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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 2 le Chant de Kali

Keep Watching the Skies! nº 2, novembre 1992

Dan Simmons : le Chant de Kali

(Song of Kali)

roman fantastique ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.

Au moment où Dan Simmons commence à se faire remarquer en France comme auteur de S.-F., j'ai pensé intéressant de relire son premier roman, celui qui lui avait déjà valu un World Fantasy Award. Tout commence bien innocemment : Robert Luczak, un écrivain américain en mal de revenus, accepte de partir à Calcutta pour un reportage sur M. Das, grand poète bengali que l'on croyait disparu et dont des textes récents ont émergé. Mme Luczak étant d'origine indienne, il l'emmène avec lui, ainsi que leur fille de deux ans. Le lecteur perçoit déjà le potentiel de bien des menaces, et l'inquiétude s'installe dès l'arrivée à Calcutta, ville oppressante, accablante d'immensité et grouillante pauvreté.

Simmons décrit la ville avec l'intensité et la finesse d'écriture qu'on lui connaît, capable à la fois d'exploiter et de dépasser les clichés. Par exemple, rien d'extraordinaire à la description de la masse de porteurs et de mendiants dans et autour de l'aéroport, mais il est déjà plus subtil de rendre — et de caricaturer ; oui, le Chant de Kali est aussi drôle, parfois — le rythme haletant et excédant d'une conversation menée à l'aide de ce qui passe à Calcutta pour un réseau téléphonique. Tout cela n'est pourtant qu'un décor, condition nécessaire d'une inquiétude qui se précise quand Luczak est présenté par Krishna, un “guide” tombé du ciel, à un ancien (?) sectateur de Kali, qui lui détaille les rites répugnants de son initiation. Kali, semble-t-il, a le pouvoir de ressusciter les morts, mais pour une deuxième vie qu'ils auraient préféré ne pas connaître…

Le choc de la découverte des sectateurs de Kali, cachés au cœur de la métropole et bénéficiant sans doute d'appuis haut placés, est filtré par la narration a posteriori, une technique que Simmons réutilisera abondamment dans Hypérion. Bientôt Luczak lui-même sera plongé directement dans l'angoisse, protagoniste choisi d'une violence qu'il ne peut pas comprendre intellectuellement.

Au-delà de Kali, porte-drapeau presque pittoresque avec ses colliers de têtes coupées, le principe du Mal est identifié avec sa ville, Kalicutta (dont l'étymologie nous est détaillée) ; comment ne pas croire en une divinité vengeresse quand des millions de personnes vivent entassées dans leurs propres ordures, sans le moindre espoir ? L'Inde a engendré, sur fond de violences ethniques abominables, des saints laïques comme Mahatma Gandhi ; mais M. Das lui-même, poète de l'amour et de l'espoir, revient transformé en héraut de la Mort, et les classes dirigeantes de la ville, sous un vernis de civilité, ne sont pas à l'abri de la pourriture qui la ronge — Simmons détruit méthodiquement toutes les ambiguïtés que sa vision fouillée du paysage urbain bengali aurait pu laisser entrevoir, pour faire de Calcutta une incarnation physique du Mal. Le reste du globe n'est pas plus en sécurité, et la Chanson de Kali s'adapte de mieux à un monde de génocides et de menace nucléaire — c'était 1985, rappelez-vous. Sans que cette menace latente se concrétise en un bouleversement mondial qui ferait basculer le livre dans la S.-F.

Un regret, que la structure du livre lui réserve une conclusion étrangement hésitante ; Simmons ne semble pas avoir parachevé la synchronisation de la terreur et du dégoût qui transforment certains passages de son roman en une essoreuse émotionnelle. Et, comme il convient à un livre de Fantastique, les rouages sociaux ne sont pas aussi finement démontés que les engrenages psychologiques. Mais c'est un livre à lire.