KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Greg Egan : l'Énigme de l'univers

(Distress, 1995)

roman de Science-Fiction

chronique par Pascal J. Thomas, 1998

par ailleurs :

Comme souvent, Egan relève le défi de l'extrapolation proche et cependant audacieuse : la société a beaucoup changé sous l'influence de la technologie, sans cesser de refléter les défauts de la nature humaine. Andrew Worth s'est spécialisé dans la “frankenscience”, la mise en scène sensationnaliste des excès de la technologie. Mais son rêve est de pouvoir tourner des reportages scientifiques sérieux. Aussi obtient-il de réaliser un “profil” de Violet Masala sur l'île d'Anarchia.

Anarchia n'est pas elle-même un lieu indifférent. Sa société est à l'image des nano-robots indispensables aux nano-technologies : sans qu'une autorité centrale donne des ordres, les efforts de chacun se situent dans un plan d'ensemble qui produit un résultat hautement complexe. Anarchia est aussi une île artificielle, partiellement flottante, construite à l'aide de nano-robots — et, parce que l'anarchie garde sa part de rébellion, grâce à des brevets piratés aux dépens des grandes compagnies de biotechnologie qui aimeraient régenter le marché (et le monde).

Pourquoi un congrès de physique théorique choisit-il de se tenir dans un lieu aussi potentiellement instable — au propre comme au figuré, on le verra —, ce n'est jamais bien expliqué, au-delà d'une connexion personnelle entre Mosala et Anarchia qui, pour importante qu'elle soit dans l'intrigue, ne justifierait pas une telle décision — j'ai l'impression qu'Egan n'est pas un familier du petit monde de la recherche, avec les à-côtés et les mesquineries qu'un Benford, par exemple, sait si bien décrire.

C'est entendu, Egan n'est jamais meilleur que dans ses nouvelles, et quand il développe des concepts spéculatifs plus que des sentiments. Il donne de bons exemples de germes de nouvelles dans les quatre reportages — sans rapport avec l'intrigue principale — que nous voyons tourner par Andrew au début du livre ; et celui qu'il exécute sur la secte des Autistes Volontaires, s'il n'est pas le plus frappant — le coup de poing dans le ventre est réservé à la séquence d'ouverture —, est peut-être le plus révélateur d'un certain malaise d'Egan vis-à-vis de l'analyse des rapports humains. Selon l'analyse des Autistes Volontaires — qui plaît énormément, je dois l'avouer, à mon moi d'adolescent frustré —, les humains normaux ont une capacité innée de compréhension mutuelle qui dépasse le cadre du rationnel, capacité dont sont privés les autistes partiels, des gens qui paraissent fonctionner normalement en société mais sont tragiquement incompétents en matière, par exemple, d'établissement de relations sexuelles. Le tout est accompagné d'une série de considérations pseudo-scientifiques de toute beauté sur l'évolution et la spécialisation des aires du cerveau.

On sent la séduction exercée par cette théorie sur Andrew, lui-même incapable de plaire à sa petite amie, et à travers lui sur Egan. Et c'est peut-être en cela, dans ses défauts même, qu'il est le plus caricaturalement et le plus magnifiquement un auteur de SF — et la charge menée contre lui (avec quelque retentissement) par Denis Guiot(1) témoigne, à mon sens, d'un angle mort de la part du critique en ce qui concerne la spécificité du genre SF.

Passons, et revenons aux spécificités d'Egan au sein de la SF. Comme on peut s'y attendre, l'Énigme de l'univers est bourré de considérations plus philosophiques que physiques (et de dialogues parfois un peu lourds) sur l'influence de l'expérimentateur sur l'expérience — et, partant, de la conscience intelligente sur l'univers qu'elle habite. Ça remonte au moins à Descartes — en passant, pour nous autres amateurs de SF, par Rudy Rucker — ; c'est prétexte à de nombreuses considérations sur la physique quantique qui sont moins suivies d'applications pratiques immédiates que dans Quarantine.(2)

L'Énigme… est nettement plus ambitieux que ce roman des débuts, mais je ne suis pas sûr que ce soit son sujet apparemment central qui en produise les meilleures pages. Egan s'est peut-être lassé de revenir sans cesse sur les mêmes thèmes, et ce roman marque une étape en ceci qu'il tourne explicitement le dos aux — magnifiques — délires solipsistes de la Cité des permutants. Je n'en veux pour preuve que le passage suivant : « Ce corps malade était tout mon être. Ce n'était pas l'abri provisoire de quelque minuscule homme-dieu indestructible vivant dans la chaude obscurité protectrice derrière mes yeux. De mon crâne jusqu'à mon anus putride, c'était l'instrument de tout ce que je ferais, ressentirais et serais jamais. ».(3) Bon, en français les tournures de phrase sont — littéralement ! — un peu empruntées, mais quelle profession de foi ! Et l'auteur insiste sur cet aspect en introduisant une intrigue amoureuse obsessionnelle et bizarre, qui vient comme les cheveux sur la soupe, mais prend beaucoup de place dans les préoccupations d'Andrew.

L'action la plus juteuse du livre est politique, et il ne faudrait pas que la réputation antérieure d'Egan, ni la naïveté en termes de rapports humains qu'il prête à son narrateur, le fassent oublier. En ce sens, c'est la société d'Anarchia qui est le personnage principal du livre, et si l'anarchisme n'est pas un thème de débat très à la mode de nos jours, la question de la brevetabilité du vivant, elle, est brûlante ; et c'est sur ce point que le torchon brûle entre Anarchia et les grandes sociétés de biotechnologie, au point qu'elles vont entreprendre des actions militaires contre l'île. Egan a une vision de l'anarchie qui évite tout lyrisme, toute exagération de la haine du monde ancien : on a plutôt l'impression d'une solution technique plus imaginative et plus efficace au problème de l'ingénierie sociale. Comme l'internet a fait florès grâce à une architecture décentralisée, pour prendre une comparaison qui sorte des thèmes du livre lui-même.

Remarquons enfin que, en partiel démenti de ce que je disais ci-dessus sur le peu de haine du “monde ancien”, Egan parle beaucoup de son pays, l'Australie, dans ce livre — plus en tout cas que dans les précédents. Et, au-delà du rôle de méchant qu'il donne à l'état australien dans le déroulement des événements — un rôle à mettre en parallèle avec l'attitude anti-environnement que peut adopter l'Australie d'aujourd'hui dans le débat sur les gaz à effet de serre, sujet si important pour les îles du Pacifique —, il remet vivement en cause l'identité nationale australienne, exacerbée jusqu'au mythe parce que fondamentalement faible, et bâtie sur la spoliation du peuple indigène du pays — réalité qu'au contraire on s'efforcera de faire oublier.

Bref, Egan se renouvelle, retourne presque sa veste, même s'il n'apporte pas de surprise littéraire majeure : richesse thématique et faiblesse structurelle caractérisent ce roman — que, personnellement, je n'ai jamais pu lâcher. À moins d'être totalement allergique aux infusions de science en SF, vous ne pourrez pas non plus vous empêcher de le lire.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 28, mai 1998

Lire aussi dans KWS une autre chronique de l'Énigme de l'univers par Christo Datso


  1. "Back… …to Gernsback!" dans Ozone, nº 8, janvier-mars 1998, p. 53.
  2. Isolation paraîtra chez Denoël en 2000. — Note de Quarante-Deux, qui passait par là début 2017.
  3. Chez Robert Laffont, p. 239.

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