mère. La poétesse n'était pas morte par le verbe, en fin de compte.

— « Mais si c'est ce qui s'est passé, » dis-je, « pourquoi les ingénieurs qui ont examiné l'implant de votre mère n'en ont-ils trouvé aucune trace ? Et si vous saviez tout ça…

— Je ne savais pas qu'elle avait toujours le vieux microcode ! » lâcha-t-elle avec colère. Elle détourna le regard. « Il y a neuf ou dix ans, Troisième Hémisphère a essayé de la persuader d'accepter un nouvel implant — gratuitement. Ils avaient fini par découvrir un bug dans le microcode original — un bug mineur, rien de dangereux, mais ils voulaient que tout le monde utilise les modèles plus récents. Ils avaient suffisamment confiance en ceux-ci pour ne plus permettre de programmation externe.

Elle n'a pas accepté. Elle ne voulait pas de nouvel implant, elle ne voulait pas d'opération. Alors ils lui ont proposé la mise à jour du microcode, pour corriger le bug — et pour refermer la trappe par la même occasion, parce que je pense que cela les inquiétait également. Les utilisateurs du LAMA ne pouvaient pas dire le code, même s'ils l'avaient voulu — mais tous les appareils électroniques grand public commençaient à émettre des flots de données par infrarouge. Il existait toujours un faible risque de déclencher accidentellement le programme de modification.

Je pensais qu'elle avait le nouveau microcode depuis dix ans. Elle m'avait dit avoir accepté l'offre. Les dossiers de Troisième Hémisphère fournis à l'officier chargé de l'enquête indiquaient que c'était le cas — et le rapport de l'ingénieur le confirmait.

— Mais si elle a vraiment refusé, » dis-je, « comme elle l'avait fait pour le nouvel implant, parce qu'elle craignait que cela puisse affecter ses capacités linguistiques… alors le signal de Dallaporta pourrait avoir tout fait d'un seul coup ? Ouvert la trappe, trafiqué la boîte noire, déclenché une poussée massive d'adrénaline, puis effacé les traces en installant la version qu'elle était censée déjà avoir ?

— Oui.

— Qui donc en saurait suffisamment pour programmer tout ça ? » Sagesse Naturelle ? La Fontaine de Vertu ? Difficile, mais ils auraient pu faire appel à des experts extérieurs. »

Sharp fut catégorique. « Seul un ingénieur de Troisième Hémisphère aurait pu faire ça. Quelqu'un d'impliqué dans le projet Lama depuis le début.

— Mais ils n'avaient rien à y gagner, non ? Pourquoi discréditer leur propre travail, leur propre produit ? »

Le produit appartenait à Troisième Hémisphère, mais… pas à ses employés.

Et il arrivait que des gens quittent l'entreprise.

Je fouillai quinze années de publications en provenance des fabricants d'implants ; elles étaient pleines de communiqués triomphants concernant des têtes chassées avec succès.

En mars 2008, une société nommée Conviction avait débauché un ingénieur logiciel, Maria Remedios, de chez Troisième Hémisphère. Cela ne prouvait rien en soi, bien sûr — malgré un article antérieur qui en parlait comme d'un membre important du projet Lama.

Conviction avait malgré tout quelque chose à y gagner. Ils étaient spécialisés dans la réalité virtuelle — implants neuraux immersifs et unités à base de casques. Troisième Hémisphère n'était pas tant un concurrent direct que le représentant d'une philosophie antithétique : la VR était vendue aux éditeurs et aux agences de publicité en tant que voie vers la suppression sans condition de l'esprit critique ; avec le Lama, il s'agissait de remettre tout en question, de tout analyser. Le jour où tous les utilisateurs de VR parleraient Lama, les conceptions les plus ingénieuses — et les plus manipulatrices — de la VR n'apparaîtraient plus que comme des tours de passe-passe risibles. Et même si cette menace n'était pas à proprement parler imminente, la mort de Grace Sharp l'avait retardée d'autant.

Ils avaient pu choisir Dallaporta de la même manière que moi : par recherche des opposants passionnés aux têtes de lama, qui se trouvaient aussi avoir vue sur le bureau de Grace Sharp. Et celui qui avait pris contact pouvait s'être fait passer pour un membre de Sagesse Naturelle, ou de n'importe quel autre groupe anti-implant ; il n'aurait probablement pas coopéré s'il avait su la vérité. Lorsqu'ils lui avaient parlé du recours devant la Haute Cour — sans doute en évoquant l'image d'une génération entière “livrée au Lama” — la mort de Grace Sharp devait lui être apparue comme un mal nécessaire. Une vieille femme, une seule, pour sauver tous ces enfants. La mort par l'intermédiaire de sa propre perversion technologique et obscène du langage. Ce n'était qu'un juste châtiment.

Et Maria Remedios ? Troisième Hémisphère s'était-elle mal conduite avec elle, la laissant ruminer sa rancune — ou ses nouveaux employeurs avaient-ils fait pression sur elle ? Même si elle avait eu de graves doutes concernant le Lama — et avait eu un mouvement de recul à la pensée de donner l'implant à des enfants — la participation au meurtre d'une femme innocente semblait particulièrement disproportionnée comme réaction. Elle aurait pu se joindre à une campagne publique contre l'implant ; puisqu'elle était l'un de ses créateurs, les médias lui auraient accordé toute la couverture désirée. Et si Dallaporta avait pu se rendre à des arguments “moraux” fallacieux, Remedios ne pouvait pas ne pas avoir compris que les motivations de Conviction étaient purement commerciales.

Les neuf-dixièmes des éléments du puzzle semblaient en place, mais il était clair qu'il me manquait un élément crucial. Neuf-dixièmes, mais encore trop de conjectures. Pour commencer, je devais établir l'existence d'un lien entre Dallaporta et Conviction, ce qui n'allait pas être du gâteau puisque lui-même en ignorait l'existence.

Je comparai les visages de l'homme et de la femme vues dans l'appartement de Dallaporta aux photos des employés de Conviction dans les magazines.

Rien.

J'entrai les noms des employés de Conviction, et les comparai à ceux de mes dix-sept mille anti-Lama, à la recherche d'un lien, si minime soit-il.

Toujours rien.

Fin des solutions simples.

J'envoyai un message à Dallaporta, par un service de reroutage, lui demandant si nous pouvions “continuer notre discussion”. La vraie Lydia Stone était sur liste rouge — et l'utilisation d'un numéro différent de celui qu'elle avait donné à l'école ne ferait que confirmer qu'elle prenait les précautions adéquates.

Trois heures plus tard, Dallaporta me rappela. Il était poli, mais très nerveux. Je lui dis que j'avais des informations qui l'intéresseraient ; il ne hurla pas vraiment pour me dire de la fermer au cas où la ligne serait sur écoute, mais son ton exprimait clairement que si je faisais la moindre allusion au Lama, il raccrocherait immédiatement.

« Puis-je vous rencontrer ? » dis-je. « Il faut vraiment que nous nous parlions en tête à tête. »

Il hésita. Il désirait très fort que je disparaisse de sa vie — mais il lui fallait savoir en quoi consistaient mes “informations”. Pourquoi m'intéressais-je à lui ? Un ancien essai ne suffisait pas à tout expliquer, alors… combien de personnes, dans la croisade anti-Lama, savaient ce qu'il avait fait ? Et que savais-je sur la mort de Grace Sharp que personne ne s'était soucié de lui dire ?

Bien sûr qu'il était parano. L'enquête était close depuis longtemps, le laser avait disparu comme par magie — mais les faits demeuraient : il s'était tenu sur son balcon une soirée d'été et avait tiré un coup mortel vers une inconnue. Rien ne pouvait plus être pareil désormais.

— « Demain soir. » laissa-t-il tomber. « À l'école. Neuf heures. »

Je répétais l'histoire dans ma tête en traversant le terrain de football ; celui-ci était brillamment illuminé, pour une raison qui m'échappait puisqu'il n'y avait âme qui vive. L'ami d'une amie, dans un cabinet d'avocats, avait entendu dire que Helen Sharp avait découvert quelque chose dans les fichiers de l'ordinateur de sa mère — quelque chose qui l'avait incitée à entreprendre des démarches pour accéder aux dossiers de Troisième Hémisphère.

J'étais certaine que Dallaporta transmettrait le message à ses bienfaiteurs ; le plus difficile serait de m'assurer qu'il ne mentionne pas “mon” nom. Tant qu'il resterait discret sur la source de son information, ils seraient obligés de le prendre au sérieux.

Helen Sharp était en train de préparer un faux, une lettre de sa mère à Troisième Hémisphère déclarant explicitement qu'elle ne désirait pas accepter la mise à jour du microcode. J'étais sûre que, maintenant, nous étions dans une position suffisamment favorable pour persuader Troisième Hémisphère d'entrer dans notre jeu et de placer l'appât au bon endroit.

Maria Remedios saurait tout de suite ce qu'il en était de la “preuve”. Conviction, sur ses conseils, essaierait d'organiser sa disparition. Et cette fois, nous les prendrions la main dans le sac.

C'était du moins la théorie.

Dallaporta m'avait dit qu'il serait dans le “Centre des Ressources” — ce qui aujourd'hui désignait apparemment une grande pièce remplie d'ordinateurs. J'avais trouvé une carte de l'école dans une brochure en ligne, de sorte que je savais exactement où me diriger. La porte était ouverte, bien que les lumières fussent éteintes — et quand je fus proche du seuil, je constatai que toutes les machines avaient été allumées et connectées à un service en ligne. Encore un signe de paranoïa de la part de Dallaporta ? Peut-être pensait-il que cela constituait une source idéale d'interférences pour se protéger des équipes de surveillance qui le suivaient partout — bien que le son de la plupart des stations de travail fût réglé au plus bas.

Je scrutai l'obscurité grisâtre de la pièce, éblouie et distraite par la multitude des images : une myriade de minuscules poissons rouges et argentés qui se faufilaient autour d'une barrière de corail ; une simulation informatique multicolore du flux d'air autour d'une sorte de zeppelin ; le portrait d'un prince florentin d'où surgissait une bulle remplie d'italien moderne ; un gourou décédé du vingtième siècle, aux cheveux argentés, débitant des platitudes sur la nature de la vérité. Une vieille vidéo musicale passait près de la porte ; le chanteur ronronnait : « C'est par ici-i, entrez-ez donc. »

Je souris avec une certaine gêne à cette coïncidence et entrai effectivement dans la pièce — en résistant à mon envie de m'annoncer haut et fort, en me moquant des “précautions” minutieuses de Dallaporta. Il semblait bien plus diplomatique de jouer le jeu. Je murmurai, comme au théâtre : « C'est moi. Où êtes-vous ? »

Pas de réponse.

J'avais du mal à m'habituer à l'obscurité, avec quarante ou cinquante écrans lumineux dans mon champ de vision ; je n'avais aucune raison de regarder ces images, mais il était remarquablement difficile d'en détourner le regard. Je marchai lentement vers l'autre bout de la pièce, irritée mais décidée à ne pas le montrer. J'appelai de nouveau, un peu plus fort ; toujours pas de réponse.

Une supernova animée explosa juste devant moi — et la lueur bleue et blanche révéla soudainement un homme affaissé sur une chaise derrière l'écran. Je me rapprochai, et inspectai le corps à la lumière du soleil mourant.

Dallaporta tenait en main un pistolet de petit calibre, et un petit trou bien net s'inscrivait sur sa tempe. Je posai deux doigts sur son cou ; il était mort, ça ne faisait aucun doute, mais encore tiède.

Je sentis un frémissement de culpabilité percer l'hébétude due au choc — mais ce n'était pas le moment de me tourmenter pour la manière dont je l'avais traité. Il avait tué Grace Sharp, et n'était pas prêt à vivre avec ce souvenir. Si la peur de ce que j'avais bien pu vouloir lui dire avait été suffisante pour le pousser au suicide, il y serait de toute façon arrivé tôt ou tard.

Je sortis mon assistant pour appeler la police.

La supernova s'évanouit à ce moment pour être remplacée par une nouvelle image.

Un grand bâtiment battu par la pluie. La caméra zoome sur une silhouette en train de sauter d'un balcon à l'autre. Le grossissement augmente, toujours plus important — et au moment où la femme se retourne et montre son visage, celui-ci remplit l'écran.

Mon estomac se noua. Je reportai mon regard sur le trou bien net, bien trop professionnel, dans le crâne de Dallaporta, et reconsidérai la situation. Mais… qui pouvait m'avoir filmé ainsi ? Si les séides de Conviction avaient su que j'étais sur le balcon, pourquoi étaient-ils entrés sans hésiter ?

L'image changea de nouveau. Moi, posant mes écoutes téléphoniques.

J'éclatai de rire, n'en croyant pas mes yeux. Ils venaient juste d'assassiner cet homme pratiquement devant mes yeux, et maintenant ils essayaient de me faire chanter pour me réduire au silence à cause de quelques broutilles.

« Il y a de légères traces de peau sous ses ongles, la vôtre. » La voix émanait d'un mètre derrière moi ; je faillis sursauter, mais me repris. « Pas assez pour qu'il ait laissé des traces sur vous, mais suffisamment pour une analyse d'ADN. »

Je me retournai lentement. L'homme avait à peu près mon âge, et n'était pas beaucoup plus grand que moi. Il ne me tenait pas en joue, mais sa décontraction paraissait suspecte.

« La police découvrira sans peine que Helen Sharp vous a engagée — mais elle n'aura pas de motif suffisant pour vous envoyer une injonction à leur fournir des échantillons de tissus. En tout cas pas s'ils ne voient pas ceci. » Il désigna l'écran.

— « Et pourquoi imagineraient-ils que j'aie voulu faire croire au suicide de cet homme ? » demandai-je. « Que je me sois introduit dans cet appartement ne prouve rien…

— Il me semble que cela dépend ; vont-ils apprendre ou non l'existence des cent mille dollars sur votre compte en Suisse… La communauté linguistique de Grace, si unie, a dû s'échauffer un peu et s'acheter une juste vengeance envers l'homme au Mot Fatal. »

Cela me coupa tous mes effets. Si le compte existait réellement… c'était stupéfiant. Est-ce que Conviction m'avait observée depuis le début, pour organiser tout ça ?

Il sourit. « Si vous jouez correctement, vous pouvez bien sûr garder le paquet. Sans impôts ; tout a été magnifiquement bien organisé par l'intermédiaire d'une société holding située à Macao. »

Je n'eus pas suffisamment de présence d'esprit pour être même tentée ; j'étais toujours en train d'essayer de mettre en place les éléments de cette machination machiavélique. « N'y comptez pas ! », dis-je. Je passai devant lui, en direction de la porte. Je l'atteignis le cœur battant, puis me retournai et regardai en arrière ; je ne le voyais plus, mais je ne pensais pas qu'il avait bougé d'un pouce. Ma mort créerait trop de problèmes, trop de failles dans leur parfait scénario de réalité virtuelle — et les chances n'étaient pas en ma faveur, même si j'allais tout de suite trouver la police.

« Et qu'espériez-vous que je dirais à Helen Sharp ? » demandai-je. « “Que votre mère aille se faire voir, l'affaire est close — et pas de questions s'il vous plaît, je suis en retard pour mon vol vers Macao.” ?

— Vous trouverez bien quelque chose. Croyez-moi, vous n'avez pas intérêt à nous affronter. »

Je ris de manière agressive. « Une petite société de VR de merde, et vous pensez que vous pouvez tout contrôler ?

— Je ne travaille pas pour Conviction. » dit l'homme. « Ils n'ont même pas idée que vous vous intéressez à eux. »

Je scrutai l'obscurité entre les rangées d'écrans. « Un consortium industriel quelconque lié à la VR, alors. » Pour une raison inconnue, j'avais commencé à trembler ; je pense que c'était de rage. « Ça ne vous met quand même pas au-dessus des lois.

— Oh, la VR, ce n'est pas tout, dans la vie. » Il semblait s'amuser.

— « Ah oui ? Qui, alors ? »

Le silence régna un instant, puis je le vis approcher. « Je ne peux pas vous le dire. Mais vous pouvez rencontrer certaines personnes — si vous le désirez — qui pourraient vous aider à remiser vos doutes.

— Qui ça ?

— Maria Remedios. Et sa fille.

— Je pensais que vous ne travailliez pas pour Conviction…

— C'est elle qui travaille pour Conviction. Moi pas. Bien que l'on puisse dire que c'est mon job de monter la garde auprès des deux. »

Plus nous nous éloignions du cadavre de Dallaporta, plus je me compromettais. Je le savais… mais comment aurais-je pu refuser une occasion d'apprendre ce qui m'échappait depuis le début. Même si cette révélation avait pour objectif de s'assurer de mon silence.

« Remedios fut l'une des premières volontaires à tester l'implant Lama. » m'expliqua l'homme d'un ton détaché. « Elle a tout d'abord contribué à le concevoir… et puis elle a voulu expérimenter personnellement le résultat. Je pense qu'elle a été grisée par ce qu'elle y a trouvé… et très frustrée aussi.

— Pourquoi frustrée ?

— Même avec le matériel neural, l'apprentissage d'un nouveau langage est toujours difficile. Pour un adulte. »

Je ne répondis pas. Il enchaîna : « Elle a réussi à dénicher un bon neurochirurgien acceptant de poser un implant à sa fille. Mais à l'étranger, pas ici. Ce qui simplifiait les choses, en vérité. Il était plus facile de fermer les yeux. »

Cela me glaça. « Et vous l'avez laissée faire ? Juste pour voir le résultat ? »

Il éclata de rire. « Eh bien, pas moi personnellement. Mais c'est l'idée générale. »

Et les résultats ? Je repensai à certains des articles techniques les plus pessimistes que j'avais lus sur le sujet. Peut-être que les langues naturelles — qui avaient co-évolué avec l'intelligence humaine — étaient cruciales pour les étapes précoces du développement intellectuel… et que des retardataires relativement “artificiels” comme le langage des signes en constituaient des substituts parfaits. Mais il se pouvait que le Lama fût trop différent pour jouer le rôle d'organisation des structures neuronales qui rendait possible une pensée d'ordre supérieur. Et comme une grande partie du langage était encodée dans la puce, pas dans le cerveau, peut-être que des réseaux conceptuels vitaux étaient absents — ou du moins inaccessibles à certaines autres régions du cortex cérébral qui en avaient besoin pour mûrir.

Cela n'avait cependant toujours aucun sens. Si cette fille était la preuve vivante des traumatismes épouvantables provoqués par l'implant dans le cerveau d'un enfant, pourquoi ne pas en faire simplement la publicité ? Pourquoi Grace Sharp était-elle morte pour obtenir un arrêt qui aurait pu être obtenu en révélant simplement la vérité ?

Maria Remedios vivait dans une maison modeste mais confortable sur la côte nord. Mon escorte nous avait annoncés d'un coup de fil ; elle nous attendait. Comme je la suivais dans le couloir, mes yeux rencontrèrent les siens ; je lus une honte non dissimulée dans son regard calme… mais une étrange lueur de défi, presque fière, se cachait derrière. Je détournai le regard, perturbée. Si elle avait handicapé son propre enfant avec l'implant, il n'était pas étonnant qu'elle ait quitté Troisième Hémisphère — mais quelle dette avait-elle envers les assassins de Dallaporta pour qu'elle les ait laissés l'utiliser pour manipuler Conviction ? L'avaient-ils menacée de prison ? De mettre son enfant dans une institution ?

Nous arrivâmes dans le séjour, mais Remedios ne nous invita pas à prendre un siège. « Alors, qu'est-ce qu'elle fait de son temps ? » demanda l'homme. « Toujours en permanence sur les réseaux ? »

Remedios lui décocha un regard venimeux, et ne daigna pas répondre. Je pensais qu'il était cruellement sarcastique. Puis il se tourna vers moi et m'expliqua : « En réception de données seulement, j'en ai peur. Nous ne voulons pas qu'elle expose ses griefs au monde entier. »

Remedios quitta la pièce. « Jane ? » l'entendis-je appeler. « Madame O'Connor est là. » Puis elle revint avec une petite fille d'environ huit ans, en pyjama à rayures bleu et blanc.

Jane me salua et me tendit la main d'un air solennel — ou moqueusement solennel. Au premier coup d'œil vers ses yeux gris et vifs, je compris que la présence de l'implant avait eu l'effet exactement contraire de ce que j'avais supputé.

— « J'espérais avoir l'autorisation de vous rencontrer. » dit-elle. « Oncle Daniel se plaignait de vous depuis des semaines. » Elle jeta un regard vers l'homme, sans malice évidente — plutôt comme une joueuse d'échecs considérant un adversaire redoutable. « Et il ne me laisse pas souvent avoir des visiteurs. »

Je ne savais que dire. “Oncle Daniel” vint obligeamment à mon secours. « Je pense que Madame O'Connor est toujours dans le noir, Jane. Elle ne comprend pas…

— Pourquoi on me retient prisonnière ? Pourquoi quelqu'un prendrait des mesures aussi extrêmes pour empêcher les autres enfants de grandir avec un implant ? » C'était plus que de la précocité qu'on ressentait à son ton, elle ne ressemblait pas à un enfant comédien proférant les répliques d'un adulte. Chacun de ses mots contredisait purement et simplement tout ce que son aspect aurait dû normalement laisser supposer.

Et sa franchise était déroutante, mais elle fit voler en éclats mes réticences diplomatiques. « C'est exact. » dis-je. « Je ne comprends pas. »

Jane sourit calmement. Je ne pense pas qu'elle s'était résignée à sa situation — mais elle était patiente. Très patiente.

— « Avec l'implant, » dit-elle, « vous pouvez jouer les mots… ou bien les analyser. En faire l'expérience en aveugle… ou les comprendre, complètement. Oncle Daniel n'est cependant pas un grand adepte de la compréhension. Il pense que certains mots doivent être joués, pas analysés.

— Quelle sorte de mots ? »

Elle leva la main, la paume vers moi. C'était un geste ironique ; elle devait savoir que je ne réagissais pas à l'infrarouge.

« Si je joue ce mot… je ressens une loyauté et une fierté sans bornes envers mon équipe… ma ville… ma région… mon pays ! » Son visage rayonnait d'une joie fervente, déchirante, presque hystérique, elle ressemblait à ces lycéennes qui agrémentaient les jeux olympiques de l'an 2000, agitant leur drapeau dans un délire patriotique. « Mais si je l'analyse… » Son expression se mut en un air vaguement amusé — comme si quelqu'un venait d'essayer de l'avoir avec une vieille arnaque évidente.

« Ce mot-là correspond à ce que beaucoup de religions appellent la “foi”. » Son visage était radieux, mais tranquille maintenant. « La paix qui défie toute compréhension. » Elle sourit d'un air contrit. « Sauf que, bien sûr, ce n'est pas le cas. Analysez-le, et le mécanisme en devient transparent : le pied à fond sur la pédale neurochimique qui provoque ce sentiment si rassurant — avec des réminiscences cognitives, esthétiques et culturelles liées au contexte dans lequel l'apprentissage s'est déroulé. »

Je jetai un coup d'œil vers Remedios ; des larmes coulaient silencieusement sur ses joues. Ils n'enfermeraient pas la mère, pas plus qu'ils ne mettraient la fille dans une institution. Ils tueraient l'enfant, s'il le fallait. C'était la seule raison pour laquelle elle les avait aidés à programmer la mort de Grace Sharp.

« Maintenant, voici ce que les bouddhistes appellent “illumination”. » Jane ferma les yeux et sourit sereinement. « Même pharmacologie brute, mais les composantes de niveau supérieur sont différentes. Il y a une sorte de myopie cognitive fortement auto entretenue : tous les outils mentaux qui pourraient révéler la nature réelle de cet état sont explicitement niés. »

Je pensai à James, perdu dans une tranquillité sans mots. Le boniment qu'il avait absorbé tout entier, ce virus de l'esprit raffiné par des siècles d'évolution, déclarait : le langage est dangereux, le langage vous trompe… parce que le langage aurait pu lui montrer la sortie du trou qu'il s'était creusé lui-même.

« Et ceci est… l'amour sexuel, le désir ? Appelez-le comme vous voulez, mais si vous l'analysez… »

Elle s'interrompit brusquement. Peut-être sur un regard de sa mère. À moins que ce ne soit à cause de l'expression de mon visage.

Jane continua comme si de rien n'était. « Il y en a d'autres. Je ne vais pas parcourir toute la liste — mais grandir avec l'implant les rend transparents. Et les amis d'Oncle Daniel ne croient pas qu'une sous-culture ayant cette connaissance serait… favorable à l'idée qu'ils se font de la cohésion sociale. Et leurs idées sur la question sont très arrêtées. » Elle se tourna pour lui faire face… et son expression contenait maintenant plus de pitié qu'autre chose. « Et je comprends tout à fait. Parce que j'ai aussi trouvé le terme désignant leur mal. J'ai trouvé le mot décrivant l'amour du pouvoir. »

Le temps que j'arrive chez moi, il était presque minuit. Il faisait sombre dans la chambre de Mick, mais il était toujours en train de jouer ; je m'assis à côté de lui et retirai le casque gentiment, puis me penchai et le déconnectai.

Il ouvrit la bouche pour s'excuser, ou inventer une explication quelconque. « Contente-toi de la fermer et de m'écouter. » lui dis-je.

— « Qu'est-ce qui s'est passé ? J'étais inquiet. » Je ne lui avais pas tout dit… mais il savait que j'étais allée voir quelqu'un en rapport avec la mort de Grace Sharp.

J'essayai de parler calmement. « J'ai merdé. Grave. J'ai fait des erreurs stupides, et maintenant je vais devoir laisser tomber l'affaire. D'accord ? C'est tout ce que je peux te dire. Et je ne désire plus en parler. »

Il me fixa, incrédule. « Pourquoi ? Qu'est ce que tu as fait ? »

Je secouai la tête. « J'ai dit que je ne désirais plus en parler. » dis-je.

Il commença à refouler des larmes. Je le pris dans mes bras ; il ne résista pas, mais dit avec colère : « Je ne te crois pas !

— Chut ! » lui dis-je.

Un peu plus tard, allongée sur mon lit dans l'obscurité, je retournais entre le pouce et l'index l'objet lisse et froid, comme une petite perle de céramique, que Jane Remedios m'avait glissé dans la main.

Si elle avait réussi à copier son implant, cette puce encoderait tout son vocabulaire Lama. Et elle serait inutile à un adulte — mais un nouveau-né qui débuterait avec la connaissance qu'il lui avait fallu huit ans pour acquérir pourrait la surpasser en moitié moins de temps.

Ils me surveilleraient de près — mais ils ne pouvaient pas surveiller tout le monde. Je pensais que si j'étais prudente, je pourrais passer la puce à quelqu'un qui en aurait l'utilité.

Alors je restais allongée dans l'obscurité, et j'essayais de me décider.

Entre le silence du pouvoir et de la mystification, la suppression indue de l'esprit critique, le maintien du statu quo — et le torrent de compréhension qui emporterait le tout.

Première publication

"Tap" ››› Asimov's Science Fiction, vol.  19/12-13, #237-238, novembre 1995.

Traduit par Francis Lustman et relu par Quarante-Deux. Première publication en français le 8 septembre 2002. Paru ensuite sur papier dans une traduction entièrement révisée par Quarante-Deux : ´Océanique´. le Bélial’ & Quarante-Deux, novembre 2009.

La version originale est lisible en ligne sur le site anglais infinity plus.