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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Philippe Curval une Femme…

Philippe Curval : livre d'or, version 2.0

une Femme de tête

Quand il n'était pas plongé dans ses romans de SF, Arthur Trolche se transformait un voyeur impénitent. Il avait choisi d'habiter en banlieue, dans un petit pavillon au pied d'une forêt d'HLM, pour satisfaire sa passion. Chaque soir, il montait son télescope japonais avec une tendresse méticuleuse et prospectait le damier des fenêtres — allumées ou éclairées — à l'aide de son œil grossissant. Les rectangles lumineux des baies vitrées suggéraient autant de petits théâtres de strip-tease. Il lui suffisait d'attendre une heure propice et sa patience était toujours récompensée : mère de famille jeune et lasse qui se déshabillait avec nonchalance dans le cadre Ikéa de sa chambre à coucher, un soir où son mari faisait des heures supplémentaires — jeune vierge aux seins naissants, veuve abondante, célibataire onaniste captée dans le champ circulaire de l'objectif. Lorsque l'époux était présent, le couple tirait les stores vénitiens. En les voyant faire l'amour à travers les lames d'aluminium, il tournait brutalement son appareil.

Cela faisait plus de deux ans qu'Arthur Trolche se livrait à son passe-temps favori ; il devenait de plus en plus difficile sur le choix des sujets. Au commencement, la contemplation des femmes les plus avenantes lui plaisait surtout. Désormais, leur banalité le lassait.

Heureusement, dans un mois, il se rendrait à la convention de science-fiction d'Angoulême. Voilà qui lui rafraîchirait les idées !

Malgré tout, chaque soir en attendant cette date, il promenait avec un certain espoir son télescope sur le paysage de béton aux étoiles géométriques. Arthur se découvrait de nouveaux désirs ; ce glouton optique s'attachait à la recherche de corps un peu difformes, de chairs plus flétries, de monstres nus dans les alcoves.

Soudain, par l'échancrure d'un rideau a demi tiré, il vit une blonde languissante qui achevait de se dévêtir. Il s'apprêtait à négliger ce spectacle ordinaire, lorsqu'un détail l'intrigua : la jolie créature se pencha vers le haut de sa cuisse, actionna un mécanisme et détacha sa jambe artificielle d'un seul geste. Elle partit à cloche-pied vers le lit et s'allongea dans la pénombre.

Arthur subit un grand choc. Jamais au cours de son existence il n'avait ressenti une émotion visuelle aussi intense.

Depuis, chaque soir, il guetta cette fenêtre ; en vain. Il ne vit plus jamais le fait se reproduire, soit que la femme se déshabillât dans une pièce voisine, soit qu'elle tirât le rideau. Son désir croissait en fonction de sa frustration. Bientôt, il n'y tint plus : il fallait absolument qu'il la rencontrât.

Il l'attendit devant la porte du HLM, la suivit dans ses courses, lui parla à voix basse dans les épiceries, dans les laiteries, dans les boucheries, chez les marchands de primeurs, aux postes, cherchant à la convaincre d'accepter un rendez-vous.

D'abord, hostile, puis hésitante, enfin séduite par cette improbable passion, elle finit par accepter de le recevoir. Pas un moment, Arthur ne s'interrogea sur la réussite de son insistance.

Elle l'accueillit avec infiniment de sensualité, lui offrit un verre, s'éclipsa et revint dans un déshabillé transparent qui évoquait ses formes troublantes. Arthur paraissait insensible à ses provocations. La jeune femme lui pria de révéler pourquoi il demeurait si froid, si emprunté, après avoir manifesté son désir avec une telle véhémence. Arthur balbutia :

— Je connais votre secret, je vous ai guettée avec mon télescope depuis le pavillon d'en face et je…

L'inconnue le dévisagea avec des yeux amusés.

— Et vous avez constaté que j'avais une jambe artificielle.

— Je vous supplie de me croire, cela m'a rendu fou, je vous aime !

— Cela vous plairait-il que je la retire pour que nous fassions l'amour, soupira-t-elle.

Arthur lui confia qu'il n'en fallait pas plus pour déclencher en lui une furia amoureuse exceptionnelle.

Elle se pencha vers le haut de sa cuisse, actionna le système et ôta sa jambe, qu'elle déposa avec précaution sur la commode, puis se glissa sous les draps en le provoquant du regard.

Arthur ne résista plus et se dévêtit à toute vitesse.

À cet instant, il se souvint qu'elle venait de retirer sa jambe gauche ; quand il l'avait surprise par la fenêtre, elle s'était débarrassée de la droite !

Alors, il releva brusquement la couette et souleva les pans du déshabillé : sur chaque articulation de la jeune femme, se trouvaient fixés autant de minuscules boutons roses qu'elle avait de membres. Sans compter ceux qui saillaient sur son ventre. Il appuya fébrilement sur les petits mécanismes. L'inconnue ne s'y opposa pas. Elle souriait au contraire.

Sous les yeux d'Arthur agrandis par un spasme d'effroi lubrique, la femme s'émietta en une multitude de pièces détachées, composant sur le drap un précis d'anatomie où chaque organe, chaque membre était exposé, les deux mains, les deux pieds bien rangés, l'estomac, le cœur, le foie, la rate, les intestins déployés etc. L'ensemble aurait dû dégager une odeur fétide, il ne sentait rien.

Seule, la tête demeurait accrochée à sa colonne vertébrale qui se déployait tel un ver.

Au moment où il allait s'enfuir, il sentit le premier jet de salive qui l'atteignait, se solidifiait instantanément et lui liait les bras. Alors la créature planta sa bouche dans l'abdomen d'Arthur Trolche et le mordit jusqu'au sang pour le paralyser. Puis elle fila patiemment un cocon autour de lui, laissant pourtant son visage à découvert.

Quand il se réveilla de son évanouissement, il constata que son corps était tout engourdi, comme si son système nerveux avait été sectionné au niveau de son cou. Il pouvait remuer les yeux, plisser le nez, tordre la bouche ; là, s'arrêtaient ses moyens physiques.

« L'horrible chose a réussi son coup, pensa-t-il, en familier des phénomènes paranormaux, mais dans quel but ? Je suis paralysé, mais elle n'a aucune possibilité de se reconstituer, sans aucun membre pour le faire. »

Une grosse chenille blanche sortit des narines de la jeune femme blonde dont la tête gisait au milieu du lit défait, de la panoplie organique, puis s'épanouit en lobes répugnants :

« Erreur, émit mentalement le magma visqueux d'un ton moqueur, et tu vas voir pourquoi. »

La mâchoire d'Arthur se crispa, tandis qu'un douloureux papillotement agitait ses paupières. La peur entravait le fonctionnement de ses neurones !

À cette minute, un inconnu au visage passe-partout, très proprement habillé, pénétra dans l'appartement ; il portait une valise où étaient inscrits ces mots :

Musée des substitutions.

Service des Farces & Attrapes

Il la posa dans l'entrée. En silence, l'homme reconstitua le puzzle corporel avec habilité, réinstalla la chenille dans la tête de la jeune femme. Celle-ci lui chuchota quelques mots à l'oreille. Leurs éclats de rire n'avaient rien d'inhumain. Quand l'inconnu fut parti, elle s'approcha du jeune fan et le débarrassa du cocon qui l'entourait.

Une fois nu, Arthur fut pris de stupeur en considérant son apparence. Sous sa peau à l'aspect éteint, ca chair semblait passée à la cire durcie. Il avait été momifié, transformé en être artificiel. Alors, la créature ouvrit la valise, en sortit une scie laser et découpa le crâne du malheureux Arthur, qui mourut sur le champ. Puis elle lui ôta délicatement le cerveau qu'elle plaça dans un tuperware baigné d'un liquide vert Nil, referma le couvercle étanche. D'un second conteneur, elle extirpa une énorme larve blanche qui se logea doucement entre les méninges pantelantes.

Quand il se réveilla sous son nouvel avatar, l'extraterrestre se tourna vers la ravissante blonde :

— Bien joué ! Je me sens enfin dans la peau d'un amateur. Nous avons juste le temps d'arriver pour la Convention.

Première publication

"une Femme de tête"
››› le Popilius 4, [1er mai 1975], publié à l'occasion du deuxième congrès national de la Science-Fiction française, Angoulême, 28 avril-4 mai 1975
Cette nouvelle a été légèrement remaniée pour la présente édition