Keep Watching the Skies! nº 12, mai 1995
Rebecca Ore : Slow funeral
roman fantastique inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Les meilleurs livres de Rebecca Ore, ceux de sa trilogie démarrée avec Becoming alien, jouent systématiquement sur le choc entre des niveaux de civilisation qui se réduisent, bien étymologiquement, à des niveaux d'urbanité : les Terriens sont les bouseux de la galaxie, mais celui qui les représente, et que nous suivons au cours des romans, est lui-même originaire d'une région rurale et plutôt reculée des Appalaches (la Virginie Occidentale est ce qui se rapproche le plus aux États-Unis d'un pays ancestral, à la mode du Rouergue de chez nous…) Et le contact avec la ville — ou la fédération galactique — est aussi contact avec la culture, puisque l'entrée en ville se fait à l'occasion de l'entrée à l'université.
Ces ingrédients sont ramenés à la surface dans le dernier roman d'Ore, qui prend sa place dans une petite tradition de ce qu'on pourrait appeler “SF hillbilly”, en y rattachant les œuvres de Judith Moffett, Terry Bisson et Suzette Haden Elgin. Parler de SF est d'ailleurs abusif : il s'agit plus proprement de fantastique, et comment s'en étonner quand l'objectif est pointé sur des régions qui privilégient la tradition sur une technologie qu'elles n'ont pas correctement absorbée ? Ore pousse les choses un peu plus loin en faisant de son territoire péquenot, Bracken County, un foyer de magie, séparé du monde ordinaire par la géologie elle-même — ce petit coin de collines est porté par sa propre plaque de la croûte terrestre. A Bracken County, la magie fonctionne, quand elle n'est pas perturbée par les irruptions de la technologie comme ces survols d'hélicoptères de la police à la recherche de lopins délinquants de cannabis : “(…) almost as though the helicopter was larger than the town. The magic whipped away, leaving a hundred scuffling merchants with mortgages. (…) The witch women's beauty faded. The witch men's faces became vapid or looked cruel. (…)” (p. 76). Étonnant. La magie devient palpable, comme une sorte de chantilly creusée en guise de batteur électrique par les pales de l'hélico.
Mais si la chantilly est appétissante, la magie de Bracken County dévoile vite sa face répugnante : la magie ne sert qu'à maintenir dans sa misère toute une classe de sans-grade, Noirs ou petits Blancs, destinés à être au service de leurs suzerains sorciers. Maude, l'héroïne du livre, le sait bien. Après avoir vu ses parents — qui étaient réfractaires à la magie, malgré les pouvoirs de ses grands-parents maternels — disparaître dans un accident suspect de la circulation, elle a décidé de s'exiler à Berkeley pour mettre autant de distance que possible entre elle et la sorcellerie (une ville universitaire, une fois encore !). On peut vivre à Berkeley en oubliant ses responsabilités, ses origines — Maude joue les aliénées pour toucher l'aide sociale, et partage une maison avec des jeunes femmes qui s'imaginent être des sorcières, parce que ce sont les gens plus éloignés de la magie réelle. Elle couche même avec un ingénieur en informatique, Doug, qui semble la parfaite antidote à la magie.
Mais la grand-mère de Maude, Partridge, est mourante, et rappelle sa petite fille par télépathie. Celle-ci voudrait bien n'avoir qu'à s'occuper de la vieille dame — mais elle est entraînée dans un combat de sorcières entre Partridge et sa cousine Betty. Pire : Doug ne tarde pas à la rejoindre en Virginie Occidentale, prêt sans s'en rendre compte à devenir une victime sacrificielle pour les rituels magiques.
Doug ne se rend pas compte de ce qu'est la magie. Habitué aux machines, à la technologie, il ne voit pas le potentiel de beauté et de sécurité qu'elles peuvent représenter pour les ensorcelés. “You think a man could be happier restoring combines [1] than he'd be working with his body in unpolluted countryside ?” lance-t-il avec incrédulité à Maude (p. 123). Il commet la même erreur qu'Arthur C. Clarke, quand ce dernier lançait sa célèbre remarque sur le fait que toute technologie suffisamment avancée ressemblerait à de la magie : Doug ne se rend pas compte que la technologie, ce sont des recettes qui “marchent pareil pour tout le monde”, comme il est répété dans le livre, alors que la magie implique un prix à payer par l'utilisateur, un engagement personnel, et ne se prête pas à tous les utilisateurs. La magie, comme la société féodale dans laquelle aime à se mettre en scène la "fantasy", est inégalitaire.
Doug peut se comparer à ces ouvrages de SF qui utilisent les images de la technologie pour propager des visions technophobes du monde : trop plongé dans la civilisation technique, on finit par ne plus en percevoir que les inconvénients. Rebecca Ore nous donne, peut-être pour la première fois, un livre dont la nécessité pouvait se déduire logiquement : un ouvrage de "fantasy" magie-phobe. La magie est liée ici aux aspects les plus repoussants du passé, esclavagisme, domination impitoyable des forts sur les faibles qui paient de leur intégrité physique, voire de leur vie, leur incapacité à s'opposer à leurs maîtres envoûteurs. Les objets technologiques, eux, prennent valeur de talisman.
On sent que Ore connaît son milieu quand elle décrit Betty, maîtresse-sorcière, sa voiture, son maquillage, et ses bonnes manières à l'ancienne, mais surtout Terry et John, ses neveux préférés, jeunes et modernes à leur manière (ils cuisinent du cassoulet et du canard à la pékinoise, au lieu des poncifs de la cuisine sudiste), qui s'entichent d'armes à feu et manifestent un mépris total de la vie des animaux… ou de leurs voisins noirs.
En dépit d'une écriture d'une sécheresse extrême — ou peut-être à cause d'elle, tant elle force le lecteur à repenser chaque mot — Rebecca Ore transmet son message avec une force étonnante. Le sort de Partridge, vielle femme clouée au lit par la maladie et traitée de façon indigne par son aide à domicile, Lula, nous inspire d'autant plus de pitié que nous savons qu'il n'est pas rare dans notre monde réel. Pourtant nous découvrons peu à peu que la tortionnaire n'est pas qui nous croyons. De la même façon, Ore mêle le surprenant à plus d'une facette de notre quotidien — la religion naïve des communautés rurales, la ségrégation raciale, jusqu'aux problèmes mécaniques des automobiles… Et ne parlons pas de la conclusion, pirouette éblouissante qui montre bien que le fantastique n'est pas ici prétexte à relever un peu un récit réaliste de la vie rurale. Ce livre est un excellent exemple de fantasy, mais devrait aussi faire plaisir à ceux qui détestent la fantasy.
Notes
[1] Dans ce contexte, signifie “moissonneuses-batteuses”.