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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 20 Lunatics

Keep Watching the Skies! nº 20, juillet 1996

Bradley Denton : Lunatics

roman fantastique inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Y a-t-il chose plus importante que le sexe dans la vie ? « Certainement ! Si tu me laisses une demi-heure, je suis certain que j'arriverai à trouver quelque chose d'autre », aimait à plaisanter un de mes amis. Nous le savons, la science fiction s'est bâtie en pratiquant un refus plus ou moins conscient du sexe, et plus généralement de l'écheveau de pulsions et de sentiments que nous classons (faute de mieux) dans la catégorie "amour". Que quelques pionniers (Farmer, Delany, Sturgeon, Le Guin) aient porté des coups de canif plus ou moins profonds dans l'œillère, qu'une nouvelle génération ait intégré tous les aspects de la vie dans ses fictions, ne change rien au fait que la sexualité, trop individuelle, trop irrationnelle, ne saurait constituer le propos principal d'une œuvre de SF. Le Rocky horror picture show le démontre a contrario : référence explicite et moteur de l'action, le sexe contribue au ton radicalement parodique de ce film-culte. À quelques exceptions près, le sexe est pareillement discret, ou radicalement sublimé, en Fantasy épique [1].

Le fantastique enfin, le plus proche dans le spectre des littératures de l'imaginaire des préoccupations quotidiennes de notre vie, admet souvent une vision peu ou pas sublimée du sexe — que l'on pense au thème du vampire. Avec Lunatics, Denton nous offre un livre qui louvoie en lisière du fantastique (auquel l'ouvrage se rattache formellement, adoptant l'étiquette ambiguë de romantic fantasy) et de la littérature de mœurs, avec sa brochette de personnages préoccupés avant tout de leurs relationships, mariages, romances, liaisons ou aventures.

Jake, détonateur de l'intrigue et lunatique en chef, n'entretient aucun doute sur l'importance de l'amour dans sa vie : « If it's love », déclare-t-il dès la deuxième page du texte, « you'll crawl naked across a Wal-Mart parking lot covered with broken Coke bottles ! » Et Jake ne s'arrête pas là, profitant de la verve que lui prête Denton. Mais Jake est amoureux, comme on peut être amoureux d'une déesse venue de la Lune. Et chaque nuit de pleine lune, il attend sa Lilith dans le plus simple appareil — et elle vient à lui, attachée par un lien réciproque tout aussi puissant.

Jake vit à Austin, Texas, où la nudité publique n'est pas bien considérée par les forces de l'ordre, et ses habitudes vont lui valoir des arrestations. Heureusement, il a des amis, que nous découvrons assez vite : trois femmes — trois anciennes maîtresses — et leurs compagnons du moment, permanents ou occasionnels. Chacun a son caractère, et le groupe est équilibré sans souffrir du sentiment d'artificiel qu'aurait pu engendrer une excessive symétrie.

Et je n'ai pu me détacher du roman dès que je l'ai entamé. Il y a là autant d'auto-révélation des personnages que dans un film d'Eric Rohmer, mais avec des répliques aussi concises et incisives que dans un film de Woody Allen. Révélatrice, cette référence au cinéma (d'auteur) et non à la littérature ? Peut-être révélatrice surtout de mes habitudes culturelles : le propos de Rohmer, ou d'Allen, m'est supportable filmé, et ne m'attire pas par écrit.

Sauf à tomber par coup de chance sur un livre aussi réussi que celui de Denton, écrit avec autant d'humour que de sentiment. Alors, un roman parfait dans son genre, ou son mélange de genre ? Pas totalement : j'ai regretté la relative maigreur des retours sur le passé commun des amis de Jake, qui étaient tous étudiants en génie chimique à la même époque, quinze ans auparavant. Remarquez au passage que le fait que la plupart de ces ex-futurs ingénieurs soient des femmes ne change rien à l'affaire ; Denton, qui a aussi un personnage d'homme beau et bête, un “charmant idiot” en quelque sorte, se joue discrètement mais avec une redoutable efficacité des clichés concernant les rôles sexuels. Mais un tel retour sur le passé était peut-être interdit par la structure choisie pour le livre, composé de brefs chapitres représentant le point de vue de l'un des six personnages principaux.

On pourra regretter aussi que la morale du livre (pour autant qu'on puisse se permettre de le simplifier ainsi) soit celle d'un effacement du fantastique, d'un divin qui s'effiloche au contact du monde réel (à la façon de ce qui se passe dans Malpertuis, de Jean Ray). C'est bien dans la lignée d'un livre dont le propos réside dans les relations bien ordinaires entre ses personnages. Tout au plus suggère-t-il la nécessité de quelque chose en plus, de quelque chose de transcendant qu'on pourrait appeler l'amour.

Foin des analyses et des opinions. C'est quand même un petit chef-d'œuvre. Denton manie le verbe (et le sentiment) avec une telle maestria que si vous appréciez un tant soit peu la comédie de mœurs, et si vous savez lire l'anglais, vous ne pourrez manquer de prendre votre pied en le lisant.

Notes

[1] Gor, bien entendu, figure parmi les exceptions. Il fallait bien qu'il y eût des porcs épiques.