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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 9 the Hacker and the ants

Keep Watching the Skies! nº 9, octobre 1994

Rudy Rucker : the Hacker and the ants

roman de Science-Fiction inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Bref rappel biographique : au début des années 80, Rucker était un mathématicien fauché qui faisait de la recherche dans un domaine abstrus (la théorie des ensembles), enseignait dans une série de petites universités de la Côte Est des États Unis et écrivait des romans et des nouvelles défoncés (White light, Software, le recueil the 57th Franz Kafka) qui mettaient en scène des merveilles du monde mathématique. On lui doit aussi des livres de vulgarisation, dont un au moins : Infinity and the mind, est excellent.

Depuis Rucker s'est installé en Californie et a changé de domaine pour devenir professeur d'informatique dans une université de San José, en bordure de la Silicon Valley. Et toutes ces informations personnelles sont pertinentes pour le livre en question, car, après un roman dont le héros était Edgar Allan Poe, Rucker a repris son habitude d'un héros croqué sur le vif d'après lui-même ; baptisé cette fois-ci du nom transparent de Jerzy Rugby.

La Californie du futur proche dans laquelle vit Jerzy Rugby est elle aussi visiblement peinte d'après nature, pleine qu'elle est de voitures japonaises, d'immigrés vietnamiens, de sociétés d'informatique à la croissance foudroyante, de vieux hippies toujours à la tête d'un impressionnant stock d'herbe, et d'agents immobiliers rapaces — à qui il est réservé, comme il se doit, le plus mauvais rôle du livre.

Jerzy n'est pas un universitaire mais un des programmeurs vedettes de GoMotion, compagnie californienne de logiciels et de robotique — afin d'éviter des poursuites judiciaires, ils ne vendent pas les machines elles-mêmes, simplement des instructions qui permettent de les assembler et des programmes pour les faire fonctionner ! Les nuages s'accumulent sur une vie sans problème : sa femme vient de le quitter après de longues années de mariage, des fourmis programmées pour une existence indépendante se mettent à envahir la réalité virtuelle (l'espace dans le réseau où se déroulent les contacts entre utilisateurs de l'informatique), son employeur, GoMotion, le met à la porte, et finalement le prototype de robot domestique qu'il conservait chez lui pour le tester s'emballe et tue un chien !

Pourtant Jerzy, ballotté par les événements, sans grande initiative personnelle, ne se laisse pas démonter et conquiert de nouveaux cœurs, trouve un autre employeur et parcourt le réseau à la recherche de la solution du mystère des fourmis…

Lorsque “cyberpunk” est soudainement devenu un mot à la mode vers 1984, Rucker n'a pas perdu de temps pour déclarer son allégeance au nouveau mouvement — c'était rigolo, ça pouvait rapporter, alors, pourquoi pas ? Ses œuvres inclassables ne le rapprochaient pourtant pas d'un Bruce Sterling ou d'un William Gibson. The Hacker and the ants est, dix ans plus tard, peut-être le plus “cyberpunk” des livres qu'il ait donnés — pour autant que le terme ait conservé une ombre de sens — : les réseaux informatiques sont le cadre naturel de l'action. Pourtant, Rucker se distingue toujours de ses camarades, car il possède, lui, une solide compétence informatique et peut expliquer ce que signifie vraiment programmer [1], plutôt que de jouer avec une console Atari.

Et Rucker ne se prive point de donner des explications. Au point que les premiers chapitres du roman se transforment en catalogue publicitaire pour la réalité virtuelle : bureau virtuel, lieu de travail virtuel, grand magasin virtuel, tout y passe et avec précision. Rucker donne aussi une idée des difficultés qui se posent en robotique dans le monde réel, comme la réalisation de tâches aussi simples — pour un humain — que de trouver un objet parmi d'autres ou descendre un escalier. Rucker n'a jamais craint les longs passages d'explications techniques — c'est même ce qui faisait le sel de ses premiers romans et qui manquait un peu dans son conte de fées quantique paru chez Denoël — et ici, dans ses meilleurs moments, il expose des idées excitantes sur l'utilisation en programmation de la vie artificielle ou des fractals. Si je suis convaincu par le premier concept (la façon d'introduire l'aléatoire dans la programmation, et donc d'imiter la sélection naturelle), je reste plus réservé vis-à-vis du deuxième : les fractals produisent des images magnifiques qui leur ont valu une mode étonnante et leurs propriétés de récursivité (la manière qu'ils ont de se reproduire à l'intérieur de leur propre structure, et le fait qu'ils soient produits par des itérations) les rapprochent de la vie elle-même ; Je doute toutefois que la notion soit aisément utilisable en tant que telle et Rucker reste beaucoup plus vague sur ce point…

Les fractals, comme les objets impossibles à la Escher ou les structures géométriques à quatre dimensions, ont toujours séduit Rucker. Autrefois, ils s'introduisaient dans la trame dramatique par des intermédiaires transcendants (extraterrestres, pure magie mathématique…) qui permettaient la réalisation de tout ce qui peut se concevoir. Mais ce nouveau monde de l'esprit semble avoir perdu beaucoup de la séduction qu'il exerçait dans les œuvres de jeunesse de Rucker où il s'apparentait à une féérie hallucinatoire, voire un substitut de paradis (White light). La multiplication incontrôlable, inquiétante des fourmis lui fait au contraire prendre les dimensions d'un mauvais trip — je ne peux m'empêcher de penser aux hallucinations frappantes au début d'un autre roman très californien, Substance mort de Philip K. Dick, où une victime du LSD se voit couverte d'insectes imaginaires. La conclusion du livre trahit un certain retrait vis-à-vis de l'univers informatique et un retour — mitigé : le héros ruckérien garde sa saine paillardise — à la vie de famille.

Alors Rucker se serait-il converti en yuppie sous les cieux azuréens de la Californie ? Aurions-nous perdu le rebelle rigolard et amoureux de sexe, de drogue et de rock'n'roll ? Ne vous inquiétez pas, Rucker conserve son humour et son hostilité pour le système. Ainsi sa haine pour la télévision, surtout la nouvelle télévision numérique, normalisée, aseptisée et distribuée aux masses, se manifeste dans les rebondissements du livre. Et son humour féroce, s'il s'exerce en partie aux dépens de ses collègues polarisés sur l'informatique, les autres hackers, prend toutes ses dimensions quand il décrit le modèle virtuel de la famille américaine programmée par GoMotion, Our American Home. Notre Maison Américaine sert à tester les situations dans lesquelles pourrait se retrouver un malheureux robot domestique au milieu d'une famille qui se compose d'un couple marié et de ses deux enfants : un adolescent et un bambin. Mais le mari est alcoolique, l'adolescent passe son temps à essayer de détraquer le robot, l'épouse est une catastrophe dans la cuisine, le bébé se met tout le temps dans son chemin. Pour exposer la machine aux conditions limites d'emploi ? Nous ne sommes pas dupes, Rucker a conservé son humour dévastateur et sait poser sur tous les éléments de son monde un regard à la fois informé et ironique. Et pour cela, je ne me lasse jamais de ses livres, surtout quand, comme ici, il nous offre un retour en grande forme.

Notes

[1] Nouvel élément à verser au dossier des relations paradoxales entre cyberpunks et informatique. Vernor Vinge, lui aussi spécialiste d'informatique, s'était distingué comme précurseur du mouvement avec son court roman True names dans lequel, au contraire, il avait montré le chemin d'une libération totale des contraintes techniques liées à la programmation et leur remplacement apparent par un univers de jeu de rôle.