KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Serge Lehman : Escales sur l'horizon

anthologie de Science-Fiction

chronique par Pascal J. Thomas, 1998

par ailleurs :

Commençons, si vous le voulez bien, par l'évidente conclusion : achetez ce livre, vous ferez la bonne affaire de l'année. Je ne peux pas vous jurer que tout y soit bon, mais vous y trouverez suffisamment de textes à votre goût pour justifier le prix d'achat et, je gage, au moins autant d'excellents textes que dans Genèses, qui occupait, certes, un volume nettement plus mince. En fait, Escales sur l'horizon ne présente peut-être pas les deux ou trois chefs-d'œuvre qu'on note dans son prédécesseur chez J'ai lu, mais il en évite aussi les lamentables naufrages. J'ai entendu décrire ce livre comme un gros numéro d'une bonne revue de SF ; une revue trimestrielle qui aurait, au rythme de quatre par livraison, publié ces textes-ci au cours de l'année 1998, se serait placée largement en tête de la meute. Escales… doit continuer sur un rythme annuel : je ne gagerais pas que la récolte soit aussi abondante chaque année, mais il y a tout lieu d'être optimiste sur l'état de la SF française au vu de cet instantané.(1) Un seul petit regret : que tous les noms au sommaire soient connus, même si certains (Nguyen, Thiberge, Di Rollo, Ruaud) ont surtout fait leurs armes dans les fanzines ou l'édition semi-professionnelle.

La comparaison entre une revue et cette monumentale anthologie — sa taille, son poids dans la main font penser aux “Best of” annuels de Gardner Dozois — ne doit pas être poussée trop loin. D'abord parce que, comme les volumes sélectionnés par Dozois, à tout bien penser, elle présente des novellas dont la longueur serait difficile à accommoder dans un numéro de revue — ici deux récits qui peuvent prétendre au qualificatif de courts romans.

Premier dans l'ordre du volume (qui suit, à en croire la préface, une vague classification thématique heureusement beaucoup plus souple qu'elle ne le prétend), Roland C. Wagner avec "Musique de l'énergie". Un texte qui est un concentré du Wagner première période, celle du Cycle des Archétypes (le Serpent d'angoisse, les Derniers jours de mai, etc.), avec encore plus de rock 'n' roll par minute encore. Un texte qui se détache violemment de l'ensemble, en ceci qu'il se lance à la poursuite des obsessions de son auteur, sans grands égards pour ce que le public d'aujourd'hui pourrait désirer. Ce qui ne signifie pas que le public d'aujourd'hui — notion problématique ! je ne l'ai pas tous les jours au téléphone… — ne va pas s'intéresser au monde de Wagner. Le rock 'n' roll, vu comme force quasi-surnaturelle agissant sur l'inconscient collectif, l'idée n'est pas absurde ; et j'ai personnellement été fasciné par la façon dont Wagner scrute à la loupe ses propres icones, les met en scène avec une franchise distanciée qui manquait peut-être à ses premiers romans. Mais ce n'est pas ma première plongée dans l'univers de Wagner, et ce récit m'en paraît un élément indissociable ; il donne un aperçu des événements qui constitue la Grande Terreur Primitive, sans pour autant l'éclairer entièrement — à supposer que cela soit possible sans provoquer l'effondrement du concept.

L'autre semi-roman, "Scorpion dans le cercle du temps", est dû à Jean-Louis Trudel. De l'ampleur, beaucoup d'ampleur, dans cette poursuite spatiale qui vient se compliquer d'une tragédie vécue en réalité virtuelle, au sein de laquelle il faut repêcher la personnalité d'un brillant astrophysicien du xxie siècle qui pourrait donner la réponse aux problèmes brûlants de l'équipage du vaisseau. Un défaut à mon sens, toutefois : l'histoire virtuelle prend vite le dessus dramatique ; on finit par ne plus guère s'intéresser aux événements extérieurs. Ils trouvent d'ailleurs leur résolution de façon aléatoire et hâtive. Dommage, car on a eu droit au passage à quelques pages splendides, qui redémontrent que Trudel n'est pas l'homme seulement des space operas froids.

Le grand texte du livre, pour moi, restera celui de Jean-Jacques Nguyen, "l'Amour au temps du silicium". Lui aussi emploie les réalités virtuelles. Mais aussi le clonage. Et surtout l'amour, la mort, et l'identité, tout cela entraîné par un flot de sentiments à fleur de peau au long d'une série de rebondissements. On pense à du John Varley — ou, référence plus contemporaine, à du Greg Egan. Ça reste du Nguyen, un écrivain en pleine possession de ses moyens désormais.

La référence à Egan est inévitable aussi quand on lit l'autre Jean-Jacques du volume, Girardot. "Voyageurs" démontre toutefois beaucoup plus d'originalité que son texte dans CyberDreams,(2) et fourmille d'idées jouissives. Ou d'astuces de présentation, comme cette description d'une maison de campagne dans l'Ardèche qui évoque irrésistiblement celle d'un vaisseau spatial, d'une capsule de survie… La SF est aussi affaire de point de vue. Et j'ai eu ma bonne ration de SF avec cette nouvelle.

Dans une large mesure, les textes d'Escales sur l'horizon obéissent au vieil adage qui veut qu'une histoire possède un commencement, un milieu et une fin. Resterait à définir ces termes ! Mais quelques auteurs font clairement exception, comme Francis Valéry, avec "des Signes dans le ciel", un texte qui condense plusieurs éléments de son univers sans arriver — à mon sens — à fournir beaucoup de contenu dramatique. Disons que j'y suis resté aussi insensible que je l'avais été à toute la première partie du recueil les Voyageurs sans mémoire, avec lequel ce texte présente des points d'intersection.

Sylvie Denis et Yves Meynard, tout en respectant les canons de la SF la plus classique, placent tous deux leurs récits au seuil de ce qui aurait constitué, pour un récit d'aventure traditionnel, le cœur de l'action (violence et voyages). Eussent-ils été des auteurs de SF américains des années 50, on eût parié qu'une poignée de novelettes de plus auraient au fil des mois complété l'œuvre en un roman plus ou moins bien ficelé, mais diablement vendable. Les circonstances ne sont plus les mêmes, et je me dis plutôt qu'il s'agit d'un choix esthétique : privilégier le moment de la découverte et de la décision, voir le reste comme des conséquences physiques. Une fois que Meynard a dépeint à la fois l'arrière-plan de l'Humanité organisée en ruches et les personnages qu'il y situe, fruits de leur expérience mais aussi, bien plus que nous, de leur biologie contrôlée, "le Vol du bourdon" peut prendre fin parce que nous avons compris sa trajectoire. Une fois que la jeune institutrice mise en scène par Sylvie Denis dans "Avant Champollion" a eu l'intuition géniale (pour sa culture) de ce que le lecteur avait compris depuis longtemps, une fois surtout que nous nous sommes plongés dans sa vie et ses sentiments, ce qui fera d'elle plus tard une héroïne des livres d'histoire ne présente plus guère d'intérêt.(3)

Jean-Claude Dunyach, lui aussi, se décale dans le temps, avec un point de vue postérieur aux événements de "Nos traces dans la neige" qui auraient pu être les plus dramatiques. Sa très brève nouvelle n'a pas vraiment de personnages (un groupe, plutôt), et le front d'onde de l'information part à la fois vers le passé et vers le futur jusqu'au point, là encore, où le lecteur en sait assez. Et cela ne prend qu'une poignée de pages, ciselées.

Placer la barre est toujours un acte arbitraire, même à supposer que le classement précédant le traçage de la frontière ait bénéficié de la moindre objectivité. Je dirais cependant que le reste des textes de l'anthologie (comme celui de Valéry) ne m'a pas paru du même niveau que les sept ci-dessus. Thierry Di Rollo, n'en parlons pas. André-François Ruaud, parce que son univers parallèle n'est pas assez développé, et son intrigue policière pas assez accrocheuse en elle-même. Richard Canal, parce qu'il reste trop purement esthétique. Ayerdhal, parce que trop purement didactique (et invraisemblable). Joëlle Wintrebert, parce qu'une bonne idée souffre d'une narration trop schématique, trop descriptive des sentiments du protagoniste. Guillaume Thiberge, parce que sa géniale folie est absente. Laurent Genefort, parce que sa nouvelle, impeccablement aboutie, ressemble trop à ce que j'ai lu de Bruce Sterling il y a quinze ans pour me convaincre vraiment. Thomas Day, parce que son texte, "l'Erreur", est sans doute la principale qu'on puisse reprocher à l'anthologiste : le contenu SF est vide, l'enjeu émotionnel douteux, tout cela en dépit d'une exécution — c'est le cas de le dire — tout à fait compétente. Et brutale. Comme une sorte de Tarantino peint aux couleurs de la SF. Oui, mais à quoi cela rime-t-il ?(4) Comme le lecteur peut être tenté d'oublier l'inévitable subjectivité du critique, tout ce qui précède doit être muni du qualificatif à mon avis, généreusement apposé en facteur sur l'ensemble.

Il manque à ce panorama une pièce essentielle — l'introduction, que sa longueur (44 pages !) et son titre(5) signalent inévitablement à l'attention. Curieux travail que ce texte plein de passion, qui parcourt à toute vitesse le temps et l'espace en récapitulant toute l'histoire de la SF, tout en réfutant les idées fausses propagées sur le genre. Est-elle écrite pour ceux qui connaissent la SF, ou pour ceux qui ne la connaissent pas ? L'auteur sait bien que ces derniers ne la liront pas, de toute façon, mais ne peut s'empêcher d'être pédagogue ; à l'intention, espérons-le, d'une nouvelle frange de lecteurs acquis à la SF mais ignorants du passé du genre, qui achèteraient ce livre sans doute bien distribué.

Lehman ne fait pas œuvre de théoricien, mais plutôt de vulgarisateur — aïe ! le méchant terme ; disons comme lui “popularisateur” — du travail de maints critiques de SF français qui l'ont précédé — et notablement de Jean-Marc Gouanvic, pour les idées les plus originales de cette préface. Une sorte d'anthologie de critique, si l'on veut. Stratégie : une fois tracé le cadre général de la SF,(6) définir dans ce cadre la place de la SF française, et tenter de discerner l'origine de la malédiction qui pèse sur elle dans son propre pays, en dépit des beaux succès dont on peut donner la liste — et Lehman de lever le chapeau à Ayerdhal, Bordage, Dantec… Lehman donne aussi, avec plus de courage, une liste des handicaps de la SF française (certains connus depuis des lustres), et sa vision obsessive, voire un peu ridicule, de l'ennemi principal : l'hostilité de la télévision française à l'égard du genre, ou plutôt du discours qui légitimerait le genre.

Je n'arrive pas à partager cette obsession pour la télé, ni la vision de la légitimation comme clé du salut. La télévision, autant que l'establishment culturel américain, n'ont guère aidé la SF de leur pays ; je me souviens encore des plaintes innombrables des gens du milieu SF envers la télé, qui ne parle jamais de livres et passe des séries qui travestissent le genre (cela a pu changer), et des rêveries vagues de plus d'un universitaire sur le respect intellectuel dont pouvait jouir la SF en Europe parce que, là-bas, elle était fille de Wells et d'Orwell, et non pas de Buck Rogers… Bref, dans le subjectif, l'herbe est toujours plus verte de l'autre côté de la barrière. Objectivement, la SF américaine a surtout bénéficié de sa plus solide assise commerciale — et Lehman le note aussi. C'est un travers français que de vouloir faire coïncider tous les pouvoirs, commercial, médiatique, intellectuel — et pourquoi pas politique !

En un sens, pourtant, Lehman répond aux inquiétudes de son introduction par les textes qu'il a réunis. J'ai signalé ci-dessus l'ombre portée d'Egan ou de Sterling sur certains récits ; j'aurais pu invoquer les mânes de L. Sprague de Camp (la Couronne de lumière) à propos des ruches humaines de Meynard, celles d'Ursula K. Le Guin à propos des colons humains perdus de Sylvie Denis, ou de la tranquille résistance au colonialisme terrien du peuple du Hib de Thiberge. Voire Robert Silverberg ou Theodore Sturgeon au détour d'un texte ou de l'autre. Savoir intégrer l'apport des maîtres, c'est aussi faire preuve de sa propre maîtrise, de sa compétence technique, et les auteurs de SF francophones d'aujourd'hui sont irréprochables sur ce plan. « Sans technique, le talent n'est qu'une sale manie. » : la phrase est attribuée à Georges Brassens, un artiste qui ne faisait pourtant pas étalage de sa technique. La technique n'est pas tout — un premier pas indispensable, pas plus ! Jean-Claude Dunyach reconnaissait comme seule uniformité à l'anthologie son absence d'aspérité. On sait faire, et on séduit. Pour gagner la bataille commerciale, condition préalable au développement d'œuvres de la maturité. Corollaire, l'image du créateur solitaire et irréductible a perdu de sa vogue — et la thématique qui en découlait, celle de l'artiste créateur d'univers, si fréquente dans la SF francophone des années 80, a perdu de sa prévalence.

Cette anthologie est une belle salve dans cette bataille — bataille économique, il faut le dire. Comme un manifeste des gens qui auraient dépassé le stade des écoles et des manifestes, des lignes directrices et des exclusions. Conséquence, la SF francophone n'a plus de chefs de file — seulement des têtes de gondole (pour emprunter à la grande distribution sa désopilante nomenclature). Si cette optique réussit, elle éclipsera nécessairement, par le jeu des forces du marché, l'essentiel de ce qui lui est extérieur. Serge Lehman s'est peut-être livré à quelques efforts pour faire rentrer le plus de gens possible dans cette optique — ce serait tout à son honneur ; il joue ici, avec modestie finalement (ça semble paradoxal), le rôle de promoteur de ses contemporains. Souhaitons-lui le plus de réussite possible dans ce rôle.


  1. Voir les chroniques d'Escales 2000 & Escales 2001.
  2. "L'Éternité, moins la vie", dans CyberDreams 10.
  3. Voir néanmoins la chronique de la Saison des Singes. — Note de Quarante-Deux, qui passait par là début 2017.
  4. On notera avec un certain amusement que Gilles Dumay se permet, dans la chronique de l'anthologie qu'il signe dans Étoiles vives 3, de battre le tambour pour les hauts faits douteux de son alter ego auteur de SF. Heureusement que le ridicule n'est pas équipé de magnum…
  5. "Les Enfants de Jules Verne", renvoyant au célèbre livre-manifeste Pourquoi j'ai tué Jules Verne de Bernard Blanc, qui avait réussi à s'installer comme emblème de la SF française de la fin des années 70.
  6. Au prix de quelques simplifications, qui mènent parfois à l'inexactitude : peut-on raisonnablement écrire que J.G. Ballard a publié dans les pulps ? La chronologie l'interdit.

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