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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 9 les Guerriers du silence

Keep Watching the Skies! nº 9, octobre 1994

Pierre Bordage : les Guerriers du silence (les Guerriers du silence – 1)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Une fois qu'une expression, qu'une phrase, qu'une idée s'est hissée au rang de cliché — de l'expression ou de la pensée — s'en servir, ce n'est plus dire, c'est redire : sa simple citation remettra à l'esprit du lecteur tout un arrière-plan, dans une ambiance inconsciente de familiarité et de confort intellectuel. Il est un public qui ne supporte l'expression qu'à coups de clichés, d'expressions pléonastifiées, déjà munies du code-barre qui les rendra faciles à distribuer en hypermarchés.

Bordage se montre dans ce roman (premier fragment d'une ample série dont le deuxième volet vient de sortir) un maître du cliché et du pléonasme. Mon exemple préféré est celui de cet appareil utilisé pour monter les passagers sur les quais des stations d'ovalibus (transport en commun de Duptinat, capitale de la planète de Marquinat), le “monte-personne ascensionnel” !

Pour le plaisir de l'expression, bien d'autres passages seraient à citer, mais je ne pense pas que la rédaction de KWS envisage dans un futur proche la publication d'un numéro de trois cents pages. Bornons-nous à signaler que pour Bordage, quand il entame une de ses nombreuses descriptions, les adjectifs vont mieux par grappes de deux ou trois et qu'il n'est guère de substantifs qui puissent s'en passer, ni de verbes que n'orne aucun adverbe. Ainsi, les — très vilains — cardinaux de l'Église du Kreuz ne possèdent-ils pas des yeux, mais de “petits yeux chafouins”, les divagations sont fumeuses, le magnétisme puissant, la crypte secrète, etc., etc.

Un des morceaux de bravoure du livre est le marché aux esclaves (la marchandhomme) de la planète Point-Rouge [1], au cours duquel l'héroïne, Aphykit (jeune, admirablement belle, experte en science mentale, il s'entend bien), est offerte à la vente dans une cage transparente, après qu'on lui a injecté un virus, le renddoux, qui lui inculque une étonnante docilité, mais qui entraîne la mort à brève échéance, en dépit des injections du sérum antidote qui permet de prolonger la vie des serfs inoculés. On peut d'ailleurs se poser la question de la logique d'un tel système, dans lequel des acheteurs riches et bien informés dépensent des sommes ahurissantes pour des marchandises systématiquement avariées…

Notre brave et innocent héros, Tixu Oty, ronge son frein dans le public en attendant une occasion de libérer la belle pour laquelle il se pâme d'un sentiment mal payé de retour : « Il la préférait ainsi, vulnérable, meurtrie, bafouée dans son orgueil, humaine. Ce sentiment parfaitement médiocre, terriblement égoïste… » (p. 258). « Il lui fut intolérable de savoir que, sous la peau limpide, lumineuse, de cette fille exposée comme une marchandise de luxe, la chair et le sang étaient contaminés, infectés, livrés à l'action invisible d'un virus. ».

La même scène du marché aux esclaves est riche en tics révélateurs de la méthode de Bordage qui, tout à la recherche de l'effet émotionnel, ne s'embarrasse trop de logique. Ainsi Glatkus le — décidément très très vilain — négociant en marchandhomme, a pu acquérir Aphykit « sans qu'il ait eu à débourser un kelikeli, menue monnaie prouge ». Le moins qu'on serait en droit de demander à un auteur qui nous inflige des équivalents des expressions populaires françaises serait d'introduire les données accessoires de ses planètes étrangères dans le texte, plutôt que de balancer cet hapax [2] du kelikeli, unité monétaire vite oubliée… Si d'ailleurs Glatkus a pu ainsi acquérir sa marchandise sans bourse délier, c'est qu'il a fait massacrer les rabatteurs qui la lui ont apportée : réfléchissez à la vraisemblance d'une telle pratique commerciale — même si elle n'est pas inconnue dans la pègre, elle ne peut guère être profitable à moyen terme.

Autre détail croustillant : Glatkus est obèse — caractéristique qui dénote immédiatement la noirceur des intentions. Ceux d'entre nous qui ont dépassé leur poids idéal goûteront des qualificatifs comme “répugnante montagne de graisse” et “immonde pourceau” ; sa chair est “flasque”, ses doigts “hypertrophiés”, bref, il sort tout droit d'un dessin d'Uderzo — dans Astérix chez les Helvètes, par exemple. Au marché aux esclaves, il a sa place réservée (trois chaises mitoyennes et peut-être plus puisque « ses gigantesques fesses débordaient de chaque côté de deux des trois chaises nécessaires à soutenir son poids »). Or — c'est une des inventions astucieuses du livre — ces chaises sont des chaises à air, produites par un modelage approprié de l'atmosphère : on se doute que le dispositif aurait pu aisément être adapté pour fournir une chaise aux dimensions du fessier de Mr. Glatkus. Mais l'auteur aurait dû renoncer à son image de choc.

Aux faits, aux faits, me direz-vous et non plus aux fesses ! Les mondes humains, fort nombreux, sont unis par les liens ténus de la confédération de Naflin. Mais le plus important et plus cultivé, Syracusa, a vu monter en puissance des auxiliaires inquiétants, les Scaythes d'Hyponéros, qui se sont rendus indispensables par leurs pouvoirs mentaux. Le souverain syracusain Ranti Ang se laisse convaincre par son connétable, le Scaythe Pamynx, d'entreprendre la fondation d'un empire interplanétaire qui s'appuiera sur les affreux Scaythes, les mercenaires de Pritiv et les innombrables missionnaires de Kreuz qui n'aiment rien tant que de faire brûler à petit feu leur prochain, que ce soit pour motif d'hérésie ou de péché de chair…

Qui pourra s'opposer au monstrueux projet ? Peut-être l'Ordre Absourate et les autres dépositaires de la “science inddique”, qui comme son nom, euh… l'indique vient du continent indien sur la vieille Terre et est une sorte de concentré de yoga qui permet à ses adeptes les plus doués de disposer de pouvoirs de toutes sortes. Le scénario de ce livre recoupe à peu près celui de la Guerre des étoiles : apparemment battus par la puissance de l'Empire mauvais, le petit noyau de héros au cœur pur arrive à s'échapper et à se regrouper. Mais l'espoir est permis, car la Force est avec eux.

La religion est très présente dans le livre, hélas, là encore, sous forme de clichés. Trois fois au moins dans le livre sont présentées des structures religieuses dont l'évolution a été l'engoncement d'une prophétie sincère dans une hiérarchie cléricale corrompue, qui ne sait plus que martyriser ses opposants. Les hiérarques deviennent de vieux pervers prédisposés à la pédophilie. Seuls les personnages qui savent ouvrir leur cœur à l'intuition et à l'humilité pour utiliser l'énergie vitale du Xui… J'ai trouvé ça à pisser de rire, mais je suis un triste mécréant en matière de sagesse orientale.

J'ai relevé p. 517 une réflexion surprenante à propos des (affreusement vilains) Scaythes d'Hyponéros : « ils n'avaient d'ailleurs pas d'âme, pas au sens où l'entendait l'humanité ». J'ignorais cet accord unanime qui régnait parmi mes semblables à propos de la notion d'âme ! Si Bordage souhaite exprimer ses convictions philosophiques et religieuses au travers de son œuvre, il faut donner un contenu réfléchi à ces opinions, faire vivre les convictions au travers des péripéties. Gene Wolfe et Orson Scott Card, chacun a sa manière sait le faire.

Quelles sont donc les conceptions morales de l'auteur Bordage, ou plutôt, lesquelles sont charriées par les clichés qui portent l'œuvre ? En dehors du stigmate qui semble attaché à la laideur physique, on notera une attitude ambiguë face au sexe : l'Église répressive du Kreuz est d'un puritanisme insupportable : tout un chacun doit rester constamment, en dehors des besoins de la toilette, vêtu d'un sous-vêtement qui va de la tête aux pieds, le colancor — l'idée est empruntée aux Mormons. Malgré cette vision négative du puritanisme, l'acte de chair est plutôt présenté par l'auteur comme un abandon à des instincts animaux, indésirables et plus particulièrement quand c'est un acte homosexuel et il n'en manque pas dans ce livre ! Glatkus, par exemple, « n'a personnellement aucun attrait pour les formes femelles » ! (p. 250), le grand ponte de l'Église du Kreuz est pédophile, le seigneur Ranti Ang s'est adjoint la… compagnie d'un adolescent, Stergus ; mais si tous ceux-là sont des crapules, un effort d'impartialité est fait avec le cas de Sri Mitsu, vénérable maître de la science inddique, exilé de Syracusa par l'Église de Kreuz à cause de son homosexualité — Socrate toujours recommencé. Il vit désormais sur Prouge. Finalement, cela ne tombe pas trop mal pour le brave mais dépravé Sri Mitsu, qui passe désormais son temps à « faire l'amour avec des jeunes Prouge de Matana, d'autant plus complaisants qu'il rémunérait leurs faveurs » (p. 124). Mais est-ce le bonheur ? Non ! « C'était ce genre de corps brun et nu qui l'avait entraîné à sa perte. Les corps juvéniles, vigoureux et tendres des éphèbes […] déclenchaient en lui des désirs tyranniques, irrépressibles, qui bouleversaient ses sens et sa raison » (p. 123). La perte, plus que l'exil, serait ce coupable abandon au plaisir et son renoncement à sa mission mystique : « rien ni personne ne devait l'empêcher de toucher le fond, d'aller jusqu'au bout de l'ignominie » (p. 124). L'homophobie est inconsciente, incertaine, camouflée dans une rondeur fleurie ; mais on ne peut pas trouver dans le livre de relation homosexuelle qui soit valorisée au niveau de l'amour — platonique — voué par Tixu Oty à Aphykit.

Et les femmes dans tout ça ? Elles ne brillent guère par leur efficacité, mises à part Aphykit, digne héritière de son père en science inddique ; elle tombe néanmoins amoureuse du premier bellâtre venu, Filp Asmussa, qui lui « révèl[e] sa véritable nature de femme » (p. 667). Et ce pourquoi ? Pour « les traits à la fois virils et racés de Filp, sa chevelure brune et bouclée, ses larges épaules, ses mains puissantes, sa voix grave déclenchaient en elle un irrésistible désir d'éclosion de cette fleur enivrante, ensorcelante, exigeante qu'était sa nature de femme » (p. 478). On en apprend un peu plus sur la nature féminine avec le comportement de Dame Sibrit, l'épouse de Rant Ang. Quoique ce dernier ne l'ait pas « faite femme » (c'est-à-dire : déflorée), elle veut gagner son amour. Finalement, elle a une franche explication avec son mari qui lui vaut une gifle « à toute volée ». Alors, « sa joue la brûlait délicieusement. Elle se rendit compte qu'elle avait aimé cet accès de brutalité ». (p. 371). Je ne saurais trop recommander à nos lecteurs mâles et mariés de n'user qu'avec la plus grande prudence des procédés suggérés par le conseiller conjugal Pierre Bordage.

J'aurais mauvaise grâce à reprocher à Bordage des opinions qui ne sont, elles aussi, que redites de celles exprimées par un long corpus, avec sa propre tradition qui n'est pas celle de la S.-F., mais de la littérature sentimentale — la plupart d'entre nous parlerons “d'eau de rose” : le triangle amoureux Aphykit/Filp/Tixu vole une bonne partie du spectacle.

D'autres signes ne trompent pas : d'abord le refus du suspense sur l'issue finale — en tête de chaque chapitre figurent des citations de textes du futur (encyclopédies, mémoires, chansons, ou légendes) qui ne laissent dans l'ombre que des détails. Ensuite, alors que la S.-F. — la bonne — tire de sa fierté de la construction soigneuse ou surprenante des mondes mis en jeu, Bordage les emprunte en confection au magasin du tourisme mondial : la planète Deux-Saisons est démarquée de l'Amazonie — jusqu'aux alligators et aux Indiens —, Syracusa ressemble à Paris et à l'Italie — c'est le centre universel de la mode —, Selp Kik, c'est le Finistère — on y trouve même un pêcheur hâbleur et ivrogne qui s'appelle Kwen Daël ! —, Prouge/Point-Rouge, c'est l'Afrique du Nord — les habitants sont basanés et se teignent les cheveux en rouge, la vieille ville est parcourue par un labyrinthe de petites rues dans lesquelles seuls les autochtones savent se retrouver… —, etc. Là encore, la redite impose ses lois et les lieux de l'action aussi se doivent d'être des lieux communs. Dernier détail significatif : la problématique sociale du livre — très présente : l'action principale est entrelardée d'une foule de petits tableaux qui introduisent des personnages d'origines géographiques et sociales fort diverses — ne relève pas d'un futur prévisible, ni même de notre présent, mais d'un passé assez précis : en gros, les xve-xviie siècles français, ceux où l'aristocratie encore puissante se frottait à une bourgeoisie désireuse de prendre sa place et où l'Église jouait un rôle de deuxième pouvoir éventuellement matérialisé lors des guerres de religion. Voir le flagrant chapitre 10, dont la tonalité humoristique est au demeurant agréable. Certes, le space opera a souvent transporté dans le futur cosmique des images tirées de notre passé, mais cette époque de référence est aussi celle dont font leurs choux gras les auteurs de romans historiques.

Si j'étais prof, je recommanderais sèchement à Bordage de ne pas éclabousser d'aquarelle les pages de ses cahiers de français. Parmi ses adjectifs, on trouve une myriade d'épithètes de couleur. De façon générale, son écriture est visuelle au point que j'aie fini par lire son livre comme une BD potentielle à laquelle il ne manque qu'un dessinateur. De ce point de vue, que les planètes soient décalquées sur des modèles terriens, que les bons vieillards aient tous une barbe flottante, que les méchants arborent des replis graisseux, tout rentre dans l'arsenal accepté de la BD qui ne peut fournir sous peine d'ennui mortel de longs monologues intérieurs.

On me reprochera peut-être de m'étendre ainsi sur un livre qui n'en vaudrait guère la peine. Je pourrais arguer de la longueur du livre lui-même… avec quelque mauvaise foi ! Non, je dois avouer que, autant j'ai ri aux maladresses de l'ouvrage — ah, des phrases comme : « Je suis Stanislav Nolustrist, poète et berger » (p. 420) — autant je tire une sordide délectation de l'exposé de ses faiblesses. J'en présente d'avance à l'auteur mes excuses contrites — hélas, le pauvre homme, blême d'une juste rage, aura déchiré cette critique en mille morceaux.

Non, la vraie raison de se pencher en détail sur l'œuvre de Bordage, c'est le succès qu'elle rencontre et son Grand Prix de l'Imaginaire. De ce point de vue, Bordage est comparable à Ayerdhal : auteur d'un space opera long et très “romanesque [3], il rencontre un succès mérité. Mérité, parce que Bordage a su puiser dans le magasin du romanesque les accessoires et les décors qu'il fallait ; parce qu'il a atteint — à coups de lieux communs — une grande limpidité d'écriture qui n'est pas donnée à tout le monde, loin de là ! Ayerdhal adopte un style qui se fait remarquer, plus original et par la même moins séduisant pour une lecture relaxée. Bordage sait présenter des situations immédiatement compréhensibles — parce que démarquées d'un passé familier —, des coups de théâtre et des traits d'humour qui empoignent le lecteur. Il n'y a que quand il s'étend sur les fondements philosophiques de l'Ordre Absourate qu'il m'ennuie — et c'est peut-être là qu'il se montre le plus sincère.

Tout le mal que je souhaite à Bordage est que sa tri(?)logie soit rééditée par Presses Pocket — qui gagnerait, ce me semble, à prendre exemple sur les audaces mesurées de L'Atalante —, qu'elle lui rapporte énormément d'argent et qu'il mène une longue vie littéraire. Avec Ayerdhal, avec Brussolo et peut-être d'autres, il pourrait débarrasser la S.-F. française de son étiquette d'invendabilité. La décision du jury du Grand Prix de l'Imaginaire constitue un coup de pouce en cette direction, révélatrice des finalités et du mode de fonctionnement d'un tel prix ; si cela matérialise une confiance d'une partie au moins des décideurs éditoriaux français, ils pourraient à terme publier d'autres écrivains à la fois vendables et plus proches de ce que moi-même et les lecteurs de KWS attendons de la S.-F. Réjouissons nous !

Notes

[1] On pense à Anarchaos de Donald Westlake, mais sans le mordant cynisme qui se dégageait de ce livre inhabituel.

[2] Consultez votre dictionnaire, au lieu de me regarder comme ça, bande de nouilles !

[3] Pour employer un terme remis à la mode en S.-F. par Jacques Goimard.

››› Voir la chronique de Terra Mater, qui fait suite au présent texte.