KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Sylvie Denis : l'Empire du sommeil

roman de Science-Fiction, 2012

chronique par Pascal J. Thomas, 2013

par ailleurs :

Enfin un titre pour moi : depuis quelques années, je ploie l'échine sous le joug de l'empire du sommeil qui, maître inflexible, vient dévorer mes soirées et me priver de conscience jusque devant le clavier de mon ordinateur. Je ne compte plus les fois où, réveillé en sursaut d'un somme non désiré, j'écarquille à grand-peine des paupières de plomb pour contempler le désolant spectacle des lignes de virgules, de y ou de n qu'a imprimées sans trêve mon index inconscient. Voilà pourquoi il m'a fallu des mois pour arriver au bout de ce livre, non que j'aie trouvé l'expérience rebutante, bien au contraire, mais qu'il me restait tellement peu de temps à lui consacrer (et voilà pourquoi KWS est en retard, mais bon, c'est pas l'éditorial, ici).

Le sommeil dans ce livre prend des proportions tout autres : il enjambe le temps, permettant au dormeur de laisser s'écouler les décennies et de rejoindre un futur meilleur. Mais depuis que le GSV (gène du sommeil variable) a échappé au contrôle de ses créateurs, le long sommeil est aussi une maladie qui menace l'équilibre de la société interstellaire. Les choses sont compliquées par le fait que ladite société (humaine) se divise en les mondes qui ont accepté la Charte, sorte de code du respect de l'individu et du refus du capitalisme sauvage, et les mondes qui restent sous le contrôle des Cartels. L'organisation de la Charte repose sur les “grands modifiés”, êtres humains augmentés par la technologie qui prennent en charge l'organisation d'une planète… ou s'associent pour former un gigantesque vaisseau spatial.

Dans un petit coin de la galaxie ignoré de tous, sauf de certains vaisseaux spatiaux de la Charte qui jouent les cachottiers, la planète Ninhs a vu éclore, malgré son orbite absurdement excentrée et ses saisons qui durent des siècles, la civilisation des Ninhsis, sortes de gros lémuriens arboricoles. Jusqu'au jour où l'Abondant, un vaisseau fidèle à la Charte, succombe à une attaque de la criminelle Kiris T. Kiris alors qu'il est en orbite autour de Ninhs. Il ne lui reste plus qu'à éclater en une poignée de modules de secours qui se posent tant bien que mal. Kiris T. Kiris fonde une cité militarisée en se clonant indéfiniment, d'autres passagers peuvent s'enfuir avec la complicité de ce qui reste du vaisseau et leurs descendants, qui ont oublié leurs origines, fondent une civilisation humaine dont le niveau de développement rappelle le xviiie siècle européen, mais dont le système politique est une théocratie étouffante. Tous ces événements sont relatés dans la Saison des singes, premier volume du diptyque. Au cours de celui-là, Pierre Malavel, garçon aventureux sorti d'une petite ville humaine de Ninhs, va se rendre compte du changement de saison que subit la planète, prendre contact avec les Ninhsis, fonder une compagnie de dirigeables pour aider les Humains à déménager vers le sud, retrouver un fragment de l'Abondant (Irinat Mincor)… À la fin de ce premier livre, il fait partie des rares Humains qui sont invités régulièrement sur l'astéroïde où Irinat s'est installée, en orbite autour de Ninhs.

Le deuxième roman reprend là où le premier s'était arrêté : Gabriel Burke, détective privé dont les talents restent à prouver, et survivant conscient du naufrage de l'Abondant, arrive à s'échapper de Ninhs, rencontre un autre vaisseau de la Charte. Le huis clos planétaire, qui a duré des siècles, va sans doute se fissurer. Et au sol, le changement de saison continue d'exercer ses effets : là-haut dans la montagne, la guerre larvée continue entre les clones de Kiris T. Kiris et les machines restées fidèles à la Charte, les Humains se sont installés en nombre chez les Ninhsis, au point de créer des tensions, le pouvoir absolu de l'Église se crispe et renforce son contrôle sur sa capitale, Karshat…

Vous l'aurez compris, l'Empire du sommeil n'est pas un livre simple et monomaniaque. S'il reste classique dans ses intentions (c'est de la SF et même du space opera, c'est de la narration), il est ambitieux dans sa structure et multiple dans ses points de vue et ses fils de narration. Les longs intervalles de temps entre les différentes péripéties imposent d'avoir des personnages qui vieillissent considérablement (quand ils n'ont pas le recours de se réfugier dans le long sommeil). Certains s'engagent dans des chemins imprévus, comme Aleshka qui s'adapte à sa prison ; d'autres changent, comme Pierre Malavel, aventurier devenu chef d'entreprise. Au point que l'arrivée de nouveaux personnages, comme le remuant Pierre-Oh, petit-fils du précédent, finit par sembler nécessaire à la revitalisation du roman.

J'ai fini par en tirer une impression de structure éparpillée — mais, je l'ai dit, c'est sans doute ma lecture qui a été éparpillée. On pourrait dire que Sylvie Denis ranime la tradition du fix-up, procédé auquel Van Vogt avait eu recours plus que de raison — mais Van Vogt n'était jamais raisonnable, et encore moins quand il invoquait, grandiloquent, les “intérêts de la raison”. Sylvie Denis n'a pas cette sorte de folie ; au contraire, elle arrive à faire vivre chacun de ses personnages, chacun de ses lieux, comme une maison où l'on voudrait bien s'installer, passer plus de temps dans un fauteuil profond à regarder s'affairer les membres de la famille, à humer les arômes du dîner que se prépare — ledit dîner fût-il une bataille de nefs interstellaire. Mais non, il faut vite s'en aller vers une autre étape du voyage, et l'auteur n'est pas du genre à nous pondre une tétralogie, même si elle disposait ici d'une matière plus que suffisante pour ce faire.

Par exemple : le diptyque Saison des singes/Empire du sommeil a une évidente dette envers la série de la Culture d'Iain M. Banks, la Charte prenant la place de la Culture, et les Cartels celle de ses multiples ennemis. Avec une originalité : les vaisseaux intelligents et gigantesques qui, dans la Culture comme dans la Charte, sont à la fois les sentinelles et l'essence de la civilisation, ne sont pas chez Denis gouvernés par des intelligences artificielles à l'humour sarcastique, mais par des consortiums d'Humains modifiés. On a dans le livre quelques aperçus de la vie précédente d'un de ces humains (Irinat Mincor), de ses relations avec ses équipiers au sein du vaisseau. Tout cela sur le mode de la réminiscence, puisque l'Abondant a été détruit et ses composants humains détruits ou dissociés. Quels développements passionnants pourrait-on imaginer à propos de la vie interne d'un tel vaisseau ? (Ou peut-être valait-il mieux les laisser imaginer…) Autre divergence avec la Culture : les peuples heureux n'ayant pas d'histoire, sans doute, Banks place souvent ses livres dans les différentes sociétés humaines qui ne relèvent pas de la Culture, voire s'opposent à elles, et nous n'avons droit qu'à de brefs aperçus de la Culture elle-même (au-delà de son écorce militaire qu'est la section des Circonstances Spéciales). Denis relève le défi de mettre en scène dans la Saison des singes certains mondes de la Charte, avec leurs difficultés internes — mais là encore on passe vite, comme on passe vite sur la vie misérable des prolétaires soumis aux Cartels, qui fait l'objet de quelques chapitres de l'Empire du sommeil. Il y aurait là aussi eu, me dis-je, la matière de bien des chapitres, ou de bien des romans.

Ou de bien des nouvelles ? Denis est un auteur qui a rarement produit quand et où on l'attendait. J'ai d'excellents souvenirs de Jardins virtuels, son premier recueil. Qui sait où elle frappera la prochaine fois. En attendant, nous avons ici un livre plein de pistes fascinantes.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 72, août 2013

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