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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 43 Dans le jardin d'Iden

Keep Watching the Skies! nº 43, juin 2002

Kage Baker : Dans le jardin d'Iden

(In the garden of Iden)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Éric Vial

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Il peut être tentant de camoufler un roman historique en Science-Fiction. Feu Jean-Pierre Chabrol l'avait fait autrefois, assez mollement il est vrai, dans le Bouc du désert, où une expérience “scientifique” consistant à mettre sous hypnose un volontaire ingurgitant tout ce que l'on savait d'un personnage, en l'occurrence Agrippa d'Aubigné, l'amenait à se prendre pour celui-ci et à en raconter la vie, de l'intérieur, y compris ce qui n'a laissé aucune trace. Prétexte mince, mais sans doute plus honnête que les biographies supposées plausibles d'un Max Gallo. On pourrait avoir quelque chose comme cela ici. Non la biographie d'un personnage illustre, malgré le portrait en couverture d'une Elizabeth Ire qui ne monte d'ailleurs sur le trône qu'après la fin de l'essentiel de l'intrigue. Mais une tranche d'Angleterre de la Renaissance, « pays froid, arriéré et dangereux » comme le précise le prière d'insérer, au moment de la réaction catholique, juste avant le triomphe de l'anglicanisme. Avec des indifférents, des hypocrites, des exaltés, et un retour de l'Inquisition dans des fourgons espagnols. Avec un jardin à visiter, dont le maître abusé a acquis une fausse licorne mais possède aussi sans trop le savoir quelques plantes rarissimes, promises à une rapide extinction. Avec une histoire d'amour hésitante puis torride entre une narratrice à forte tête et un intendant presque ouvertement encore attaché à la Réforme. Avec quelques festivités et beaucoup de vie quotidienne. Le tout raconté d'une façon résolument moderne.

Après tout, ce ne serait pas si mal, et ça justifierait une notule dans KWS. D'autant que ça paraît chez Rivage, et que même si, à bon droit, la mention Fantasy n'apparaît pas sur la couverture, les amateurs de la collection y trouveraient un roman historique dopé par l'imaginaire. Avec un humour assez distancié, lié aux réactions légitimement anachroniques de la narratrice, demoiselle de dix-neuf printemps pourtant strictement contemporaine de l'histoire. Avec un réel suspense quant à l'issue. Et avec assez de talent pour faire oublier quelques minuscules scories, comme ce “sycophante” dont le sens français a peut-être été cherché dans le Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert, parce que pour la maison Robert, ou Larousse, ou d'autres, il n'est pas tout à fait le même que celui de son paronyme anglosaxophone.

Mais il y a plus. C'est le point de départ d'une trilogie, au moins, fondée sur l'immortalité, ou sur le voyage dans le temps. Ce qui est la même chose. Si. Et sur l'héroïne narratrice plus haut citée. Et sur une idée peut-être un peu approximative dans le détail, mais qui passe remarquablement bien :

— Premier point, l'histoire est à peu près immuable, dans ses grandes lignes ; plus exactement, ce qui est écrit semble figé, ce qui est une vision sans doute un peu philosophiquement idéaliste (ou para-quantique ?), mais qui fournit une pseudo-explication plus rapide que toute théorie sur l'élasticité de la trame, ou sur la victoire finale des infrastructures sur les superstructures, du long terme sur le court terme, des nécessités historiques sur l'écume événementielle, ou tout autre chose oscillant entre Braudel et Marx, gens dont les Américains ont sans doute peu à foutre, pour ce qui est du premier, et que nombre d'entre eux, pour ce qui est du second, confondent peut-être avec Fidel Castro, ou avec un ancien employé de la CIA au foie fatigué et répondant au prénom d'Oussama. Bref, les grandes lignes ne changent pas, mais pour ce qui est de la vie quotidienne des anonymes ou quasiment tels, tout peut arriver — ce qui sous-estime d'ailleurs le nombre d'informations écrites que l'on peut trouver sur iceux anonymes dans des archives, ou réduit l'écrit aux manuels d'histoire des lycées, mais ceci est une autre histoire.

— Deuxième point, pour des raisons qu'on se gardera bien d'exposer, on ne peut voyager dans le temps qu'à sens unique, et vers le passé : rien ni personne ne descend le cours du temps en accéléré, sauf pour revenir à son point de départ. Pour les autres voyages dans l'avenir, pour n'importe qui ou pour n'importe quoi, c'est au pas, comme tout le monde, à la vitesse d'un an tous les ans. Par ailleurs, le voyage dans le temps a servi pour tester un traitement d'immortalité, puisque pour vérifier s'il marche et s'il n'y a pas trop d'effets secondaires indésirables, il faut du temps, plus qu'une vie humaine par définition. Donc on traite des êtres du passé, et on regarde si on les retrouve ensuite, et dans quel état. Comme au départ ce n'est pas très au point, et qu'il y a des déglingages psychiques, cela permet dès la fin de la première page de « comprendre enfin pourquoi tous ces Hollandais volaient et ces Juifs erraient ». Par la suite, ce n'est toujours pas très au point, sauf en traitant des enfants fort jeunes. Et ayant une forme de crâne particulière — remugle désagréable qui eut pu être épargné au lecteur, soit dit en passant, car il n'apporte pas grand-chose au récit, même s'il y est rappelé plusieurs fois. En en faisant des cyborgs. Ce qui « ne marche pas sur les milliardaires d'âge mûr, ce qui est vraiment dommage, puisqu'ils sont les seuls consommateurs susceptibles de s'offrir ce processus », abominablement coûteux.

— Troisième point, et conséquence directe de ce qui précède, comme tout cela a été lancé dans une optique de logique économique à en faire pâlir la neige de Davos, il faut bien trouver des bénéfices. Vite trouvés. L'information, et accessoirement des voyageurs temporels, pouvant circuler vers le passé, on forme des immortels, enfants qu'on arrache à un sort funeste — la plupart des périodes historiques ne sont pas précisément des endroits où on aimerait passer ses vacances —, et qu'on cyborguise. À charge pour eux de faire le bonheur de l'humanité, non pas celle qu'ils côtoient, et dont l'histoire est écrite dans ses grandes lignes, mais celle qui les a formés, du côté de l'an 2335. Le bonheur des commanditaires d'abord, par des achats immobiliers ou des placements d'autant plus judicieux que l'évolution future est connue. De tous aussi, au nom de l'écologiquement correct, l'idée étant en particulier qu'on analyse, qu'on scanne, qu'on clone des plantes et des animaux disparus — que leur disparition soit avérée aujourd'hui ou dans le laps de temps qui nous sépare de 2335 —, qui seront par extraordinaire retrouvés, à quelques exemplaires, dans quelque trou perdu, à un moment donné. Pas forcément en 2335 d'ailleurs : demandez-vous d'où nous vient le cœlacanthe. D'autant qu'ils peuvent contenir quelques principes actifs utiles en pharmacologie, fournissant donc de précieux remèdes, et de substantiels bénéfices. Rien ne se perd.

Voilà donc le point de départ. Pas parfaitement convainquant, puisqu'un mauvais esprit peut se demander pourquoi diantre les excursions vers le passé semblent cesser au-delà du “présent” mythique représenté par le moment de la mise au point du voyage temporel, c'est-à-dire pourquoi il n'y a pas concurrence entre les émissaires du futur — et surtout leurs agents locaux devenus immortels, puisque ce sont eux que l'on voit — et ceux de futurs encore plus lointains. Sauf évidemment à dire que les seconds traitent les premiers comme ceux-ci traitent l'immense majorité des autochtones mortels, en les laissant dans l'ignorance la plus totale de leurs agissements, mais cela n'a pas grand sens une fois connu le principe régissant le voyage temporel. Pas parfaitement convainquant, mais très acceptable. D'autant que l'on est au début d'un cycle et qu'on peut toujours espérer que l'auteure y aura pensé et qu'elle se servira plus tard de cette apparente contradiction. Pas parfaitement convainquant, et aussi un peu déséquilibré, dans la mesure où, roman historique oblige, après la présentation assez succincte — à peine moins que ci-dessus — des règles du jeu et, en quelques lignes, de la sinistre petite enfance de l'héroïne, puis de son éducation dans une école spéciale pour futurs immortels, dans un coin du monde attendant d'être exploré, on a le long épisode historique déjà évoqué. Et un glissement final en position d'attente, préparant une autre histoire, et encore plus succinct que la mise en place. Mais là encore, ce n'est pas gênant à la lecture, et cela se justifie par le statut de premier volume d'une série, où la méta-histoire se dévoile par pans dans les marges d'épisodes circonscrits.

Qu'ajouter ? Que les religions et la culture religieuse sont aussi présentes qu'elles peuvent l'être dans une culture anglo-saxonne. Mais qu'elles en prennent pour leur grade. Il est en effet beaucoup question de foi dans les discussions entre la narratrice et l'intendant. Et pour des raisons sans doute de pudeur, leurs débats sont nettement plus détaillés que leurs ébats, même si ceux-ci sont expressément mentionnés et parfois fort explicites. Cela dit, des immortels peuvent difficilement être pieux, d'une part, et, d'autre part, le regard sur l'histoire des hommes est assez désabusé pour que le rôle des religions n'y soit pas vraiment positif. D'autant que si l'héroïne en est à ses débuts, elle a des compagnons nés depuis quelques siècles, ce que suggèrent des prénoms romain ou égyptien, voire des arcades sourcilières un peu proéminentes, et l'un d'eux précise qu'il a déjà dû assister à sept cent neuf bûchers, sans plaisir aucun. De fait, l'être humain s'y entend assez bien pour se massacrer au nom de l'amour universel, et pour considérer son presque semblable comme un combustible potentiel. Ou pour prêcher la croisade. Ce qui fait ajouter que le regard des immortels sur les mortels est fréquemment évoqué, entre mépris collectif pour des singes capables d'accès de folie meurtrière et amours individuelles. Et avec l'idée que la même race humaine produit aussi bien Caligula et Hitler que Shakespeare et Léonard de Vinci. Même si la psychologie du surhomme n'est pas traitée à fond, elle est peu monolithique, ce qui contribue et au réalisme, et à la possibilité qu'a le lecteur de se projeter sur divers personnages. Dernière chose ou presque, il y a sans doute quelques contradictions en sus de celle portant directement sur le voyage dans le temps, signalée antérieurement, même si avec une bonne dose d'optimisme on peut imaginer qu'elles sont volontaires, et qu'elles fourniront des rebondissements. Ainsi, il semble difficile d'expliquer qu'une immortelle abreuvée de films venus de notre présent ou de notre futur puisse, même si c'est une à peine post-adolescente, autant se focaliser sans recul ni grano salis sur la dernière mode d'une année quelconque du XVIe siècle. Et, outre l'histoire de la forme des crânes, qui peut titiller désagréablement, on peut s'inquiéter d'une histoire de meurtre rituel devant être commis par d'éventuels juifs, et pas vraiment évacuée au rayon des conneries, sauf si j'ai vraiment mal lu. Tant pis pour un accès de nausée, et baste.

On l'aura compris, malgré les reproches possibles, c'est tout à fait intéressant. À conseiller. En particulier aux amateurs de S.-F. intéressés par l'histoire et les voyages dans le temps, qui auraient pu ne pas avoir le sain réflexe de regarder la quatrième de couverture, ou qui n'auraient pas vu qu'il ne s'agissait pas vraiment, ou vraiment pas, de Fantasy. Et aux amateurs de Fantasy, malgré ce qui vient d'être dit. Ceci même si en l'état actuel, et avant lecture des volumes suivants, ce n'est pas le chef-d'œuvre du siècle, mais un excellent épisode de série télé de luxe, avec effets spéciaux et reconstitution historique, comme si on avait profité des décors d'un film à grand spectacle en cours de tournage. D'où l'importance de l'histoire ponctuelle aux dépens de la méta-histoire, d'où à son tour le déséquilibre entre la mise en place générale et l'intrigue proprement dite. Mais ce déséquilibre, après tout, est tout aussi défendable que l'exigence d'homogénéité vaguement dicére par les canons de la culture “légitime” et d'une littérature blanche jamais tout à fait remise de la règle des trois unités. Mieux vaut ne pas bouder son plaisir, et lire. Ou dévorer.