KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Valerio Evangelisti : la Lumière d'Orion

(la Luce di Orione, 2007)

roman de Science-Fiction et de Fantasy

chronique par Pascal J. Thomas, 2016

par ailleurs :

Sans doute moins délibérément que ne l'avait fait Umberto Eco pour son Guillaume de Baskerville (un franciscain ! Vade retro!), Evangelisti, avec le temps, donne à son protagoniste Nicolas Eymerich les traits de Sherlock Holmes. Affirmons tout au moins qu'il l'a doté d'un faire-valoir, Pedro(1) Bagueny, sans cesse ébahi par les déductions du grand homme, sans cesse en quête d'explications que ce dernier ne concède que par bribes, et avec la brusquerie qu'on lui connaît.

Nous sommes en 1366, et malgré les noises qu'on lui cherche — comment oser se plaindre qu'on livre allègrement les hérétiques au bras séculier ? —,(2) Nicolas Eymerich se débrouille pour embarquer sur les galères de la Croisade savoyarde menée par le comte Amédée, après une escale à Padoue où il rencontre Pétrarque. La rencontre se passe mal, on s'en doute (c'est un Franciscain), Eymerich détestant autant les œuvres du poète que son intérêt pour les traités de magie et les fresques païennes qu'il inspire à Altichiero pour le palais de Francesco da Carrara.

Ces images qui mettent Eymerich mal à l'aise vont le poursuivre tout au long de son voyage, qui l'amène à Constantinople qu'Amédée est censé défendre contre les Turcs en échange d'une conversion au catholicisme de l'Église orthodoxe grecque. Tout cet aspect est fort bien documenté, escales en Dalmatie, prise de Gallipoli, collaboration du roi (gênois) de Lesbos, captivité de l'empereur Paléologue en Bulgarie… nous renverrons le lecteur à ses références préférées, ou à Wikipedia. Eymerich s'intéresse assez peu au sort des “schismatiques” orthodoxes, mais voit l'empreinte de démons dans les phénomènes extraordinaires dont expédition et Byzantins sont témoins, notamment l'apparition de monstres géants progressant chaque nuit vers la ville au travers des eaux de la Corne d'Or, et repoussés à grand-peine (et à grand renfort d'arbalètes). Le voile ne se lèvera que peu à peu. Il y a, on s'en doute, du stupre, de la magie ratée et de la corruption monastique.

Et une pincée de communication transtemporelle, comme toujours chez Eymerich, qui saupoudre le roman de chapitres situés dans notre futur, dans le cadre de la lutte entre ce qui reste de l'Occident et la RACHE, décrite ici comme “nazi-communiste” et ayant intégré dans ses rangs, en un syncrétisme bien plus bizarre, des fanatiques islamistes. On retrouve Marcus Frullifer, savant littéralement fou, mettant en pratique les théories d'Alain Aspect… On pourrait parler là de SF. Mais dans le cadre d'un texte de SF, on se fendrait d'une explication, aussi capillotractée fût-elle, à coups de paradoxes temporels ou de je ne sais quoi, pour expliquer que la lumière de Betelgeuse, qui met des années pour arriver sur notre planète, devrait s'arrêter à l'instant où on procède à une expérience dans un laboratoire terrien. La teinture de blouse blanche et d'éprouvettes utilisée par Evangelisti ne suffit pas, à mon sens, à téléporter ce roman cryptohistorico-horrifique dans la SF — on aurait pourtant aimé qu'il porte autant d'attention à ce côté-là qu'à l'historique.

On se gardera au demeurant de s'en plaindre. Horror est le terme le plus approprié pour décrire l'atmosphère du livre ; le dégoût suinte de chaque pore du texte, et l'auteur déploie un étonnant éventail terminologique sur ce thème. Il faut dire qu'Eyemerich est dégoûté par toutes les sécrétions corporelles, par les insectes, par les femmes, et même par le vin sucré et épicé cher aux Byzantins. Il a donc mainte occasion d'exprimer sa révulsion. Mais il conserve aussi en toute occasion sa maîtrise de soi, et son esprit impitoyablement logique. Ce qui lui permet de constater que malgré sa réticence à toute autorité supérieure à lui (au-delà de celle de Dieu, dont il pense connaître la volonté suffisamment bien pour se permettre des désobéissances qui vont jusqu'aux faux en écritures papales), il s'est fait manipuler tout au long de son aventure — une fois n'est pas coutume !

L'auteur s'offre le luxe de glisser dans le texte quelques remarques qui s'appliquent aussi bien à notre présent. Ainsi de son analyse de la crise économique de l'Empire byzantin, privé de revenus par une série de décisions à courte vue (rappelons que ce livre est paru en 2007) :

[N]iente più tasse, e diritto di eredità delle terre […]. [S]i diffuse l'idea errata que lo Stato fosse per definizione inefficiente, rispetto ai proprietari privati.(3) […] Ognuno fu lasciato libero di commerciare ciò que voleva, a suo arbitrio. [G]li arconti […] si arrichirono enormemente grazie all'evazione delle imposte e alle speculazioni terriere. […] In una parola, il debito dello Stato salì alle stelle” (p. 208).(4)

Notez, l'auteur est encore plus perspicace et prophétique quand il nous prédit les ESPE(5) dans les paroles d'un eunuque impérial :

‘Nel caso della scuola, temo che molto sia dipeso dal prevalere dell'arte de la retorica, e sopratutto dall'esercizio della schedografia […]. Consiste nell'esprimere tesi e concetti col minor numero di parole e di difficoltà grammaticali. Nessuno capisce più cosa dicono i nostri retori.’ […] Eymerich […] [i]ndicò la fila degli studenti […]. ‘Costoro studiano questo? Come parlare senza farsi capire?’” (p. 234).(6)

Total, vous aurez dans ce roman un chapelet de scènes gore, le plaisir du roman historique consistant à suivre les versions fictives d'une poignée de personnages réels (plus ou moins célèbres, il est vrai), le plaisir du roman d'investigation — et celui d'un cocktail servi toujours sec. Resservez-m'en.

Bibliographie de référence pour les citations :
  • Valerio Evangelisti: la Luce di Orione (Italia › Milano: Arnoldo Mondadori › Piccola biblioteca Oscar, 2008).

  1. Les travaux hispanophones ont pour coutume de rendre les noms de famille des personnages historiques catalans en catalan, et les prénoms en castillan (alors que les documents d'époque, en latin, écrivaient Petrus Baguerii). Mais je pinaille. Le Bagueny historique fut pendant des années l'adjoint d'Eymerich, et le remplaça pendant son expulsion par le roi Pere III de 1375 à 1380, et après sa mort en 1399.
  2. Ho applicato il diritto e la giustizia”, citation tirée de Dialogus contra lulistas, p. 9.
  3. « Plus de taxes, et les terres sont devenues héréditaires. On a répandu l'idée que l'État était par définition inefficace, par rapport aux propriétaires privés. »
  4. « Chacun fut laissé libre de vendre ce qu'il voulait, comme il voulait. Les archontes s'enrichirent énormément grâce à l'évasion fiscale et aux spéculations terriennes. En un mot, la dette de l'État s'est emballée. »
  5. Écoles Supérieures du Professorat et de l'Éducation, ou ex-IFUM, qui étaient là depuis un moment, il est vrai. On me dira que je suis mauvaise langue. Pas tant que ça.
  6. Allez, je traduis, de peur que vous ne me preniez pour un rhéteur byzantin : « En ce qui concerne les écoles, j'ai bien peur que beaucoup dépende de la suprématie de l'art de la rhétorique, et surtout de l'exercice de la schédographie. Il consiste à exprimer thèses et concepts avec le plus petit nombre de mots et de difficultés grammaticales. Personne ne comprend plus ce que disent nos rhéteurs. ».
  7. « Eymerich désigna la file d'étudiants […] “Ceux-là, ils apprennent ça ? À parler sans se faire comprendre ?” »

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