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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 44 Orbitor

Keep Watching the Skies! nº 44, août 2002

Mircea Cărtărescu : Orbitor

(Orbitor : Aripa stîngă)

roman de Fantasy ~ chroniqué par Éric Vial

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On ne peut pas tout à la fois ironiser sur la multiplication des étiquettes de sous-genre, diversement pastellisées, dans telle collection, et se plaindre dans telle autre de l'uniformité signalétique, argentée cette fois. D'autant que si le titre pourrait prêter à confusion, en faisant croire à la S.-F., il faudrait vraiment beaucoup forcer son imagination pour affirmer que la (belle) couverture évoque une quelconque conquête de l'espace. Et avec la quatrième de couv', une fois passées d'assez incompréhensibles allusions au rock n' roll, à Kennedy et à la lune, il est question « de merveilles et de cauchemars », de « l'imaginaire d'un pays méconnu », « d'autres univers ». Le lecteur — même inattentif — pourrait déduire qu'il s'agit grosso modo de Fantasy.

Cela dit, je ne savais pas Proust classable dans ce genre particulier. Parce que même si déranger le cher Marcel est un tantinet abusif, c'est bien pour l'essentiel de souvenirs et de rêves qu'il s'agit. En gros : « Longtemps, j'ai rêvé de bonne heure… ». Ceci même si ces rêves s'éloignent de la réalité. Ce qui doit être plus ou moins dans leur nature normale. Même si les souvenirs d'une ville telle qu'elle était vue par un petit enfant en font évidemment un lieu phantasmagorique. De même lorsqu'il contemple, mi-curieux mi-horrifié, des “écorchés” de centre médical. Ou qu'un cerneau de noix est décrit comme « le petit cerveau rose, tremblant, d'on ne sait quel animal ».

Encore que si l'on veut bien cesser d'être de mauvaise foi, la Fantasy n'est pas absente de cet univers onirique. On suit en particulier la migration mythique d'ancêtres bulgares, à la suite d'une abominable affaire mêlant farine de pavot, assaut de morts-vivant et combat entre les légions de l'enfer et celles du ciel, jusqu'au Danube, où il est un temps possible de se nourrir de la chair de papillons géants. L'épisode, quelque peu isolé, vaut en lui-même et pour lui-même. Par ailleurs, on suit dans le Carré français de la Nouvelle-Orléans l'ascension socio-truandesque d'un curieux albinos que l'on retrouve presque dévoré un jour par une bizarre verrue, puis mort et enfin ressuscité par un non moins étrange personnage, tout à la fois prêtre, imam, rabin et, surtout, sorcier vaudou.

Mais le plus souvent, on reste aux frontières de l'insolite, ou de l'onirisme, ou du réalisme magique, ou de la réinterprétation phantasmagorique de la réalité, avec une grand-mère qui prédit quelque peu l'avenir, une spectatrice qui modifie le déroulement des films qu'elle voit, des statues allégoriques que le gel transforme « en grylles, trolls et autres farfadets », la police politique de Nicolae Ceausescu imaginée comme une caste d'anges vengeurs, un bébé abandonné, trouvé sans nombril, ou la langue imaginaire forgée par d'antipathiques fillettes hospitalisées qui devient in fine celle de l'humanité tout entière, mystérieusement rassemblée dans une immense caverne. Ou l'idée selon laquelle chacun ne serait qu'un neurone d'un immense cerveau. Ou une curieuse histoire de messages, présentée comme sans doute une hallucination, avec un cirque une « princesse à la nuque putride », une tumeur de la taille d'un crâne de nouveau-né, d'où sort un papillon, lequel devient message avant d'être mangé, assez logiquement, par la femme-araignée.

Le tout part dans tous les sens, on le voit, et pourtant il y a une cohérence d'ensemble. Elle est donnée d'abord par la longueur des phrases et la musique des mots, mais aussi et peut-être surtout par des obsessions ou des images récurrentes. Les Tziganes, sans qu'on puisse d'ailleurs dire si le propos est raciste ou anti-raciste — ne pourrait-il pas, d'ailleurs, n'être ni l'un ni l'autre ? Les papillons, jusque dans la forme d'une tache de naissance, et peut-être dans la « larve transparente, violacée » qui sort d'un cachet de médicament. Les formes translucides dans lesquelles flottent des êtres indéfinissables, depuis une verrue framboise, limpide et brillante, contenant un petit embryon de poisson, jusqu'à une ampoule buvable ou injectable servant d'aquarium à divers êtres, en passant par des globes oculaires abritant des crustacés. Sans compter l'étrangeté sans folklore d'une Roumanie d'hier : la Securitate a été évoquée plus haut, il faudrait ajouter un cinéma populaire où on chahute durant les actualités officielles, ou les souvenirs de la guerre, c'est-à-dire plus exactement de bombardements.

Le critique serait évidemment plus à l'aise à résumer une histoire. Ou à la rigueur, à faire de l'analyse idéologique. Il lui faut énumérer, esquisser, avouer son impuissance devant un kaléidoscope, une accumulation frôlant parfois le poème en prose, ne relevant jamais vraiment du réalisme, mais hésitant au bord du Merveilleux, du Fantastique et de la Fantasy, y succombant parfois, se reprenant après quelques pages, se comportant comme un funambule au bord de la chute. On peut s'exaspérer, faire comme des spectateurs de théâtre qui scanderaient « Commencez ! Commencez ! » à des acteurs n'en pouvant mais. On peut aussi ouvrir le volume, au hasard. Et se laisser emporter. parce que c'est, le plus souvent, tout à fait envoûtant. Tant pis ou tant mieux pour qui, sur la seule foi du titre, aura cru à de la Science-Fiction.