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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 4 l'Elvissée

Keep Watching the Skies! nº 4, mai 1993

Jack Womack : l'Elvissée

(Elvissey)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.

Arrivé à son quatrième roman, toujours situé dans le même univers, Jack Womack maîtrise parfaitement son originalité — ou peut-être est-ce simplement que je m'y suis accoutumé : j'ai pu me plonger dans ce roman en ne prêtant qu'occasionnellement attention aux particularités de sa langue. Car, comme vous le savez sans doute, Womack a entrepris d'écrire ses livres dans la langue de son futur, une évolution de l'anglais dans laquelle les verbes tiennent le haut du pavé et adjectifs ou adverbes ont quasiment disparu : les adjectifs attributs se voient parfois transformés en verbes intransitifs, mutation autoritaire rendue possible par la morphologie très arasée de la langue anglaise ; quant aux compléments directs, il leur arrive de se coller au verbe lui-même.

L'effet produit est au premier abord celui, déplaisant, d'une expression télégraphique ; quoique le procédé finisse par acquérir une dimension poétique, et qu'il emprunte au phrasé du blues (“two red lights on behind [1], p. 26), ou à des tournures auxquelles on s'attendrait plutôt chez Shakespeare (“a flock's migratory blast”, p. 90). Womack sait jouer finement avec les mots, comme il le prouve dès les premières pages de son livre avec cette époustouflante leçon d'argot des années cinquante donnée par des professeurs d'université du New-York du début du xxe siècle, parlant un anglais encore plus jargonnant que celui d'Isabel, la narratrice, qui doit suivre la leçon pour se préparer à la mission que Dryco (Dryden Corporation, la mafia devenue société anonyme qui contrôle la vie de tous les Américains du futur womackien) a confié à son mari John et à elle-même.

John et Isabel doivent voyager dans le temps, pour retrouver Elvis Presley, qui est un Dieu pour des multitudes sans cesse croissantes — son culte avait été évoqué dans Ambient, le premier roman de Womack, situé quelque temps auparavant. Dryco a entrepris un programme de “re-gooding”, un effacement de son image mafieuse, mais cherche encore, comme dans le troisième livre de la série, Heather, à se procurer un Messie qui soit à ses ordres. Toutefois le voyage ne se fera pas en arrière dans le temps, mais sur le côté, vers l'univers parallèle déjà évoqué dans Terraplane [2]. Dans ce monde d'à côté, l'Histoire a suivi un cours différent : l'assassinat prématuré d'Abraham Lincoln a permis au Sud d'avoir le dessus et de conserver l'esclavage des Noirs jusqu'au xxe siècle, puis de le prolonger par un apartheid impitoyable ; la seconde guerre mondiale s'est enlisée, et la Grande-Bretagne fait face à un continent sous domination nazie. Surtout, le Temps s'écoule plus lentement dans l'univers voisin, et on peut y retrouver Elvis encore jeune, et certainement pas encore vedette.

Pour Isabel, qui est Noire et doit subir un traitement cosmétique pour échapper aux conséquences effrayantes de sa couleur naturelle dans l'univers parallèle, le voyage sera aussi excitant qu'inquiétant ; mais n'est-il pas dangereux d'aller avec son mari retrouver un des sex-symbols masculins les plus célèbres du xxe siècle ? D'autant plus qu'Elvis — retrouvé grâce à… un appel à l'opératrice de Memphis, on notera le clin d'œil [3] !) — se révèle bien décevant par rapport à son alter ego plus connu. Fils sans père, en proie à une mère oppressive, il a glissé vers la délinquance, remplaçant relations humaines par la violence d'un adolescent totalement dépourvu de perspectives d'avenir, dont la belle voix est trop rebelle pour se plier au country music conformiste qui est la seule forme musicale admise dans son univers ; Elvis ne veut chanter que le blues, musique qui dans son monde est plus que clandestine : en voie de disparition, et il n'en retient que les refrains les plus salaces. Quand John et Isabel trouvent Elvis, il vient de commettre un crime qui coupe définitivement ses ponts avec son univers natal.

Womack a exacerbé les tensions qui ont pu s'exercer sur l'Elvis Presley que nous avons connu ; arrivé dans l'univers de Dryco, le jeune homme est contraint de se conformer à une campagne de marketing qui nécessite qu'il adopte immédiatement le look du Presley obèse et couvert de bagouzes des années 70, et qu'il aille rencontrer tout d'abord les plus religieux de ses fans, les Anglais, réunis dans une sorte de convention. Elvis, dont le niveau intellectuel est donné par les lectures soucoupistes qu'il absorbe sans le moindre esprit critique, ne comprend rien à ce qui lui arrive et, malgré sa violence et sa bêtise, devient la figure tragique du livre.

Curieux, pour quelqu'un que l'on prépare à la fonction de Dieu. Les idoles, dans le monde de la musique populaire, ont il est vrai eu souvent tendance à se transformer en victimes sacrificielles. Elvis ne sera pas crucifié comme sur le timbre qui le représente sur la couverture du livre, mais l'accession à la déité est déjà pour lui une charge insupportable. J'aurais dû m'en douter : Womack, qui flirtait déjà avec les hérésies dualistes dans son roman précédent [4], ne pouvait qu'y goûter à nouveau ici. Il y a deux manières d'aborder les univers parallèles : ou on en imagine deux (le nôtre et un autre), ou on se lance dans la description d'un continuum entier d'univers, avec leurs infinies variations. La deuxième approche est plus scientifique, plus mathématique (si on peut passer de 0 à 1, il faut bien admettre entre les deux l'infinité des nombres réels). Mais la première me paraît plus religieuse : s'il n'y a que deux univers, il y doit y en avoir un bon et un mauvais, ou au moins une symétrie entre les deux qui rappelle l'opposition du Bien et du Mal. Que l'on se rappelle de la fameuse conférence de Metz de Philip K. Dick en 1977, ou plus profondément les conceptions des hérésies dualistes : le monde matériel dans lequel nous vivons n'est pas l'œuvre de Dieu, mais d'un démiurge, une force mauvaise qui a forgé un reflet déformé du monde divin d'où le Mal est absent. Si les habitants de l'univers d'à côté ne connaissent pas l'existence des univers parallèles, ils ont adhéré en grand nombre aux croyances dualistes et Elvis, malgré sa rébellion, conserve la foi de ses parents. Devenir Dieu, c'est pour lui prendre la place du Démiurge (l'être le plus mauvais qu'il puisse concevoir) et, malgré ses péchés, il n'est pas prêt à une telle déchéance.

Si l'on se rappelle que les adorateurs d'Elvis dans l'univers de Dryco, à l'image de bien des religions, ne sont guère prêts à faire face à leur divinité incarnée, on voit que le plan Elvis est condamné d'avance. Peu importe : le roman est celui d'Isabel, et les thèmes qu'imposent ses préoccupations s'éloignent beaucoup du registre macho du cyberpunk — auquel on pourrait au premier abord rattacher Womack. Isabel veut sauver son mariage, malgré la violence de plus en plus évidente de John, sur lequel le “re-gooding” n'a pas pris. Elle veut savoir ce que les médecins-robots de Dryco font de son corps. Et surtout, dans un monde où la plupart des fœtus naissent déformés et où les gestations sont ordinairement confiées aux machines, elle tient à porter elle-même un enfant. En cela elle s'oppose à ses amies artistes, qui réagissent à la condamnation de leurs grossesses en menant à terme des naissances volontairement monstrueuses, dont les restes seront exposés. Bref, une sélection thématique qui correspond à un certain air du temps : il suffit pour s'en convaincre de remarquer que tous les nouveaux titres de la presse féminine ont le mot "santé" — ou un référent analogue — dans leur titre, ou, plus près de nous, de lire la sélection faite par Gardner Dozois des meilleures nouvelles anglo-saxonnes de l'année 1991.

Variation thématique riche développée sur un univers existant, muni de son propre langage : Womack a réussi son coup. Pourtant, l'Elvissée n'est pas un chef-d'œuvre ; il plie sous une surcharge de pistes à suivre (de l'univers parallèle, nous n'aurons droit qu'à quelques fascinants aperçus qui nous laissent sur notre faim), une surcharge de personnages (Isabel et Elvis, qui n'arrivent jamais à vraiment dialoguer), et une surcharge de lieux (le voyage en Angleterre, qui change toutes les données du livre, se produit trop tard pour s'intégrer au corps de l'intrigue, et, une fois de plus, j'ai eu le sentiment que Womack bouclait à la va-vite — j'allais dire bâclait — la conclusion de son roman). Pourtant, à chaque livre il se fait plus urgent de lire : c'est un des auteurs qui renouvelle la S.-F. américaine.

Notes

[1] Expression empruntée à la chanson "Love in vain".

[2] Titre tiré d'une chanson de Robert Johnson.

[3] Réécoutez "Memphis, Tennessee", de Chuck Berry.

[4] Pour les rapports entre Womack et catarisme, voir mon article dans KBN 4.