Jean de LA HIRE

LA ROUE FULGURANTE

PROLOGUE

DANS LEQUEL LES LECTEURS QUI N'AIMENT PAS LES PROLOGUES PEUVENT VOIR UN CHAPITRE PREMIER PRÉCÉDANT D'UNE ANNÉE LE SUIVANT


Le lieutenant Paul de Civrac, de l'Infanterie coloniale, ne voulait pas quitter l'Inde, sans connaître Calcutta, et sans avoir chassé, au moins une fois, le tigre ou l'éléphant dans les épaisses forêts qui couvrent les îles sauvages formées par les bouches du Gange.

Chargé de mission, il avait, dix mois auparavant, débarqué à Bombay, et traversé l'Inde en ligne droite jusqu'à Bénarès. De cette ville sacrée, il s'était rendu à Chandernagor, dernière étape de sa mission.

Et maintenant, à la veille de partir, seul dans la chambre d'un hôtel où vivaient encore les souvenirs de la gloire française dans l'Inde, il attendait la visite d'un riche Anglais, qui lui avait promis de lui donner une lettre pour un de ses amis de Calcutta.

Les Anglais sont exacts. À l'heure dite, sir John Purkin entrait dans la chambre de Paul de Civrac.

— Monsieur, dit-il, voici la lettre promise.

Et il présenta au lieutenant une large enveloppe scellée de noir.

Paul de Civrac prit l'enveloppe, la regarda des deux côtés, et, en souriant pour dissimuler sa surprise :

— Il n'y a pas d'adresse, dit-il.

— Je vous demande pardon, reprit l'Anglais, l'adresse s'y trouve, au contraire…

— Mais où donc ? fit Civrac, ahuri cette fois. Hormis le cachet de cire, je ne vois aucun signe sur ce papier blanc.

— Aussi l'adresse est-elle sur le cachet, répliqua sir John Purkin.

— Sur le cachet ?‥

— Ou plutôt, reprit l'Anglais, c'est le cachet lui-même qui constitue l'adresse. Veuillez le regarder avec soin.

Paul de Civrac s'approcha de l'unique fenêtre de la chambre et, à la grande lumière du jour, il examina le sceau de cire noire.

Il était large et parfaitement rond.

Au milieu d'une circonférence ressortant en relief, un signe, en relief aussi, était nettement visible. Signe bizarre, et auquel Paul de Civrac ne comprit absolument rien. Cela rappelait la fantaisie d'un dessin moresque.

Le lieutenant haussa les épaules et, sans mot dire, regarda l'Anglais.

Sir John Purkin eut un sourire bref, et, d'un ton imperceptiblement railleur :

— Monsieur, ce sceau a une signification précise qu'il m'est interdit de vous révéler. Mais il constitue, je vous le répète, l'adresse du puissant ami auquel j'ai l'honneur de vous recommander… Muni de cette lettre, vous irez, le jour qu'il vous plaira, mais juste entre neuf et dix heures du matin, sur le pont qui relie la ville de Calcutta à la station d'Haourah. Vous vous arrêterez au milieu de ce pont, la face tournée dans le sens du cours du Gange, et là, vous verrez un homme, un Hindou, coiffé de vert, vêtu de jaune et chaussé de rouge ; à la main droite il aura un bâton blanc, et à la main gauche un petit sac noir. Vous irez à cet homme, vous lui montrerez la lettre et le sceau. Il ouvrira le sac ; vous mettrez la lettre dans le sac. Aussitôt l'Hindou marchera : vous le suivrez… et je suis certain que, dans quelques jours, vous me remercierez de vous avoir fait connaître l'homme le plus extraordinaire que les hommes aient jamais connu…

Paul de Civrac avait écouté l'Anglais avec surprise ; mais il sut la dissimuler, car, devant un Anglais surtout, il ne convient pas de se montrer accessible à ce sentiment un peu puéril qu'est l'étonnement. Aussi, quand sir John Purkin eut fini de donner ses bizarres explications, Paul de Civrac dit avec nonchalance :

— C'est bien, je vous remercie. Le mystérieux cachet vaut, en effet, une adresse. Mais pourquoi ces précautions ?

L'Anglais fit un geste évasif.

— Ne pourrai-je pas tout au moins savoir le nom de l'étrange et puissant ami auquel vous me faites la grâce de me recommander ?

À cette seconde question, formulée avec plus de nonchalance encore que la première comme si ce n'eût été qu'une indifférente formule de politesse, sir Purkin répondit par le même geste évasif ; mais, de plus, il murmura :

— Vous verrez… Vous verrez !‥


Quelques heures après, Paul de Civrac sautait du train sur le trottoir de la station d'Haourah. Une voiture l'emporta, lui et ses bagages, jusqu'à la maison du consul de France, qui était de ses amis, et où une chambre lui avait été réservée.

Il raconta au consul sa conversation avec John Purkin et lui montra l'enveloppe marquée du sceau mystérieux. Mais le consul ne put lui donner le moindre renseignement.

Paul de Civrac dormit mal, pendant la première nuit de son séjour à Calcutta. Les débuts de son aventure l'intriguaient beaucoup, et les extraordinaires précautions dont on entourait et dont s'entourait l'énigmatique ami de sir John Purkin promettaient bien d'étonnantes choses.

C'est heureux ! marmonnait Paul de Civrac dans son lit. De Bombay à Bénarès, de Bénarès à Chandernagor j'ai traversé l'Inde entière — et pas la plus petite aventure ! Je n'ai vu que des éléphants domestiqués et des tigres en cage ! Cette année, la traditionnelle famine n'a eu rien d'excessif ; aucun Hindou ne s'est révolté contre la domination anglaise ; et que mon voyage se fit à cheval, en voiture, en barque ou en chemin de fer, j'allais aussi tranquillement que de Paris à Versailles !‥ Traverser toute l'Inde — et n'avoir rien à raconter, c'est dur !‥ Mais, grâce à sir John Purkin, je crois que ça va changer… Enfin !‥ Brahma, Vichnou et Siva soient bénis !

Et quand il eut cent fois retourné ces pensées dans son esprit, Paul de Civrac parvint à s'endormir.

Le lendemain, à neuf heures moins cinq minutes, il s'engageait sur le pont du Gange. Arrivé au milieu, il s'arrêta et se tourna vers le sud. Mais dans la foule des passants — Anglais, Chinois et Bengalais en costumes banaux ou pittoresques — il ne distingua pas tout d'abord l'homme à robe jaune que sir Purkin lui avait décrit…

Il tira sa montre : il était neuf heures moins une minute.

Mais quand, cette minute écoulée, Paul de Civrac releva la tête, il vit à trois pas de lui un Hindou immobile, appuyé de dos au parapet du pont.

Ah ! ah ! s'écria Paul de Civrac en lui-même. Voilà un gaillard de qui l'exactitude donnerait envie à sir John Purkin lui-même. Turban vert, robe jaune, sandales rouges, bâton blanc, sac noir : c'est bien cela !

Et, tirant de la poche intérieure de sa vareuse la lettre de sir Purkin, Paul de Civrac marcha droit à l'Hindou.

Il se planta devant lui et lui présenta le cachet mystérieux de l'enveloppe.

Aussitôt l'Hindou s'inclina profondément, prit la lettre, la baisa, l'enferma dans le sac noir, et, tournant le dos à Paul de Civrac, il se mit à marcher vers Calcutta.

Allons ! pensa le lieutenant tout joyeux, ça s'annonce bien ! Que diable vais-je trouver au bout de cette aventure ?‥

Et il suivit le silencieux Hindou. Il traversa le Gange, longea le quai des Jetées, passa devant l'hôtel de ville de Calcutta, devant l'hôtel des Postes, contourna le palais du gouvernement, aperçut le Théâtre-Royal, laissa à sa droite le théâtre de l'Opéra, et s'engagea dans une des rues qui conduisent, de ce théâtre, au collège mahométan.

Et quand il eut parcouru cette rue à peu près dans la moitié de sa longueur, il s'arrêta, comme l'Hindou, devant la porte d'un jardin au fond duquel se voyait, entre de grands arbres, la façade blanche d'une maison.

L'Hindou modula un cri bizarre, et aussitôt comme d'elle-même la porte s'ouvrit. Elle se referma sur les talons de Paul de Civrac.

Une minute après, le lieutenant se trouvait seul dans une vaste pièce meublée avec tout le luxe de la fortune et de l'art orientaux. Des divans larges et profonds, des tapisseries et des tentures brochées d'or, des meubles de bois précieux incrustés d'or et de pierreries, un tapis où les pieds s'enfonçaient comme dans la neige molle… Çà et là, brillant sur les tapisseries, de magnifiques armes en trophées, et, entre deux fenêtres, un brûle-parfum en bronze, et d'un travail exquis, d'où montait une odorante et bleuâtre fumée…

L'Hindou à robe jaune avait disparu.

Paul de Civrac se laissait aller à l'admiration que provoquaient en lui les tapisseries et les meubles, lorsqu'une tenture se souleva, et un homme parut.

Il était tout vêtu de blanc, comme un riche arabe d'Alger ; il avait la tête nue, aux cheveux noirs coupés ras, et son visage, sans barbe ni moustaches, offrait le type parfait de la race mauresque : cependant il avait le teint blanc. Son âge était indéfinissable.

Tout de suite, en français, sans accent particulier, cet homme dit :

— C'est monsieur le lieutenant Paul de Civrac que j'ai l'honneur de recevoir dans cette demeure ?‥

— Lui-même, monsieur ! répondit le jeune homme surpris d'entendre du pur français quand il croyait avoir à répondre à de l'arabe ou à de l'anglais.

— Sir Purkin, reprit l'homme mystérieux, me fait la grâce de penser que je pourrai combler vos désirs en vous faisant visiter Calcutta et en vous ménageant une chasse au tigre dans les forêts du Sanderband…

Paul de Civrac s'inclina. Mais de sa voix calme, aux sonorités métalliques et nettes, l'inconnu continuait :

— Lieutenant, c'est avec plaisir que j'accède à la prière de sir Purkin, qui est mon ami. Son nom est auprès de moi le meilleur des talismans. Toutefois, il ne me plaît point de me faire votre cicérone dans Calcutta. Vous permettrez que, pour la visite de cette ville, mon intendant me remplace auprès de vous. Mais je ne laisserai à personne le soin et le plaisir de vous faire chasser le tigre à l'embouchure du Gange. Deux jours vous suffiront pour voir Calcutta. Après-demain donc, au lever du soleil, nous partirons pour le Sanderband… Jusque-là, monsieur de Civrac, faites-moi l'honneur d'accepter mon hospitalité. Un appartement vous est réservé ici ; quatre serviteurs et mon intendant vous sont attachés ; à l'heure qu'il est, trois de mes esclaves apportent vos bagages, qu'ils sont allés chercher au consulat de France… J'espère que vous ne vous plaindrez pas de ce changement imprévu de domicile. Et s'il vous plaît que votre ami le consul soit de la chasse, je vous prie de l'inviter en mon nom… À bientôt, monsieur de Civrac.

Et sur une brève inclinaison de tête, l'homme étrange souleva la tenture et disparut…

Paul de Civrac allait manifester sa stupéfaction par un de ces monologues à voix basse dont les Français sont coutumiers, lorsqu'une autre tenture fut soulevée, et un Hindou, richement vêtu de rouge et de noir, fit trois pas dans le salon. Il s'inclina profondément devant le jeune homme, et, se relevant :

— Seigneur, dit-il, je suis Ra-Cobrah, l'intendant du maître… Vous plaît-il, seigneur, de visiter votre appartement et de choisir vos serviteurs avant de parcourir la ville ?‥

Alors Paul de Civrac haussa violemment les épaules, mouvement qui lui était familier, lorsqu'il prenait une brusque et décisive résolution : cette fois, sa résolution était de ne s'étonner de rien, de ne rien demander, de ne pas monologuer, de se laisser conduire par le mystère. Et de sa voix de commandement, il dit :

— Ra-Cobrah ?‥ C'est bien ! Allons visiter mon appartement et choisir mes serviteurs.

Grave, l'intendant s'inclina.

— Veuillez me suivre, seigneur, prononça-t-il.

Et il sortit du salon.

L'appartement dans lequel, après avoir traversé une féerique cour intérieure, fut introduit Paul de Civrac, était d'un luxe insensé.

— C'est bien ! déclara le lieutenant, l'appartement me plaît…

Aussitôt Ra-Cobrah frappa du poing sur un gong, et les vibrations sonores du métal ne s'étaient pas encore évanouies, que toute une tapisserie se souleva et Civrac vit rangés devant lui des nègres jeunes et athlétiques. Il en compta vingt-quatre.

Ils étaient nus jusqu'à la ceinture ; un pagne serré leur ceignait les reins.

— Seigneur, dit Ra-Cobrah, veuillez choisir vos quatre serviteurs.

— Quelle langue parlent ces hommes ? demanda le lieutenant.

— Aucune de celles que vous connaissez, seigneur, répondit l'Hindou, mais vous me donnerez les ordres et je les ferai exécuter.

— Vous ne me quitterez donc pas ?

— Non, seigneur, tant qu'il vous plaira de rester l'hôte du maître.

— C'est bien. Je prends les quatre premiers, de ce côté…

Les quatre nègres choisis firent deux pas en avant, tombèrent à genoux et restèrent prosternés, le front sur le tapis. La tapisserie retomba, dérobant à la vue les vingt autres nègres…

Et pendant quarante-huit heures Paul de Civrac put croire qu'il vivait une fantasmagorie somptueuse des Mille et une nuits. Flanqué de Ra-Cobrah et suivi de ses quatre nègres, il visita la merveilleuse ville de Calcutta… Dans la maison mystérieuse du “maître”, il fit, en compagnie de son ami le consul de France, qu'il avait invité, des repas dignes de Sardanapale, de Balthasar et de Lucullus.

Mais le lendemain de son arrivée dans la maison du “maître”, de qui le nom lui était inconnu, il fut réveillé par Ra-Cobrah aux premières lueurs du jour.

— Seigneur, lui dit l'intendant, le maître vous attendra dans une demi-heure. Le seigneur consul est averti… Tout est prêt pour la chasse dans le Sanderband…

Trente minutes après, dans le salon où il avait été d'abord reçu, Paul de Civrac rencontrait le “maître”. Il y eut des échanges de politesses. Pendant ces préliminaires, le consul arriva. La présentation fut brève ; le maître se nomma lui-même : il s'appelait Ahmed-bey.

Ce nom, d'une banalité déconcertante, et qui est aussi fréquent, dans le monde musulman, que celui de Joseph dans le monde chrétien, ce nom sans couleur n'apprenait rien à Paul de Civrac ni au consul.

— Messieurs, dit Ahmed-bey, le chemin de fer va jusqu'à Port-Canning, au milieu des bouches du Gange, à l'entrée du Sanderband. J'ai retenu un wagon spécial. À Port-Canning, une chaloupe électrique nous attend. Elle nous transportera jusqu'aux îles où les tigres abondent. Allons !

— Et les armes ? risqua Paul de Civrac.

— Nous les trouverons à bord de la chaloupe.

Le lieutenant et le consul s'inclinèrent.

Salgari, le Gustave Aimard italien, a fait dans un livre, les Mystères de la jungle noire, une description saisissante du Sanderband, ou Sunderbunds, infinité d'îles, d'îlots et de bancs formés, près de la mer, par les bouches du Gange.

Voici cette courte description qui donnera une idée de la terrible chasse au tigre à laquelle Paul de Civrac et le consul allaient être conduits par Ahmed-bey :

« Rien de plus navrant, de plus étrange et épouvantable que la vue de ces Sunderbunds. Pas une ville, pas un village, une cabane ou un refuge ; l'on n'aperçoit du nord au sud, de l'est à l'ouest, que des plantations immenses de bambous couverts d'épines, les uns très près des autres, dont les hautes cimes se balancent au souffle du vent empesté par les exhalaisons des corps humains qui pourrissent dans les eaux vénéneuses des canaux.

» Rarement vous verrez trôner au-dessus de ces cannes gigantesques des “banians”, arbres immenses, rois des forêts indiennes ; plus rarement encore vous apercevrez des mangliers ou des jacquiers s'élevant parmi les marais, et c'est à peine si vous aspirerez parfois le parfum suave des jasmins qui poussent timidement dans ce chaos de végétaux.

» Le jour un silence profond, mortel, qui ferait peur aux plus audacieux, règne en maître ; la nuit, au contraire, c'est une clameur assourdissante de cris et de mugissements, de sifflements, de rugissements à glacer le sang dans les veines.

» Dites aux Bengalais de se risquer dans les Sunderbunds, ils s'y refuseront ; promettez-leur cent, deux cents, cinq cents roupies, cela ne fera pas varier leur décision. Dites aux “molangs”¹ qui vivent dans les Sunderbunds, défiant le choléra, la peste, les fièvres et le poison de l'air, de pénétrer dans les jungles, ils n'accepteront pas plus que les Bengalais.

» Ils n'ont pas tort d'ailleurs : se risquer en ces lieux c'est aller au devant de la mort.

» Et en effet, parmi cette foule d'épines et de bambous, ces marais et ces eaux jaunes, des tigres affamés se cachent, guettant le passage d'un canot ou même d'un navire, pour s'élancer sur le pont et s'emparer du rameur ou du matelot qui aurait le malheur de s'y montrer ; c'est là qu'on voit nager d'horribles et gigantesques crocodiles avides de chair humaine ; c'est par là que chemine le formidable rhinocéros si ombrageux et si facilement fou ; c'est là que vivent et meurent enfin les nombreux serpents indiens, dont la morsure fait suer du sang et qui amène la mort avec une rapidité foudroyante ! »


1. On appelle “molangs” les habitants des Sunderbunds. Ce sont des hommes petits, grêles, noirs, rongés par les fièvres et le choléra, maladies fréquentes en ces pays à cause des exhalaisons pestilentielles des végétaux pourris et des cadavres que les Indiens jettent dans les eaux du Gange.

Paul de Civrac connaissait de réputation cette horrible contrée. Mais pour le jeune homme le danger n'était qu'un stimulant. Son ami le consul n'était ni moins aventureux ni moins courageux que lui. Aussi, ce fut sans la moindre appréhension qu'à la descente du train de Calcutta, à Port-Canning, ils s'embarquèrent dans la chaloupe électrique d'Ahmed-bey.

En plus du mécanicien et du pilote, l'équipage de la chaloupe comprenait quatre hommes ; en comptant Ra-Cobrah, qui avait suivi son maître, les chasseurs étaient donc au nombre de huit, car le pilote et le mécanicien resteraient à bord pendant qu'Ahmed-bey, son intendant, ses deux invités et les quatre hommes s'enfonceraient dans la jungle.

La chaloupe s'élança rapidement dans un canal étroit, bordé de chaque côté par une inextricable forêt de bambous épineux. Après un quart d'heure, on vit ce canal s'élargir soudain et se diviser en deux cours qui cerclaient une île isolée, où le feuilletage majestueux de quelques banians dominait de haut la plaine frissonnante des bambous.

— C'est là que nous allons, dit Ahmed-bey.

Il était vêtu de la culotte bouffante et du burnous blanc des Arabes ; des bottes de cuir fauve montaient jusqu'à ses genoux ; un petit turban très serré enveloppait son crâne. Mais tandis que Paul de Civrac et le consul s'étaient armés d'un revolver passé à la ceinture et d'une forte carabine suspendue à l'épaule, Ahmed-bey ne portait même pas un poignard. De même Ra-Cobrah et les quatre hommes n'étaient munis que d'une badine d'acier flexible. L'intendant avait expliqué à Paul de Civrac que cette badine servait à casser les reins des serpents que l'on rencontre à profusion dans les sentiers de la jungle.

— Mais contre les tigres ? avait dit le lieutenant, surpris.

Ra-Cobrah s'était contenté de répondre en souriant :

— Le maître est là !

Et cette parole remplit de stupéfaction l'âme de Civrac et du consul.

Lorsque l'étrave de la chaloupe toucha doucement la berge de l'île :

— Messieurs, dit Ahmed-bey, il est midi. Nous allons descendre à terre. Nous déjeunerons dans une cabane à claire-voie qui est au pied de ce banian dont vous voyez là-bas, à droite, le feuillage immense. Pendant ce temps, Ra-Cobrah et mes esclaves trouveront la piste du tigre. Nous irons ensuite nous mettre à l'affût, et quand, au crépuscule, l'animal sortira, vous aurez certainement l'occasion d'essayer vos carabines…

— Et vous, monsieur ? fit Paul de Civrac. Ne tirerez-vous pas avec nous ?

Ahmed-bey regarda le jeune homme avec calme et répondit gravement :

— Ce n'est pas avec les armes des hommes que je chasse, moi !

— Avec quoi donc ?‥

— Vous le saurez, s'il est nécessaire que vous le sachiez ! En route, messieurs !

Et les mains vides, sans même une badine contre les serpents, Ahmed-bey sauta du pont de la chaloupe sur le rivage de l'île. Civrac et le consul le suivirent ; puis ce fut Ra-Cobrah et les quatre serviteurs ; les deux derniers portaient sur le dos, à la façon des soldats, un sac à provisions.

Ahmed-bey s'engagea dans un étroit sentier, qui dessinait de capricieux méandres entre deux grands murs de bambous. Derrière lui allaient Civrac et le consul, suivis de Ra-Cobrah et des quatre serviteurs en file indienne.

De temps en temps, Civrac voyait un serpent traverser le sentier en avant d'Ahmed-bey, et se dresser, sifflant. Mais le maître faisait un geste de la main droite, et aussitôt le serpent s'affalait, glissait et s'enfonçait lentement dans les hautes herbes.

Et Civrac et le consul, ébahis, se disaient avec un vague sentiment de religieuse terreur : Quel est donc cet homme qui commande d'un geste aux serpents du Sanderband et va, les mains vides, chasser les tigres dans la jungle ?‥

Vingt minutes suffirent aux chasseurs pour arriver dans la clairière au milieu de laquelle s'élevait le gigantesque banian désigné par Ahmed-bey. Au pied de l'arbre magnifique, une tonnelle en bambou était dressée, toute recouverte de plantes grimpantes.

Les serviteurs y entrèrent les premiers. En quelques minutes, sur la table en bois qui occupait le centre de la tonnelle, le déjeuner se trouva étalé. C'était des viandes froides, des fruits, et, comme boisson, de l'eau pure aromatisée.

— Le maître est servi ! dit Ra-Cobrah en s'inclinant.

Ahmed-bey pria ses hôtes d'entrer dans cette étrange salle à manger ménagée au beau milieu du noir repaire des animaux sauvages les plus féroces et les plus terribles. Des tabourets en bambou y servaient de sièges.

Quand Civrac et le consul, enthousiasmés, se furent assis, Ahmed-bey s'assit lui-même en disant :

— Messieurs, ceci est moins un repas qu'une collation légère et substantielle destinée seulement à maintenir intactes vos forces physiques et vos facultés intellectuelles. Mieux que le vin, l'eau aromatisée est rafraîchissante au palais et favorable à la clarté de l'œil autant que de l'esprit. Et la chasse au tigre nécessite, du moins pour l'homme qui se sert de la carabine, une main ferme, une pensée prompte et un coup d'œil net.

Civrac et le consul ne pouvaient qu'approuver de si sages paroles. Ils le firent d'une simple inclination de tête, car ils ne savaient que dire. Ahmed-bey leur paraissait si loin, si au-dessus d'eux, si peu humain, qu'ils n'osaient formuler les questions que sa conduite, son langage et son attitude faisaient naître en foule dans leur esprit.

Aussi le repas fut-il d'un silence absolu. Nul bruit ne venait de la jungle endormie dans l'étouffante chaleur de l'après-midi. Les coudes appuyés sur le bord de la table, le menton dans ses mains osseuses, Ahmed-bey rêvait, les yeux perdus vers les profondeurs de la forêt, qui se voyait par les larges claires-voies de la cabane…

Après avoir mangé modérément, et bu à leur soif l'exquise boisson parfumée, Civrac et le consul allumèrent chacun un cigare et, imitant le silence de leur hôte, ils se mirent à fumer, cachant sous une indifférence de bon ton leur fébrile impatience de la chasse…

Quatre heures passèrent ainsi, sans qu'un seul mot fût prononcé.

Et soudain, un long sifflement vibra dans la jungle, auquel répondirent, de divers points plus éloignés, quatre autres sifflements.

— C'est le signal ! dit Ahmed-bey en se levant. Messieurs, prenez vos armes, et suivez-moi…

Trois minutes après, à la suite d'Ahmed-bey, Civrac et le consul s'enfonçaient au plus épais de la jungle. Une émotion violente et délicieuse faisait battre le cœur de Civrac qui allait enfin réaliser un de ses rêves : tuer un tigre du Bengale ! Quant au consul, la chasse le préoccupait moins qu'Ahmed-bey ; plusieurs fois, depuis son arrivée dans l'Inde, il avait vu le tigre, il avait tué le féroce roi de la jungle ; mais jamais il ne s'était trouvé en présence d'un homme aussi extraordinaire, aussi mystérieux, aussi incompréhensible qu'Ahmed-bey. Il se disait : Civrac tuera le tigre, moi j'observerai l'homme !

Après avoir fait péniblement une centaine de pas dans l'enchevêtrement des bambous, des lianes et des hautes herbes, Ahmed-bey s'arrêta. Ra-Cobrah était devant lui.

— Maître, dit l'intendant à voix basse, il y a le mâle et la femelle… là-bas, dans le fourré du Python…

— Bien !

Et se tournant vers Paul de Civrac, le maître ajouta :

— Vous serez favorisés, messieurs. Deux tigres !‥ Et la place est bonne. Allons !

On se remit en marche, et, après un temps que Civrac ne songeait pas à mesurer, on arriva au bord d'une petite clairière ronde. De l'autre côté de cette clairière se voyait un énorme fourré de hautes herbes arborescentes, d'où jaillissaient d'énormes bambous.

— C'est là ! dit Ahmed-bey à voix basse. Messieurs, les tigres sortiront face à nous du milieu de ce fourré. Prenez la position qui vous plaira le mieux et soyez prêts… Au signal que je vais donner, mes esclaves lanceront dans le fourré, du haut des bambous sur lesquels ils sont perchés, leurs badines d'acier… Êtes-vous prêts ?‥

C'était là une manière inaccoutumée de chasser le tigre. Le consul en fit mentalement la réflexion ; mais Civrac n'en eut pas même l'idée.

— Je suis prêt, souffla-t-il.

Et il s'agenouilla, la carabine ferme dans ses mains. Le consul avait pris place un peu plus loin. Entre les deux hommes, à trois pas derrière eux, Ahmed-bey se tenait debout, et Ra-Cobrah, paisible, s'était assis, près de lui, sur un tronc de manglier renversé.

Alors, Ahmed-bey leva la main droite, et Ra-Cobrah lança dans les airs un hululement aigu. Aussitôt, sur le fourré quatre sifflantes badines s'abattirent. Un mugissement rauque, une sorte de miaulement effroyable déchira les airs — il y eut des froissements de branches, le fourré s'entr'ouvrit, et un tigre magnifique, la gueule sanglante, les yeux injectés et brillants, s'élança… Souple et formidable, il tomba sur ses pattes au milieu de la clairière, et regarda violemment autour de lui.

— C'est le mâle ! dit Ahmed-bey d'une voix haute et calme.

Mais la femelle apparut aussitôt ; elle bondissait hors du fourré, quand une détonation claqua. Deux miaulements horribles lui répondirent, et tandis que le tigre, frappé au front, se roulait sur le sol avec fureur, la tigresse s'élança sur Civrac, qu'elle avait vu au moment où il tirait…

Imprudent, il avait, pour regarder le tigre frappé, abaissé sa carabine… Et la tigresse, cinglant l'air, allait tomber sur lui.

Le consul tira, mais sa balle, quoique ayant porté, n'arrêta pas l'élan de l'énorme félin.

Paul de Civrac était perdu.

Et c'est alors qu'Ahmed-bey se montra.

D'un geste vif et vigoureux, il empoigna Civrac au collet, et le rejeta, derrière lui ; en même temps il fit lui-même un bond en arrière, et la tigresse, furieuse, tomba devant lui, à deux pas…

Elle allait s'élancer, l'atteindre, le déchirer…

Mais, calme, comme grandi, majestueux, Ahmed-bey leva la main droite et regarda fixement la tigresse.

Et Paul de Civrac qui s'était relevé, le consul dressé près de lui, vit cette chose stupéfiante :

Sous le geste et le regard d'Ahmed-bey la tigresse avait fermé les yeux, baissé la tête, plié l'échine. Puis elle se coucha sur le ventre, la gueule entre les pattes de devant, et elle demeura immobile, comme un être humain que terrasserait la seule apparition d'un dieu…

— Ra-Cobrah ! dit alors le maître avec calme, que les esclaves enlèvent le cadavre du tigre et le portent à la chaloupe…

Ra-Cobrah s'élança. Déjà les serviteurs chargeaient sur leurs épaules unies le tigre tué par la balle de Civrac…

Quand ils eurent disparu dans la jungle, Ahmed-bey poussa un cri guttural. La tigresse leva la tête — regarda l'homme. Et sur un geste de la main nue, elle se releva péniblement ; puis, boiteuse, teignant l'herbe du sang qui coulait de la blessure que lui avait faite à la cuisse gauche la balle du consul, elle traversa lentement la clairière et disparut dans le fourré.

— Rentrons, messieurs ! dit Ahmed-bey.

Sans autres paroles, il se dirigea vers l'endroit du rivage où se trouvait la chaloupe.

Et stupéfié, le cœur étreint d'angoisse, Paul de Civrac et le consul se demandaient : Quel est cet homme, qui parle aux tigres de la jungle et s'en fait obéir comme du plus humble de ses esclaves ?‥


Le lendemain, après avoir fait ses adieux à son ami le consul, qui devait lui envoyer à Paris la peau du tigre tué, Paul de Civrac appela Ra-Cobrah.

— Monsieur l'intendant, dit-il, je m'embarque ce soir à destination de l'Indo-Chine. Veuillez dire à votre maître que je serais heureux de le remercier de son hospitalité.

— Le maître le sait, répondit l'Hindou ; le maître vous attend, seigneur… Êtes-vous disposé à me suivre ?

— Allons !

L'intendant conduisit Civrac, à travers une douzaine de pièces admirables de luxe et d'originalité, jusqu'à un petit salon en rotonde dont les vastes baies vitrées s'ouvraient sur le paradisiaque jardin.

Ahmed-bey s'y trouvait, vêtu de blanc et tête nue.

— Vous allez partir, monsieur, dit-il sans préambule, tandis que le lieutenant s'inclinait dans un salut ; votre voyage sera des plus heureux… Vous plaît-il, avant de me quitter, de savoir quelle sera votre destinée sentimentale ?‥

À ces bizarres paroles, Paul de Civrac écarquilla ses yeux de surprise effarée. Cette fois, il lui fut impossible de dissimuler, et d'une voix hésitante il répondit :

— En vérité, monsieur, vous êtes un être bien extraordinaire. Depuis que j'ai eu l'honneur d'entrer dans cette maison, tout a été pour moi mystérieux, inconcevable, inexplicable et surprenant. Hier, vous commandiez aux serpents et aux tigres, aujourd'hui vous semblez vouloir me montrer que vous commandez aussi à l'avenir…

Vous n'avez pas répondu à ma question, monsieur ! fit Ahmed-bey d'un ton parfaitement poli, mais tout aussi péremptoire.

Civrac frissonna. Il redevint aussitôt l'homme impassible qu'il s'était juré d'être, et, froidement :

— Je vous écoute, monsieur.

Ahmed-bey eut un sourire, qu'un catholique dévot aurait qualifié de diabolique, et, montrant au lieutenant une belle et vaste coupe de cristal à demi-remplie d'eau pure qui se trouvait seule sur une petite table de marbre blanc :

— Monsieur, dit-il, vous m'avez inspiré de la sympathie, c'est pour cela qu'avant de vous laisser partir de ma maison, je veux, comme il convient, vous faire un cadeau.

Civrac s'inclina, de nouveau ému par l'extraordinaire diversité de cet homme étrange.

— Mon cadeau, reprit Ahmed-bey en souriant, sera aussi peu banal que tout ce que vous avec vu depuis trois jours. Je vais vous montrer le visage de la femme que vous aimerez. Monsieur de Civrac, vous êtes français, par conséquent un peu sceptique… Je vous prie donc de constater qu'aucun papier ne se trouve entre cette coupe de cristal et la surface lisse de cette table de marbre.

Intrigué, Civrac souleva la coupe, regarda dessous.

— En effet, il n'y a rien.

— Constatez encore que le pied limpide et transparent de cette coupe n'a aucun défaut, n'est marqué, à l'intérieur comme à l'extérieur, d'aucun signe, d'aucun dessin…

— C'est exact ! dit Paul de Civrac.

— Parfait !‥ Et maintenant, monsieur, veuillez vous pencher au-dessus de la coupe et regardez dans l'eau qu'elle contient…

Civrac obéit… ce fut une minute de silence.

— Que voyez-vous ? demanda tout à coup Ahmed-bey.

Rien que la transparence de l'eau et du cristal… Ah ! mais… attendez !‥ Il me semble que des ombres s'estompent… Je vois… je vois… Oh ! l'admirable jeune fille !‥ Mais elle vit !‥ elle me regarde !‥ elle me sourit… Elle a disparu… qu'est-ce là, monsieur ?‥

Et blême, la sueur au front, Civrac se redressa, regarda le maître.

— Monsieur, dit Ahmed-bey, c'est aujourd'hui le 22 juin. Dans un an, jour pour jour, vous vous trouverez en la présence vivante de la jeune fille dont vous venez de voir l'image… Elle vous aimera, et vous l'aimerez…

— Mais où donc la rencontrerai-je, monsieur ? balbutia Paul de Civrac…

— Où, exactement ? je l'ignore, monsieur. Mais je sais cependant que vous rencontrerez cette jeune fille à trente mille mètres environ au-dessus de la surface de la Terre…

À ces paroles, Civrac leva les bras. Il allait s'écrier : « Vous êtes fou, monsieur Ahmed-bey ! », quand le maître d'un geste le salua et dit :

— Au revoir, monsieur !‥ Ra-Cobrah est à vous jusqu'au départ du bateau… Et souvenez-vous du docteur Ahmed-bey de Calcutta…

Ce disant, le maître souleva une tenture et disparut.

Et ce fut dans une situation d'esprit assez indécise — Si Ahmed-bey n'est pas fou, qu'est-il donc ? — que le lieutenant Paul de Civrac, trois heures après, vit disparaître à un tournant du Gange la ville de Calcutta…

Le steamer qui l'emportait n'était chargé que de soldats et d'officiers anglais. Le lieutenant lia conversation avec un jeune capitaine. Celui-ci déclara connaître beaucoup sir John Purkin. Mais quand Civrac l'interrogea sur Ahmed-bey :

— Ahmed-bey ? fit le capitaine… Je n'ai jamais entendu parler d'un homme de ce nom-là…

Paul de Civrac, pour se distraire de son agacement intellectuel, n'eut d'autre ressource que de penser à la belle fille qu'il avait vue dans la coupe de cristal, et qu'il devait revoir, dans un an, à trente mille mètres au-dessus de la surface de la Terre.

Allons ! se dit-il enfin, oublions cette fantasmagorie. Ahmed-bey est un charmeur de serpents, un dompteur de tigres, un riche original et un pince-sans-rire : il s'est moqué de moi… Je vais l'écrire à John Purkin…

PREMIÈRE PARTIE

LES SATURNIENS

CHAPITRE PREMIER

OÙ LES HOMMES VOIENT QUELQUE CHOSE QUI NE S'ÉTAIT JAMAIS VU


Ce fut le 18 juin que la chose arriva…