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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 13-14 Lame

Keep Watching the Skies! nº 13-14, juillet-août 1995

Esther Rochon : Lame

roman fantastique et de Science-Fiction ~ chroniqué par Jean-Louis Trudel

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Elle a été condamnée aux enfers mous parce que sa vie a été vide et dépourvue de sens. Elle n'a plus de nom. Elle tient les registres à l'entrée des enfers. Pendant des années, elle trouve la force de résister à l'attrait du laisser-aller, à ses appétits sexuels décuplés par son environnement, mais dont la satisfaction entraînerait la dissolution à plus ou moins long terme de sa personnalité, une mort finale et sans appel.

Et puis un jour un homme arrive de l'extérieur. Il a été engagé comme maître d'armes par le roi de l'enfer pour son fils, le prince Rel. Il a oublié son propre nom, mais il la remarque. Il lui demande de le nommer.

Il sera Vaste, décide-t-elle, et elle prend le nom de Lame, car elle sera “l'âme” emblématique dont les lecteurs suivront la remontée des enfers — et non la descente aux enfers…

Ainsi commence le nouveau roman d'Esther Rochon, une écrivaine de Montréal dont les ouvrages sont le plus souvent à mi-chemin entre la science-fiction et le fantastique. Diplômée en mathématiques, elle a publié son premier ouvrage en 1974, En hommage aux araignées, et ses romans ont été honorés par de multiples prix, dont le très convoité Grand Prix de la Science-Fiction et du Fantastique québécois. Son roman Coquillage a été traduit en anglais. (D'ailleurs, une bibliographie très complète est fournie au début de ce livre.)

Le sujet de ce roman est d'une certaine facon plus classique que celui des œuvres antérieures d'Esther Rochon, car nous croyons tous connaître l'enfer de la religion catholique ou ses variantes à peu près identiques des autres fois chrétiennes. Cependant, les enfers d'Esther Rochon sont très particuliers, et les lecteurs se rendront compte qu'ils ne sont aucunement métaphysiques. Ce sont des lieux physiques, dans un monde à la lisière du fantastique et de la science-fiction. Les quatre enfers — mous, durs, froids et chauds — accueillent les damnés de plusieurs mondes extérieurs, leur infligeant les peines décrétées par les mystérieux juges du crépuscule. La description des enfers mous est quasi-brussolienne, mais nous ne sommes certainement pas dans un roman de Serge Brussolo.

Une fois que Lame échappera aux enfers mous, elle entamera une longue recherche de sa destinée sans saisir tout de suite la portée de sa quête, car des incidents de parcours absorbent son attention.

Lame sera d'abord l'amante de Vaste, mais elle s'en éloignera, puis s'en rapprochera quand il aura été condamné aux enfers durs où les victimes métamorphosées rissolent comme des saucisses dans l'huile bouillante. Lame aura alors rencontré une bonne âme, Roxanne, venue de notre Montréal (enfin, c'est presque certainement notre Montréal, quoique la date pour la mort de Kennedy pourrait être plus tardive que 1963, ce qui incline à croire à une uchronie). La soif de justice de Lame trouvera à s'exprimer aux côtés de Roxanne, qui lui raconte une partie de sa vie.

Dans un même mouvement, Lame s'est rapprochée du prince Rel, puis s'en est éloignée quand il est monté à la capitale.

Mais plus tard, après de nombreux retournements, Lame participera à la réforme des enfers aux côtés du prince Rel. Les damnés sont rendus à certains de leurs mondes d'origine, et c'est le commencement très discret d'une nouvelle époque, d'une nouvelle gestion des enfers…

Ce voyage littéralement infernal aurait pu être traité de plusieurs façons. Dans le temps, Larry Niven et Jerry Pournelle avaient écrit Inferno, châtiant en détail et en gros les coupables de la société qu'ils connaissaient. Dans leur version de l'Enfer, l'hypocrisie était un des péchés les plus graves, à la racine des crimes les plus odieux. Ce n'était d'ailleurs pas si loin du poème original de Dante Alighieri.

Les enfers d'Esther Rochon ne sont pas si différents tout en se démarquant nettement de la vision judéo-chrétienne. Le châtiment attend à la fois ceux qui ont péché par action et ceux qui ont péché par omission. Ce qui distingue l'écriture d'Esther Rochon, ce n'est pas tant le style que la lucidité et la franchise. Les motifs des personnages sont fouillés sans pitié, et l'auteure parle avec une franchise égale des passions les plus et les moins avouées. Les occasions manquées de faire du bien, les petites lâchetés, les peurs dérisoires qui nous paralysent ne sont pas tolérées.

C'est cette analyse intrépide qui fascine. Curieusement, par contre, dans une histoire où il est beaucoup question de passion, ce n'est pas le mode dominant de la narration. Cependant, on se rend compte qu'il y a peut-être maldonne. La passion est associée en littérature aux Romantiques qui se répandaient en gestes et en paroles pour l'exprimer. Or, le style de Rochon est très maîtrisé, à la limite parfois du banal. Par contre, la passion a d'autres sens, dont celui de la transcendance associée à certains saints et saintes, et la passion chez Esther Rochon semble aussi vouloir traduire l'intensité d'une conviction intérieure.

En tournant le regard vers l'intérieur, mais en décrivant aussi les transformations d'un état en prise sur nos mondes réels, l'auteure donne à son livre un intérêt soutenu. La traversée des enfers de Lame a une humanité indéniable, même si le personnage lui-même manque parfois de cohérence. D'ailleurs, sans vouloir relancer le débat sur la direction littéraire chez Québec/Amérique, je note que le style d'Esther Rochon dans un court chapitre reproduisant une nouvelle publiée antérieurement dans la revue Stop (nº 131, 1993) est nettement plus léché que son style dans le reste du livre. A la limite, il aurait mieux valu éliminer la reprise de cette nouvelle, qui ne sert à rien dans le livre, et qui fait ressortir la rapidité avec laquelle le reste du texte semble avoir été écrit.

En fin de compte, l'aventure de Lame s'inscrit dans la mémoire, par la poésie du paysage et par la franchise de l'auteure. Ce n'est peut-être pas le meilleur roman d'Esther Rochon, mais l'exploration de ses profondeurs est tout à fait satisfaisante.

Notes

››› Voir la chronique d'Aboli, qui fait suite au présent texte.