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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 1 Cette crédille qui nous ronge

Keep Watching the Skies! nº 1, mai 1992

Roland C. Wagner : Cette crédille qui nous ronge

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Le dernier et bref roman de Roland Wagner suit le schéma d'un policier de facture classique ; démarré in medias res, il profite de plages d'amnésie typiquement S.-F. pour épaissir le brouillard nécessaire au bon fonctionnement d'un roman noir. Quand notre protagoniste narrateur sort de l'hibernation d'un voyage interstellaire, il apprend que l'homme dont il devait être le garde du corps, l'ambassadeur plénipotentiaire terrien sur la planète Océan, est déjà mort dans un accident de chasse, et a la désagréable surprise de voir son bras droit remplacé par une prothèse cybernétique. On se rend vite compte que la prothèse en question est fort efficace, capable de lévitation et de fonctions très “intelligentes”, qui s'adaptent presque trop bien aux talents de notre homme, “sauveur” de sa profession sur la planète Terre.

La mort de l'ambassadeur change radicalement sa mission : les Océaniens font de lui, seul Terrien présent à être doté de fonctions officielles, l'arbitre de la querelle qui les déchire entre carnivores, partisans de la chasse, et écologistes végétariens protecteurs des espèces indigènes, lesquelles vivent fort longtemps et se reproduisent peu. Il faut savoir que la vie sur Océan, ou du moins sur ses rares masses continentales, s'est développée de façon originale, oubliant les prédateurs par ce qui paraît un caprice de l'évolution.

Le sujet abordé est nouveau et rafraîchissant par rapport à l'œuvre antérieure de Wagner. Il s'en dégage comme un parfum indécemment “baba cool”, surtout quand on les compare au climat cuir-clouté de violence urbaine de ses premiers romans, mais la surprise est moindre pour qui connaît l'auteur. Je lui reprocherais une conviction trop entière : Océan est une planète trop gentille pour me paraître complètement crédible [1] , et les sympathies du protagoniste transparaissent trop clairement pour qu'on puisse vraiment le suivre dans les revirements intérieurs que, suspense oblige, son créateur lui inflige.

On regrettera aussi le manque de développement de la plupart des personnages, et les surprises un peu gratuites (sur les capacités du sauveur, et sa prothèse) ; le livre est court, il met l'accent sur l'action, mais cela n'excuse pas tout. Reconnaissons que les hésitations et les faux pas du protagoniste reçoivent une explication qui en fait une partie intégrante de l'intrigue, et que le roman se comporte comme un modeste et honorable successeur des Trois solutions de Harry Harrison. Preuve que Wagner peut travailler dans un mode science-fictionnel épuré de références explicites [2] et de calembours.

Non que la forme du livre n'ait fait l'objet d'un travail attentif ; dans celui-ci, Wagner construit une société issue de la colonisation par des Français d'une partie d'Océan, la Francie (capitale Montmartre !) ; et, outre les conflits politiques évoqués plus haut, il crée pour les habitants une évolution linguistique particulière à la croisée de l'internationalisation (mots d'argot provenant de l'anglais et de l'allemand entre autres) et de son propre terroir parisien (transformation du son [u] final en [ :ü], comme dans amûr, tujûrs, etc.). À la fois complexe et sans artificialité, c'est l'idée la plus réussie du livre.

Notes

[1]  Si seulement Wagner n'avait pas baptisé une des espèces locales du nom de “ptilapins”…

[2]  Nous passerons charitablement sur les leçons de yoga du Sri Van Vogt…