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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 2 un Feu sur l'abîme

Keep Watching the Skies! nº 2, novembre 1992

Vernor Vinge : un Feu sur l'abîme

(a Fire upon the deep)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.

Si Dan Simmons et Iain M. Banks ont mené la renaissance du space opera à grands coups d'empires galactiques et de romans chatoyants de complexité littéraire (Hypérion et la série de la Culture), Vernor Vinge suit la direction donnée par David Brin dans sa série de l'Élévation et repense la civilisation galactique par les méthodes de la hard science.

On peut pousser la comparaison entre les deux auteurs assez loin ; d'abord bien entendu le commentaire élogieux de Brinen couverture du livre, mais ils ont aussi en commun d'être des scientifiques de profession vivant en Californie du Sud.

Vinge postule l'existence d'une grande variété de races qui se sont répandues sur de nombreux systèmes solaires où ils vivent en harmonie, unis par des liens commerciaux assez souples — qui n'excluent pas la possibilité des guerres, comme le montrent les événements du roman. Bref, une sorte de vague confédération, de zone de libre-échange, plutôt que le moindre Empire galactique ; Vinge se sert même à une occasion du terme "uplift" dans le sens où Brin l'entend (c'est-à-dire l'accès d'une espèce à la sentience (l'intelligence abstraite et civilisatrice) grâce à l'aide d'une autre).

Mais la galaxie de Vinge est beaucoup moins rigoureusement organisée que celle de Brin. Le réseau est beaucoup trop vaste pour qu'une planète donnée, quelle qu'elle soit, puisse disposer de renseignements précis sur les événements trop anciens ou les sites du réseau qui sont trop éloignés (c'est-à-dire accessibles par un trop grand nombre de passerelles). On touche là aux limites en volume des systèmes qui traitent l'information — il n'est pas extraordinaire dans cette civilisation que des gens fassent profession de dresser des index recensant d'autres index ! Vinge, il faut le dire, enseigne l'informatique.

L'idée la plus originale d'un Feu sur l'abîme est l'inversion d'un vieux cliché de la S.-F., qui postule que les systèmes solaires plus anciens et plus rapprochés les uns des autres du centre de la galaxie doivent être les premiers à avoir abrité des civilisations évoluées au point de voyager entre les étoiles. Au contraire, explique Vinge, la densité accrue de matière au centre de la galaxie agit en ralentisseur universel — de la lumière, des vaisseaux spatiaux, et même de la pensée [1]. Ainsi donc la haute technologie (comme l'antigravitation et les machines intelligentes), irréalisable dans les régions denses, ne peut se développer qu'en bordure de galaxie, et en fait, par le jeu des communications plus faciles et infiniment plus rapides, c'est cette périphérie qui devient le vrai “centre” d'échanges économiques et culturels, le lieu de passage des voyageurs — bref, le foyer de civilisation. Quand on s'aventure plus loin encore à l'orée de la Galaxie, l'intelligence est aspirée par la singularité d'une évolution soudaine vers la déité, d'où le nom de “Transcend” appliqué à la région en question, et la science nouvelle qu'est la “théologie appliquée” (qui consiste en l'étude des artefacts “redescendus” du Transcend dans les zones civilisées, mais encore accessibles à l'entendement humain, de la galaxie — cette idée d'une singularité dans l'évolution de l'intelligence était déjà très présente à l'arrière-plan de la Captive du temps perdu).

Le livre est construit sur une intrigue fort simple : la menace provoquée par les tentatives d'approcher de la connaissance défendue a détruit le monde de notre héroïne, et pourrait bien causer d'autres catastrophes, à moins qu'un antique antidote puisse être récupéré sur la planète lointaine où le hasard l'avait fait échouer il y a longtemps de cela. D'où périlleux voyage dans les tréfonds de la galaxie, accrochages de politique interstellaire, et participation aux luttes intestines du monde de destination, où la race dominante a pour individus des meutes (quatre ou cinq) de chiens intelligents, qui maîtrisent une technologie de niveau médiéval. On aura bien sûr en prime du suspense, des sauvetages de dernière minute, des batailles dans l'espace — tout l'attirail y passe. Et passe plutôt bien, bien que j'aie eu l'impression que certaines des péripéties (comme les combats contre les racistes anti-humains) n'étaient pas indispensables, qu'il y ait trop de personnages-enfants de chœur, et trop de références — reconnues — à la Norvège, dont il est peut-être exagéré de faire le modèle d'une planète entière [2].

Mais, comme il se doit dans la S.-F. pure et dure, les plaisirs du livre doivent se chercher dans ses trouvailles. Si Brin est astronome, Vinge est, comme je l'ai mentionné, informaticien, et on s'en rend compte tout le long du livre. J'ai déjà parlé de l'excès de volume des données — rendu avec maestria au travers des messages de bulletin boards qui ponctuent le livre, soigneusement datés, dont l'acheminement est soigneusement documenté, et les difficultés de traduction en cascade soigneusement signalées. Les messages électroniques qui rythmaient Terre, de David Brin, étaient trop nombreux et trop faniques, trop plaisantins, trop le reflet d'un groupe fermé qui s'amuse avec ses propres codes ; le courrier électronique interstellaire créé par Vinge, s'il n'est pas exempt de quelques-uns de ces défauts, arrive à restituer l'impression d'immensité d'un univers que l'on essaie désespérément comprendre — et que l'on ne comprend pas, malgré — à cause de ? — l'abondance de documents et d'explications.

Mais la meilleure idée de l'auteur vient de l'informatique après un détour plus surprenant : la race des Tines ("dent" [de fourche] ou "ergot"), ces chiens qui sont parvenus à l'intelligence en formant des individualités-meutes, des “corps” de quatre à six membres qui restent en communication permanente par ultra-sons, mais perdent la capacité de penser quand ils sont séparés, et peuvent — dans certains cas — se recombiner en nouveaux individus. On sent la trace des machines à architecture parallèle ! Vinge a exploré méthodiquement les conséquences de son invention sur les structures sociales, le langage, l'onomastique, la politique, l'architecture, les effets du climat sur la civilisation… et surtout le développement psychologique de son protagoniste Wrickwrackscar (ex-Wrickwrackrum). Le genre de tour de force que seule la S.-F. peut nous fournir.

Notes

[1] Je me représente bien comment une telle idée peut venir à l'esprit d'un conducteur bloqué au sein d'un embouteillage comme en connaissent les autoroutes urbaines californiennes, et envahi de nostalgie pour les voies dégagées de la périphérie…

[2] Révérence gardée envers le Guide du routard galactique

››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 5.