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Philippe Curval : livre d'or, version 2.0

Vivement la retraite !

Voilà le commencement de la fin.

Talleyrand

La neige noire venait de tomber durant la nuit ; une épaisse couche sombre recouvrait la large promenade qui traversait la ville de part en part telle une épée. Clint trébuchait dans la moelleuse densité de cette neige de deuil, longeant les gratte-ciel mouillés de suie dont les façades luisaient sous les halos.

[gravure numérique de l'auteur]À cette heure tardive, aucune vitrine ne rompait la sévère perspective de l'avenue ; les rideaux des magasins, baissés, brillaient comme autant de miroirs blindés. Clients, marchands, vouaient une stricte obéissance aux heures légales de fermeture. Clint obliqua vers la droite et s'engagea dans une petite impasse. Il ressentait encore les effets de son ivresse de la veille et titubait en rebondissant sur les murs, proches l'un de l'autre. Un néon sanguinolent indiquait au fond de la ruelle le bar Géant. Clint tâtonna sur le clavier d'ouverture de la porte, acheva non sans peine de pianoter les lettres de son nom. Les deux battants d'argent massif s'écartèrent. Une bouffée de fraîcheur s'échappa du bar. Clint aspira à pleins poumons cette brise glacée. Il supportait difficilement l'angoissante chaleur qui accompagnait la neige noire. D'une main négligente, il épousseta les dernières particules accrochées à ses épaules. Quel plaisir de se désaltérer au sein d'un milieu adapté à son organisme. Son moral à zéro fit un bond sur l'échelle de l'optimisme.

Sans prêter attention au spectacle de la salle, il se précipita vers le comptoir et commanda un double gin avec quatre cubes de glace ; le serveur métallique lui tendit un verre de la boisson désirée. Un catal ! Clint avait horreur de ces établissements où les robots remplaçaient les anciens garçons. Trop tard, il avait commandé et ne pouvait plus refuser. Tout acte entamé devait être conduit jusqu'à ses dernières conséquences. C'était la loi. Il prit le verre et le porta à ses lèvres. Son visage exprimait une satisfaction caricaturale. Au moment même, une main se posa sur son épaule ; il sursauta et renversa la moitié du liquide sur son revêtement de laine. Clint sentit le froid de la terreur s'insinuer le long de son échine ; Discipliné, il se retourna, sans prendre le temps de déguster une gorgée du gin glacé.

Un homme de haute taille l'observait. La partie commençait ; malheureusement, Clint connaissait la distribution des cartes. Son adversaire détenait les atouts.

« Simple vérification, c'est bien vous Clint Dubois ? »

— Oui, monsieur, c'est bien moi. Mais si vous connaissez quelqu'un d'autre à qui parler, n'hésitez pas. Je n'ai pas le sens du dialogue et mes conversations sont d'un ennui ! Comme celles de tous les piliers de bar. »

— Personne ne vous oblige à me répondre ; pourtant, tout le monde connaît votre sens civique, M. Dubois, dit l'homme avec un grand sourire naïf.

— Et si je refusais ? demanda Clint.

— Si vous refusiez, je m'en irai. Demain, vous subiriez une confrontation ! »

Clint regarda jeta un coup d'œil à gauche et à droite. Inconsciemment il cherchait une issue ; le feu de sortie bloqué au rouge indiquait que la porte ne s'ouvrirait pas. Face à cet homme et au serveur de métal, il ne devait attendre aucun secours de la part d'un autre consommateur. Il dévisagea l'étranger et demanda d'un ton agressif :

« Que me voulez-vous ?

— Je désirerais simplement savoir ce que vous faisiez hier soir, » répondit l'homme d'un ton plus ferme.

« Je suis incapable de répondre à cette question. »

« Rappelez-vous qu'il est téméraire de se défiler devant la requête d'un vérificateur, » affirma l'homme en exhibant une plaque prouvant sa qualité. « Vous ne pouvez ignorer vos droits. »

Clint porta une main à sa tempe gauche où perlait une fine sueur ; il réfléchissait pour tenter de trouver une échappatoire. Mais son cerveau embrumé s'avérait inapte à construire une solide défense, pas plus qu'à évoquer son emploi du temps d'hier ni discerner la chronologie des faits antérieurs ; dans sa mémoire confuse, les événements de son existence se présentaient tel un conte des mille et une nuits dont la trame inlassablement racontée à travers ses multiples variantes ne se fixait pas dans son souvenir.

« Je peux peut-être vous aider, » proposa le vérificateur d'un ton engageant.

Clint refusa d'un signe de la tête ; cette offre s'avérait un guet-apens trop connu pour qu'il s'y laissât prendre.

« C'est la dernière chose que je me souhaite.

— Alors, racontez-moi ce que vous avez fait hier soir.

— J'ai passé la nuit chez des amis ! Vous dire à quel endroit, c'est au-dessus de mes capacités.

— Quels amis ? Citez-moi des noms précis, s'il vous plaît.

— Il y avait… Colas Twist, Lucie Delmore, Paul Anvieux…

— Vous en êtes certain ? Personne d'autre ? J'ai besoin d'informations supplémentaires pour mieux cerner vos variantes, il est indispensable que je vérifie votre témoignage dans les moindres détails » poursuivit l'étranger.

« Peut-être s'y trouvait-il quelqu'un d'autre, » balbutia Clint, « mais je ne me souviens plus de son nom.

— Ne serait-ce pas Edna Marlowe ? »

Clint réfléchit rapidement : était-ce Edna Marlowe ? Il lui semblait que oui ; mais il hésitait à répondre. La moindre erreur compromettrait définitivement son avenir.

« Oui, c'était Edna Marlowe.

— C'est bien la vérité, M. Dubois, mais cela ne me suffit pas. Vous devez me fournir un compte rendu significatif à propos de cette soirée. Sinon, je ne peux m'en faire une idée exacte.

— Nous avons pas mal bu, discuté de n'importe quoi…

— De n'importe quoi, vraiment ? Je voudrais en être aussi sûr que vous.

— Du temps qui passe et des journées qui fuient, de notre âge avancé. Nous n'avons rien dit contre le gouvernement, » affirma Clint avec véhémence, « ce n'est pas dans nos habitudes d'aborder la politique.

— Ceci est également vrai ; mais pouvez vous jurer que votre conversation n'a pas empiété sur des sujets subversifs ? Que l'abus d'alcool ne vous a pas entraîné à des actes licencieux »

Dubois réfléchit à la question, subit la question, il la digéra.

« Négatif sur tous les points.

« Mais, dites-moi, en dehors du fait de boire et de discuter, n'avez-vous rien entrepris d'illicite ?

— Possible, mais cela m'échappe. »

Les yeux du vérificateur brillèrent d'une lueur fugitive, un sourire égrillard apparut sur ses lèvres.

« Affirmeriez-vous en toute conscience que vous n'avez pas peloté les seins d'Edna Marlowe ?

— C'est une éventualité. »

L'homme pointa un doigt accusateur vers Clint.

« Edna Marlowe était nue, se frottait contre vous, vous ne pouvez pas nier l'avoir caressée !

— Je ne nie rien, je prétends simplement ne pas me le rappeler.

— Trop facile, M. Dubois, il suffit d'évacuer la somme de ses turpitudes et personne ne peut plus opérer de confrontation, c'est une réponse que je ne dois pas accepter ! »

— Admettons que vous ayez raison, je ne vois ce qu'il y aurait d'illicite dans mon comportement. J'ai encore le droit d'être amoureux.

— Sauf si ce n'est pas dans votre scénario.

— Qui l'a écrit ?

— Vous ! Référez-vous à la journée type et n'y dérogez pas. Surtout pour faire l'amour. Imaginez que les retraités se reproduisent. Comment nous débarasserions-nous des enfants !

Puis son ton se radoucit subitement : « Enfin, passe pour cette fois, je vous laisse aller ; buvez votre verre et tâchez à l'avenir de consigner d'une manière correcte les actes que vous commettez, pour que nous les récapitulions ensemble. Il y va de votre santé mentale. »

Le vérificateur saisit sa plaque d'identité et la glissa dans une pochette ménagée à cet effet sur la poitrine du robot serveur :

« Contrôle 313. Vous pouvez laisser partir cet homme. »

Puis prévint Clint d'un ton mielleux :

« Si vous recommencez, j'ai les moyens de vous rafraîchir la mémoire, M. Dubois : rien de ce que vous faites n'échappe à notre surveillance ; vous savez aussi bien que moi où l'on peut retrouver les traces de toutes vos actions. La prochaine fois, vous ne vous en tirerez pas aussi facilement. »

La porte d'argent massif s'ouvrit subitement devant le vérificateur qui s'engagea dans la petite ruelle et disparut.

Clint se sentait désemparé : d'une part il se savait incapable de résister à l'attrait de l'alcool, d'autre part il en connaissait les méfaits, notamment la perte de mémoire. Il n'y avait pas d'issue à ce dilemme ; sauf de croire que la solution de survie exigeait l'oubli du passé. Pour se remettre, il commanda au robot serveur un triple negroni qu'il but d'un trait. La chaleur de ce breuvage lui parut bienfaisante ; elle n'éclaircit cependant pas ses idées puisqu'il décida de consacrer cette soirée, une fois de plus, à se saouler, à revoir les mêmes compagnons de beuveries.

Le lendemain, ou trois jours après — leur monotone répétition n'incitait pas à les identifier —, Clint Dubois se leva de fort méchante humeur. Ses lèvres avaient la saveur d'un paquet de gros sel ; sa langue avait pris la forme et l'épaisseur d'un torchon ; ses yeux, petits et injectés de sang, le lançaient par à-coups douloureux ; une migraine en forme de scie circulaire lui découpait le sommet de la boîte crânienne. Il se leva précautionneusement de son hamac sans fil ni toile, posa un pied timide sur la moquette de vison synthétique, puis, en vacillant, se dirigea vers la salle de toilette. En maugréant, il glissa son corps dans le lavomat, tandis qu'il engageait la tête dans le raseur à friction. Quelques secondes après, Clint en ressortit rouge, lisse, propre et luisant comme une outre de cuir. Pour achever ses préparatifs, il se fit enduire le corps de laine et sortit dans la rue sans aucune raison valable.

L'air ne lui apporta aucun soulagement ; au contraire, les troubles ressentis à son réveil s'intensifiaient pour transformer son corps en toupie, tournoyant dans une cuve de goudron de houille. Il s'engagea sur la grande perspective déserte qu'un vent glacé balayait. Il marchait, le cerveau vide. Les dernières traces de neige noire se sublimaient en vapeurs grises et cuivrées qui s'élevaient en spirales concentriques vers le sommet des gratte-ciel funèbres. Quelque part, au cent vingtième étage, dans une cellule de quatre mètres sur quatre, il habitait derrière l'une des dix portes du palier.

Une voix résonna dans son dos, stressant son organisme à la manière d'une décharge électrique ; il bondit comme un chat surpris.

« Comment allez-vous, M. Dubois ? »

Clint se retourna. C'était un vérificateur qui ressemblait comme un frère à celui de l'autre jour. Même visage lunaire, mêmes grandes oreilles, nez si petit qu'il ne créait aucune ombre au milieu de son visage. Ses yeux ronds d'un bleu délavé de faïence, sa bouche aux lèvres charnues et ironiques, exprimaient une assurance tranquille.

« Fichez-moi la paix, j'ai payé ma liberté assez cher.

— Je ne vous menace pas en vain ; Avec votre mémoire, vous ne sortiriez pas flambant d'une confrontation. Si je n'insistais pas pour la rafraîchir, vous finiriez par oublier que vous existez. »

— Ce ne serait pas dommage.

— Ah ! la morale interdit de se suicider.

— Qu'est-ce que je tente d'autre en buvant ?

— Vous accomplissez votre programme social et c'est logique. Allons, racontez-moi cette soirée.

Clint faillit répliquer qu'il refusait, mais s'abstint, certain de la mauvaise note que lui vaudrait cette tentative de rébellion.

« C'est bien, je vous répondrai.

— Qu'avez-vous fait hier soir M. Dubois ?

— J'étais chez des amis, » répondit-il calmement.

« Et qu'avez-vous fait chez ces amis ?

— Nous avons bu, nous avons discuté ; c'est tout, je crois.

— Pourriez-vous me citer le nom de certains de ces amis ? »

— Il y avait Colas Twist, Lucie Delmore, Paul Anvieux, Edna Marlowe, » ajouta Clint sans se démonter, « Edna Marlowe avec qui j'ai fait l'amour.

— Voilà l'erreur que j'attendais, » cria le vérificateur. « Edna Marlowe n'était pas en votre compagnie ce soir-là. Vous avez menti, M. Dubois, je vous surprends en flagrant délit.

— Mais… je n'affirmais rien… je…

— Vous avez bien précisé que vous copuliez avec Edna Marlowe, M. Dubois, répéta le vérificateur d'un ton sévère. « Or cette affirmation est démentie par les enregistrements : c'est tout ce que j'ai à retenir contre vous. »

Et il tendit sa plaque d'identité à Clint qui la prit instinctivement : aussitôt son corps se figea dans la position du mendiant suppliant. Le vérificateur prit son portable et appela un camion de déblaiement. Puis il descendit l'escalier qui menait au sous-sol glissant et disparut. Un grand ovoïde vert s'approcha de Clint, deux pinces se saisirent de lui et le déposèrent sur le tas d'hommes paralysés qu'il contenait.

Clint reprit conscience dans un lieu inconnu. D'après les informations qu'il recueillit en s'éveillant, il s'agissait d'une grande pièce cubique aux murs d'obsidienne. Son corps, à quelques centimètres du sol noir, reposait sur un hamac aérien. ; ses muscles lui semblaient encore tétanisés, dans la position où le paralyseur l'avait surpris. Incapable de remuer ses membres, Clint constata que son cerveau conservait toutes ses facultés. Mieux valait éviter d'entreprendre une analyse lucide des événements. Par charité pour son libre arbitre.

Depuis combien de temps avait-il perdu connaissance ? Clint l'ignorait, pas plus qu'il ne savait dénombrer les années depuis le début de sa retraite, le commencement de la fin. Avant tout, il ressentait un impérieux besoin d'alcool. Ce manque imprégnait son système nerveux, sa chair engourdie, signe évident que de nombreuses heures s'étaient écoulées après que le vérificateur l'ait coincé en flagrant délit de mensonge.

Face au hamac, une portion de la paroi d'obsidienne se souleva, démasquant une enfilade de couloirs qui se perdaient dans une pénombre mordorée. Ajoutée à cette soif d'alcool qui le torturait, Clint éprouvait également l'urgente envie de se gratter ; la laine qui recouvrait son corps n'avait pas été dissoute depuis sa perte de conscience ; son épiderme éprouvait le besoin de respirer. Il guettait anxieusement, par la nouvelle ouverture, l'arrivée d'un être humain. Qui que ce fût, il pouvait apporter un soulagement à son angoisse, à ses tourments physiques. Lorsque la petite silhouette apparut au bout de la perspective des corridors et qu'elle s'approcha de lui avec une lenteur scélérate, il reconnut Jeff Smith. Cette seconde apparition le bouleversa.

Combien d'années s'étaient écoulées depuis leur dernière rencontre ? Le compte exact pouvait se traduire en verres d'alcool.

« On vous demande de Ganymède, M. Dubois, communication urgente ! » murmura distinctement le synthétiseur lové dans le bureau.

Clint pensa que c'était encore Lewis qui l'appelait pour cette fameuse affaire de transport. Une nouveauté dans le fret qui pourrait rapporter d'importants dividendes. Certaines larves de Ganymède tissaient leurs cocons avec une soie métallique extrêmement fine et souple. Des ingénieurs du textile l'avaient assuré que cette matière, une fois manufacturée, entrerait utilement dans la composition de tissus inusables, adaptés à l'habillement humain. L'importation des cocons dégagerait des bénéfices considérables pour le premier trafiquant qui s'emparerait de l'idée.

Clint allait avoir cent ans. Jusqu'alors, son affaire d'import-export fonctionnait bien ; sans certitude qu'elle lui avait permis d'accumuler une fortune suffisante pour jouir de l'existence après la retraite. Or chacun savait qu'à cent ans, l'âge adulte par excellence, tout homme se devait d'avoir réussi dans la vie. Pourtant, quand Dubois s'examinait dans un miroir, il découvrait juste quelques rides à la commissure des lèvres, autour des yeux, qui indiquaient son léger vieillissement. Cent ans, c'était l'âge où le cerveau et les muscles, le corps et l'esprit parvenaient à un point de parfaite coordination. Tous les tâtonnements de l'enfance, les errements de l'adolescence, la dure expérience de ce qu'on appelait autrefois l'âge adulte, aboutissaient à une harmonie individuelle que les générations antérieures ignoraient.

Pour les hommes qui atteignaient cette étape, fortune faite, cela signifiait un bail d'une égale durée : cent nouvelles années d'un bonheur indicible. Pour ceux que la fortune avait desservis, cela présageait un sort peu enviable. Or, pour Clint, la date fatidique approchait ; cette affaire inespérée de soie ganymédienne le sortirait définitivement du doute qui l'étreignait depuis plusieurs années. Car le secret bancaire le laissait dans l'imprévision. Malgré ses recherches, les différents appuis qu'il avait monnayés dans l'administration centrale, Clint Dubois ignorait si ses normes de salubrité morale se hissaient au niveau voulu, si son compte en banque s'avérait assez estimable, sa position sociale assez assise pour que l'État lui accordât le siècle de délices auquel il aspirait à juste titre.

Ces temps derniers, Clint avait recalculé mentalement ses anciens bilans comptables, fait la part de ses échecs et de ses succès financiers, sans obtenir un compte précis de ses biens. Nul n'avait accès aux ordinateurs qui enregistraient le flux des échanges commerciaux. Il avait également interrogé ses amis pour tâter leur opinion, mais aucun d'eux n'avait été capable de lui répondre. De faux-fuyants en critiques déguisées de son caractère, Clint n'était pas parvenu à concrétiser une idée précise de sa valeur sociale. Pouvait-il se considérer comme un homme arrivé ou comme un raté ? Il consulta le calendrier. Bientôt, on lui fournirait la réponse.

« Coupez la communication avec Ganymède, c'est inutile, » murmura-t-il d'une voix cassée dans le vidéophone.

Trop tard pour entreprendre ce juteux négoce. Des taxes énormes pesaient d'ailleurs sur les échanges intersidéraux. Il risquait d'y perdre de grosses marges qui lui feraient défaut à l'heure de l'addition finale. On lui accorderait sans doute le droit de transit. Mais si la commission rogatoire des marchés transmondiaux s'opposait ensuite à l'importation des cocons, la perte de ses investissements occasionnerait sa ruine.

Aucun renseignement ne filtrait sur la destination des parvenus. Ceux qui se glorifiaient d'avoir gagné la retraite éblouissante puisaient leur optimisme dans la tradition. Tout au plus circulait-il de vagues rumeurs à propos des cités de rêve où ces fortunés du bel âge jouissaient d'une existence bienheureuse. Quant aux autres, leur destin était fixé : jusqu'à leur mort, ils devaient travailler, accroître leur potentiel, s'acharner à construire, à bâtir, à fonder, à s'élever. La cité regorgeait de ces vieillards, au corps éternellement jeune, éternellement fatigué, qui continuaient à se battre pour gagner leur vie, parce qu'ils n'avaient pas obtenu, en leur temps, la retraite idéale.

Clint admira son bureau : une belle masse de pierre polie où étaient enchâssées ces merveilles de la technologie qui lui permettaient de vendre et d'acheter des marchandises à travers l'espace et le temps. Aujourd'hui, pour quelques années supplémentaires d'insomnies et de tracas fortement rémunérés, il aurait payé la forte somme ! Brusquement cette vision l'écœura. « Je ne passerai pas une minute de plus à me morfondre ici, qu'ils aillent se faire… » jura-t-il. Et Dubois, dont la sobriété atteignait au légendaire, décida de consacrer son après-midi à boire, en attendant que le conseil d'État rendît son verdict.

Vers minuit, le dernier soleil artificiel s'éteignit. Clint, filant sur la chaussée glissante, s'acharnait à tenir debout, malgré les nausées abominables qui traversaient son tube digestif, le vertigineux déséquilibre qui l'assaillait. Grommelant quelques phrases indistinctes, les yeux boursouflés par l'alcool, il franchit péniblement le portail de sa maison particulière. Son valet l'accueillit avec la plus parfaite déférence et passa une main secourable sous son bras afin de le guider vers les étages supérieurs. C'était un chimpanzé transgénique.

Barbara, sa femme, se précipita à sa rencontre, le visage ruisselant de larmes.

« Chéri, ne me quitte pas, je t'en supplie ! »

Elle porta les mains à ses joues tuméfiées. Clint l'examina d'un air incrédule, en oscillant sur ses jambes.

« Ça y est, tu la tiens, ta retraite bienheureuse ! J'ai tout essayé pour te conduire à l'échec. Et voilà, tu as gagné le jack-pot. Je ne te le pardonnerai jamais. Salaud de riche ! »

Il bredouilla :

« Moi je suis content, content. »

Et il s'écroula sur le sol.

Une heure plus tard il se réveilla ; son singe familier lui avait prodigué tous ses soins. L'ivresse s'était retirée telle une vague à marée basse, laissant sur ses papilles un goût de sable.

Sans lui laisser un instant de répit, Jeff Smith se présentait dans sa chambre, admirant ses boiseries vénusiennes :

« Fichtre ! quel luxe. Ça ne m'étonne pas de votre part, monsieur Dubois, on sait que vos affaires marchent. Le conseil ne s'est pas trompé. Je suis flatté de vous annoncer la bonne nouvelle : vous avez droit au séjour définitif dans la cité bienheureuse. Je pense que vous avez raison d'en être fier, » conclut-il avec un sourire lénifiant, « cela prouve que vous êtes parvenu… parvenu au but que vous vous étiez fixé. »

Clint se retourna vers Barbara qui se rongeait les ongles jusqu'au sang.

« Mais ma femme, dois-je la quitter aussi ? Nous ne nous sommes jamais séparés, nous avons toujours travaillé en commun. Elle est aussi responsable que moi de ma réussite !

— Votre femme, hélas, n'a pas atteint l'heure de la retraite, monsieur Dubois ; peut-être vous suivra-t-elle dans quelques années. Sauf si elle réalise de mauvaises affaires. »

Clint ne se souvenait plus des phrases qu'il avait prononcées dans son désarroi ; il aimait sincèrement Barbara. Pourquoi l'abandonner ? Il s'insurgeait soudain contre cette organisation étatique qui le contraignait à s'en séparer. Surtout maintenant que le conseil le considérerait comme un homme arrivé. Troublé et contrarié, il s'apprêtait à démolir point par point les motifs de cette décision. Le représentant du gouvernement ne lui laissa pas le temps de s'attarder à ses réflexions.

« Vous devez faire vos adieux sur-le-champ, M. Dubois ; j'ai à vous parler longuement avant de vous conduire à la cité bienheureuse. Je vous laisse une demi-heure. »

Et sous la conduite du serviteur, Smith gagna le petit salon où il déclara attendre son nouvel hôte.

Ravagé par le chagrin, Clint le rejoignit trente minutes plus tard. Jamais de sa vie il n'avait cédé à pareil chantage. Ses adieux conjugaux lui laissaient un goût de cendre ; leur brièveté funeste en avait accru l'intensité. Sa vie lui apparaissait maintenant comme une demie faillite. Il découvrit le représentant du gouvernement, nonchalamment assis dans un fauteuil de nacre synthétique, qui le considérait avec bienveillance. À ses côtés, un agent de la sécurité sociale fumait un joint, en se grattant une verrue sur le menton après chaque bouffée.

« Maintenant que nous sommes seuls, M. Dubois, il faut que je vous prépare à votre nouvelle existence. Auparavant, de dois vous avouer que la retraite n'est pas envisagée par le gouvernement comme une récompense, mais bien comme une abdication. C'est parce que vous avez enfin réalisé vos ambitions qu'il est admis que votre vie est désormais inutile à la société. Aussi nous vous retirons du cycle normal de la vie civile pour vous placer dans un lieu où la compétition est abolie, la notion de travail proscrite, où l'usage thérapeutique du quotidien est considéré comme un des Beaux-arts.

« Mais, je croyais…

— Je vous en prie, ne m'interrompez pas ! Vous serez, je pense, d'accord avec moi pour considérer que la dernière journée que vous ayez vécue avant votre mort sociale représente le plus parfait exemple de ce que vous pouvez désirer sur terre. Aussi, le gouvernement a souhaité que chaque retraité jouisse jusqu'à sa mort des ultimes instants dont il a profité dans le contexte de sa vie active. Avec quelques altérations bien sûr. N'est-ce pas une chance inestimable ! Vous comprendrez aisément, M. Dubois, qu'il est difficile de marier tous les caractères humains, les professions, les passions de chacun et qu'une coordination idéale de l'ensemble des événements relatifs à chaque personnalité est pratiquement irréalisable. Aussi allons-nous vous conditionner afin que vous ne soyez pas perpétuellement perturbé par les approximations que pourrait comporter votre emploi du temps, celui de votre dernière journée type. Tout au moins jusqu'à ce que vous soyez rayé du nombre des vivants… »

— Mais c'est abject ! » hurla Clint. « Pourquoi ne pas nous supprimer ? La méthode me semble plus radicale ? »

— Par humanité M. Dubois. Le gouvernement ne s'arroge pas le droit d'attenter à la vie humaine ; ce serait faire fi des droits les plus naturels du citoyen. »

Jeff Smith claqua des doigts ; l'agent de la sécurité sociale encadra solidement Clint de ses bras musclés afin de l'immobiliser. Ce dernier se rebella. Une prise sévère le dissuada de poursuivre la lutte.

« Ah ! une dernière chose, M. Dubois : nous subissons quelques difficultés pour soumettre nos retraités à un conditionnement parfait ; certains d'entre eux prennent conscience de leur vie antérieure et tentent une rébellion. Heureusement nous avons trouvé un ingénieux remède à cette éventualité. Votre vie quotidienne sera filmée ; des vérificateurs pourront, au cours de la journée, vous interroger sur vos occupations de la veille. Si, par hasard, vos assertions ne coïncidaient pas avec la réalité enregistrée, nous serions amenés à juger que votre vie représente un danger pour la société. Dans ce cas, nos concepts humanitaires devraient s'incliner devant l'évidence. Nous ne pouvons pas nous permettre de subventionner à grand frais l'existence d'asociaux dégénérés. »

— Mais la fortune que nous avons amassée ne sert-elle pas de caution ?

— Justement si. C'est pourquoi nous refusons, par souci d'une excellente gestion, de la dilapider au profit de quelques inconscients. Toute personne dangereuse pour elle-même peut contaminer une civilisation entière.

Jeff Smith franchissait une nouvelle fois le mur privé de son intimité. Avec lui resurgissaient, à la manière d'un film au ralenti, toutes les péripéties de son cauchemar. Désormais, cette journée d'hésitations et de remords, où il avait sacrifié par angoisse à l'alcool, constituait l'archétype souverain auquel les vérificateurs soumettaient sa mémoire. Elle repassait comme une bande de magnétophone dont on aurait collé les deux extrémités, toujours la même, composée de stations plus ou moins prolongées dans les bars d'une cité épouvantable où d'autres zombies rampaient tels des larves, de parties de soûlographies orgiaques avec d'autres décavés assortis à sa condamnation d'ivrogne à perpétuité.

« Cette fois, la délivrance approche. »

Soumis à un alcoolisme quotidien, conditionné à une hébétude consciencieuse, Clint Dubois n'avait jamais pu recouvrer son libre arbitre. Il tenait l'occasion unique de fausser volontairement les données de son avenir. Enfin, le sort jouait en sa faveur. On allait certainement le sacrifier sur l'autel de la rigueur civique. Il hurla à la face du représentant de l'État :

« J'espère que vous allez me condamner à mort, j'ai prétendu avoir fait l'amour avec Edna Marlowe alors que ce n'était pas vrai. C'est une faute, une terrible faute, et j'ai l'intention de récidiver. »

Jeff Smith arborait un large sourire en s'approchant de Clint :

— Ah ! M. Dubois, j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Le vérificateur a commis une grave négligence. Sa punition sera exemplaire, je puis vous le certifier. Edna Marlowe est morte depuis plusieurs jours. Paix à son capital retraite. Ce n'est pas votre genre d'entretenir des relations sexuelles avec un cadavre, nous nous en sommes assurés. Ce fonctionnaire indigne vous a donc soutiré des aveux erronés.

— Non, c'est la vérité, le gin m'a fait perdre la tête, je suis devenu nécrophage.

— Allons, ne sombrez pas dans la routine en avouant des ignominies dont vous êtes indigne. Nous avons pris nos renseignements auprès du confrontateur. Et ne cherchez plus à dévier d'un iota de votre emploi du temps idéal. Nous avons averti vos amis du risque qu'ils couraient à faciliter vos penchants néfastes. Un nouveau vérificateur va surveiller minute par minute sur votre cas. Pas de mauvaise surprise à craindre. Vous jouirez de votre retraite bienheureuse jusqu'à la fin de vos jours. »

— Mais pourquoi, pourquoi me torturer ?

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

— J'ai cotisé pendant tant d'années. N'ai-je pas le droit de disposer de ma vie comme je l'entends ?

— N'est pas ce que vous faites éternellement ? Sachez-le, M. Dubois, il n'y a qu'un droit, c'est celui du travail.

Smith se leva, massa ses narines d'un air préoccupé. Clint esquissa un geste de révolte. L'agent de la sécurité sociale leva les deux bras, mains ouvertes en signe d'apaisement, baissa son crâne chauve et couturé de cicatrices.

Quand Clint se retrouva dehors, une vingtaine de minutes plus tard, la chaleur urbaine atteignait au paroxysme. De la nue chauffée à blanc surgirent les premiers flocons noirs. L'instant d'après, un ouragan de suie estompait le profil des gratte-ciel. En voyant les lettres de néon du bar Géant s'allumer, Clint comprit que cette neige de deuil accompagnait son enterrement provisoire, remis sans cesse au lendemain pour cause de soif éternelle.

Au cours de ses folies nocturne, n'imaginerait-il pas bientôt, tel un symbole de délivrance, que le fantôme d'Edna Marlowe dansait pour lui sous les halogènes ?

Première publication

"Vivement la retraite !"
››› Fiction 124, mars 1964
Cette nouvelle a été entièrement remaniée et révisée en 1996 et comporte une gravure numérique de l'auteur