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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 49 le Cycle de Viriconium

Keep Watching the Skies! nº 49, juillet 2004

M. John Harrison : la Cité pastel ~ les Dieux incertains ~ le Signe des locustes (le Cycle de Viriconium – 1, 3 & 2)

(the Pastel city ~ the Floating gods ~ a Storm of wings)

romans et nouvelles de Science-Fiction ~ chroniqué par Noé Gaillard

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Si ma mémoire est bonne, "cycle" signifie aussi "durée de vie" et l'on parle du cycle du carbone. Si l'on veut bien un temps remplacer le "de" — qui localise — par un "du" plus attributif, on pensera au Cycle d'un élément du tableau de Mendeleev. Est-ce à dire que nous sommes en pleine Science-Fiction ? Osons une réponse de normand : oui et non, et c'est ce qui, pour moi, constitue un des principaux intérêts de cette trilogie.

En effet nous sommes dans une société et un monde postcataclysme où survivent des éléments techniques utilisés et utilisables ; mais au lieu de se relever et de chercher à retrouver un état agréable de fonctionnement — social et technique —, il se dégrade en un monde de superstitions et de “fantastique”.

Dans la Cité pastel, la guerre pour le pouvoir que se livrent les deux filles du dernier roi verra la victoire temporaire de celle qui a osé réveiller les puissances guerrières inventées par ceux qui ont détruit l'ancien monde. Et pour arrêter ces “machines” qui se nourrissent du cerveau des morts, il faut ressusciter des hommes de l'ancien temps, incapables de s'adapter au temps de leur nouveau combat. Les gens fidèles à la reine “légitime” combattent à cheval et à l'épée guidés par des pensées chevaleresques. L'ennemi est sans pitié et bien sûr “inhumain” et ici on le voit genre Golem. Un des héros est un prince inconsolable à la tour abolie ("el Desdichado" de Gérard de Nerval), l'autre un nain (bricoleur, genre Vulcain) qui utilise un exosquelette pour démultiplier sa force. Partage donc entre SF pure et SF mêlée de Fantasy/Fantastique, et se pose alors la bonne question : comment faire passer ce “mélange” auprès du lecteur ? (On sait que le lecteur est une entité relativement sectaire dont les goûts évoluent lentement.) En 1971 (année de la parution du premier volume du cycle), en Angleterre, cela ne devait pas être facile, mais au moins la Bande à Moorcock avait montré que l'on pouvait écrire bien de la SF audacieuse… Harrison raconte la décadence de son monde dans un style décadent, baroque. Un style poétique à base de rapprochements baudelairiens — le morbide et le beau — ou shakespeariens — le fou et le beau, Falstaffien si je peux me permettre. Je n'ai pas eu à chercher longtemps à quels auteurs de SF le rapprocher. Ballard, celui du Géant noyé ou de ces vers de Shakespeare qui s'inscrivent dans le paysage de la cantatrice je crois, celui d'avant Crash mais qui distille déjà ses éléments de la Foire aux atrocités. Vance, celui qui fait se confronter le monde personnel du héros au fonctionnement de la société. Harrisson, qui oppose son “héros” décadent à la déliquescence du monde.

Dans le Signe des locustes, le monde hors Viriconium et la ville elle-même sont envahis par des locustes venus de la Lune par le biais de celui qui au début de la décadence — il y a longtemps — était parti sur notre satellite. Avec l'aide d'un patriarche qui, dans la Cité pastel, était le maître des oiseaux de métal et qui ici éprouve beaucoup de difficultés à comprendre ce qui se passe, et d'un couple de “ressuscités-fous” — comme coincés dans les plis du temps —, le héros empêche la victoire finale des envahisseurs. Nous sommes dans un roman catastrophe (la Forêt de cristal, Sécheresse…) et le non-savoir des héros est cause de tout, et chacun des passages où ils interviennent ne sert qu'à ralentir la chute. Un peu comme une suite de victoires à la Pyrrhus qui conduirait le monde à sa perte. Des lueurs d'espoir — c'est-à-dire des idées ou des comportements — ne parviennent pas à enrayer la chute. Tegeus-Cromis dans la Cité pastel malgré sa fidélité à la Reine et son sens de l'honneur, Tomb le Nabot malgré ses connaissances et son désir d'étoiles, ne peuvent que ralentir la progression du mal des Dieux incertains que le peintre Ashlyme voit emporter la ville basse et surtout celle qu'il admire et qui manifestement souhaite être emportée. Ashlyme tergiverse, atermoie, peint, rédige son journal que celui qui raconte nous donne à lire pendant que la bonne société se réjouit comme aux jeux du cirque du comportement ubuesque de deux Paillasses. Ashlyme se laisse impressionner par les rodomontades et les “cabrioles” d'un nain et ne parvient ni à empêcher, retarder la mort de son ami astronome, ni à faire sortir celle qu'il admire de la zone sinistrée. Exactement comme la cartomancienne ne tire que des avenirs incertains. Alors si le passé, l'avenir, les principes, une certaine connaissance, les arts sont impuissants ou stériles, que reste-t-il ? Rien. Et surtout pas un décor concret qui pourrait servir de repère. (Je viens de penser aux errances aléatoires de Debord dans Paris et autres lieux — entre promenades et fuites en avant.) Ici le lieu est clairement présenté comme mouvant, j'oserai dire comme un mirage, dans un tremblement de chaleur ou plutôt de “gelée” puisque même les déserts sont froids. On peut dresser une liste des rues de Viriconium, difficile d'en faire un plan à moins de superposer quelques villes européennes et d'accepter que la place de l'Avenir soit rebaptisée “Place du temps non-advenu” ; impression aussi de se retrouver dans un Schuiten/Renard — difficile de ne pas imaginer de relation.

La SF nous a habitués aux situations négatives, mais on sait que les “choses” vont s'arranger que tout trouvera un ordonnancement moins douloureux, ou que les luttes continueront. Rares sont les romans totalement noirs qui ne laissent aucun espoir. Et ce ne sont pas les sept nouvelles (trois dans la Cité pastel, quatre dans les Dieux incertains) qui vont vous offrir de quoi croire en l'avenir. On peut trouver un lien entre la première nouvelle "les Chevaliers de Viriconium" qui ouvre le cycle et "Voyage d'un jeune homme à Viriconium" qui l'achève, mais cette ouverture et cette fermeture me semblent artificielles et plus demandes éditoriales qu'exigences de l'auteur. Elles donnent une “explication” inutile puisque le monde se suffit à lui-même et qu'il a abordé aux rivages suffisants. J'avoue un penchant pour "la Danse de l'insecte", sans doute parce qu'elle est plus insidieusement noire que les autres et même que "Tegeus Cromis et la Lamie" qui dans le genre fantastique vaut son pesant d'encre de Chine. "La Tête porte bonheur", "les Seigneurs de l'anarchie" et "Péchés impardonnables" servent de liaisons intelligentes entre les récits titres et peaufinent quelques figures intéressantes en tant que symboles. Elles donnent aussi le sentiment de lire des rêves de l'auteur à peine camouflés en nouvelles.

Étrangement ces récits, parce qu'ils sont très noirs et en balance entre F et SF servent, à mon avis, de formidables exutoires. On les imagine rédigés d'un premier jet par un déprimé et servant de catharsis puis revus et travaillés avec la jubilation un peu ironique par le même déprimé guéri grâce à l'écriture. Ils nous offrent donc en retour la possibilité d'ouvrir les yeux sur un monde (le réel) et d'y trouver de quoi espérer, de quoi échapper un temps à la déprime chronique… Lisez de préférence la trilogie comme elle est présentée et si vous voulez souffler un peu entre deux volumes : soufflez à vide — c'est-à-dire sans rien lire… Pour ma part, j'ai eu hâte de savoir si la noirceur persistait.