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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 44 Babaluma

Keep Watching the Skies! nº 44, août 2002

Roland C. Wagner : Babaluma

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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À l'âge doré de la S.-F. comme littérature populaire, quand vers 1930 elle se roulait dans le caniveau des pulps, il n'était pas rare, dit-on, qu'un récit fût commandé pour s'articuler autour de la scène-choc déjà peinte pour la couverture du numéro par un illustrateur en vogue. Avec sa quadrichromie, cette couverture, après tout, coûtait aussi cher à imprimer que le reste, quelques dizaines de pages de texte sur papier jaunissant et émietté.

Babaluma est un roman d'une certaine longueur, et n'a pas été prépublié dans un pulp — la race en est éteinte, et nous ne sommes pas aux U.S.A. Mais si, nous prenant à rêver, nous avions à fantasmer la couverture du numéro de mai 2002 d'Histoires épatantes de super-science qui publierait le troisième épisode (sur quatre) du dernier roman de Roland Wagner, il serait facile d'en deviner l'illustration de couverture : une statue géante du général De Gaulle, éventrant à grands coups de Croix de Lorraine de béton des bâtisses nnéo-xviiie versaillais (mal) construites au début du xxie, tandis que volette à l'arrière-plan la silhouette de Super-Communiste, cape rouge déployée, faucille et marteau brillant sur la poitrine, assistant assidûment le Grand Militaire. Dans un coin du cadre, quelques pitbulls géants, et leurs maîtres (?) en costard de petits-bourgeois flicophiles, fuient piteusement…

Un tel pulp eût-il existé, gageons que Wagner leur aurait vendu ses mots. Chez lui le pastiche de la littérature populaire n'est jamais loin de l'adhésion corps et âme à ce mode d'expression. Septième volume des Futurs mystères de Paris, Babaluma passe par les étapes obligées : re-présentation des personnages récurrents, plaisanteries bâties sur la familiarité — c'est le job de la littérature populaire que d'offrir au lecteur un monde où il se retrouvera, livre après livre —, mystère, poursuites, captures, et combats. Et résolution finale à peine retombée la poussière de la dernière castagne. Écriture facile et effets mélodramatiques garantis, même si l'auteur prend soin de nous faire sentir qu'il n'est pas dupe de ce qu'il produit. Faut-il cependant que cela lui serve d'excuse perpétuelle ?

Comme il se doit, donc, l'agence de l'Aube Radieuse reçoit une mission. Mais cette fois-ci, le client est un vieil ami de Tem, son directeur et unique investigateur : Destin-Sauvé Ramirez, fumeur de zamal impénitent. Qui veut retrouver son vrai père, car le beau-père qui l'a élevé, Étienne-Léon, n'a pas la carrure génétique pour le rôle. Tem — qui est coutumier du fait — se jette donc dans la gueule du loup, ou plutôt des molosses, en allant enquêter chez ce louche cadre de technotrans qu'est monsieur Étienne-Léon [1] Ramirez, établi au Plessis-Robinson. Ex-village, désormais banlieue située au Sud-Ouest de Paris, Le Plessis-Robinson est bâti sur un des points culminants de la région parisienne. À notre époque, ses résidents les plus connus sont un maire RPF particulièrement réac, du genre qui incite les sympathisants UDF à voter à gauche, Yves Duteil, Barbara (il fut un temps, me dit-on), et Roland C. Wagner (pour quelque temps encore).

Ce que Tem ne sait pas encore, mais que le lecteur va vite apprendre — et s'entendre dire et redire — est qu'une faille dimensionnelle entre psychosphère et réalité consensuelle fait du Plessis-Robinson un lieu très particulier, où se manifestent démons réactionnaires et archétypes incarnés. Sans compter les Molosses de la Nuit, qui répondent aux ordres d'un Maître Chien qui semble tout-à-fait humain, et bien adapté à une ville de riches, enfermés dans une paranoïa sécuritaire. Ce qui dénote de leur part une certaine ignorance du monde des années 2060, d'où la violence est en voie de disparition ; mais si ce monde se divise en Tribus — souvent définies par leur musique de prédilection — plutôt qu'en États-nations, la Tribu dominante du Plessis-Robinson (où « tout était vieux », p. 130) est celle des Balmusettes, qui sortent le samedi soir en costard pour écouter des javas et mettre la main aux fesses des femmes. Le Plessis-Robinson, pris dans une boucle de passé, se tient à l'écart du monde environnant.

Écrivain du terroir parisien, Roland Wagner l'a toujours été, et de façon avouée avec la présente série, relevant de tome en tome les petits bonheurs et les peurs noires dissimulés dans les replis de la mégapole — et surtout de sa couronne. C'est, je crois, dans un des romans de la série du Faisceau Chromatique qu'apparaissait déjà l'idée du recoin de banlieue comme un piège maléfique — et Cthulhu sait que dans notre réalité consensuelle, les zones pavillonnaires anonymes égarent désormais beaucoup plus d'infortunés voyageurs que les routes de campagne, ou les chemins de forêt à la Blair Witch project. Elle est ici reprise et magnifiée, incarnée dans ce territoire déjà adapté à l'exercice qu'est Le Plessis-Robinson. Ce concept de prison enchantée relève du Fantastique bien plus que de la S.-F., et il n'est pas indifférent que Wagner introduise deux nouveaux Archétypes Incarnés, la Science-Fiction… et le Fantastique — mais pas le Roman Policier, curieusement ; ferait-il double emploi avec Tem ?

Car les Archétypes débarquent par wagons dans Babaluma, au point qu'on pourrait reprocher à l'auteur de substituer l'introduction gratuite de personnages à une intrigue vraiment construite — il y a aussi surcharge de personnages humains, avec la présence de presque tous les vétérans de la série, et surcharge de narrateurs, avec au moins cinq voix différentes. Un peu comme Nintendo n'arrête pas de rajouter des Pokemons pour relancer l'intérêt du jeu… Résultat net : la longueur du livre, conséquente, ne se justifie pas par une intrigue finalement très linéaire — ce qu'on peut regretter de la part de Roland Wagner, et de la part d'un roman qui se veut policier.

En fin de compte, si Roland Wagner ne peut se passer des Archétypes Incarnés et de la Psychosphère, c'est parce qu'ils sont intimement liés avec son entreprise artistique ; la force de la littérature populaire réside dans le lien qu'elle sait créer avec l'inconscient collectif de ses lecteurs — voire dans l'influence qu'elle sait exercer sur celui-ci, dans le meilleur… ou le pire des cas ! Comme un auteur de littérature populaire tire sa force de ses chiffres de vente, les Archétypes Incarnés se nourrissent de la foi — ou de la terreur — qu'ils inspirent. Exactement comme les dieux créés par Jean Ray pour ce classique du Fantastique francophone qu'est Malpertuis. En y repensant, la brochette d'archétypes prisonniers d'un pavillon du Plessis-Robinson, terrorisés à la pensée de sortir, me fait beaucoup penser aux rescapés de l'Olympe décrits par Ray, terrés dans une demeure moisissante.

Ce qui donne à des Archétypes que nous avions déjà rencontrés à l'époque de la Grande Terreur — c'est-à-dire, de l'Histoire du Futur Proche par le même auteur — une dimension surprenante. La Dame Blanche en devient presque pitoyable. Un regret : que l'auteur, tout à ses constants changements de narrateur, ne passe pas plus de temps à définir et mettre en perspective ses Archétypes ; il objecterait sans doute — car il n'est jamais à court d'arguments — que le roman lui-même fournit une explication au manque de présence des Archétypes en question, mais il aurait été agréable de comprendre un peu mieux, d'une façon ou d'une autre, le sens du Petit Garçon Timide ou du Free Jazz — au-delà du fait que ce dernier est bien utile pour foutre le boxon au moment où l'action en a besoin. Il y a d'autres détails qui, à première lecture, demanderaient quelques mots d'explications de plus : le personnage d'Étienne-Léon Ramirez reste un peu caricatural, dans la mesure où on ne rentre jamais dans ses motivations, dans ses relations avec plus puissant que lui — car il y en a sans nul doute — ; les chats rouges dessinés au pochoir sur les murs du Plessis-Robinson, constamment évoqués, ne sont reliés à rien d'autre dans le livre.

Remontrances techniques que tout cela. Babaluma revendique sans doute moins la beauté de la construction que l'intensité de la passion, c'est un cri, Le Plessis-Robinson delendus est [2] , bien avant d'être un argument. En 2001, le chat de Roland Wagner a été tué par un pitbull au Plessis-Robinson. Babaluma revient sans cesse sur cette rupture fondatrice, par le biais de l'alter ego fictif de Wagner, Richard Montaigu, grand-père de Tem décédé peu avant l'action — au cours d'un des romans précédents. Mort sans doute, Montaigu est plus que jamais présent, par le biais de ses papiers personnels, qu'explore systématiquement Edgar Zyviec, adorateur obsessionnel de l'œuvre de l'écrivain. Sont ainsi distillés au cours du roman des écrits de toute nature de la plume de Montaigu (lettres, fragments de notes pour des romans, jusqu'à des listes d'achat de disques) qui finissent par ressembler à la fameuse Exégèse de Philip Dick. Bref, en filigrane du roman, Roland Wagner s'offre une catharsis sous forme d'autobiographie éclatée. La collision avec les formes de la littérature populaire est dangereuse ; elle peut faire des étincelles, mais le plus souvent, elle étouffe le feu. Et c'est ainsi que Roland Wagner est grand — ou nul, il faudra que vous en décidiez.

Notes

[1]  C'est curieux, j'ai failli écrire Ernest-Antoine…

[2]  p. 371, cité par l'auteur sous la forme “Delenda est Le Plessis-Robinson”. Quoique latiniste par raccroc, le critique ne peut manquer de faire part de sa surprise devant ce passage au féminin d'une bourgade que l'article défini rattache fermement au genre masculin…

En même temps qu'ils sortent leur premier roman de Wagner dans la série des Futurs mystères de Paris, l'Atalante a entrepris la réédition des premiers romans de la série. Les trois premiers sont sortis simultanément ce mois de mai, sous de superbes couvertures de Caza, et chacun assorti d'une nouvelle inédite : "S'il n'était vivant" pour la Balle du néant, "le Réveil du parasite" pour les Ravisseurs quantiques, "Recristallisation" pour l'Odyssée de l'espèce. De petits bonheurs !