Greg Bear : Héritage
(Legacy, 1995)
roman de Science-Fiction
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Les hasards de l'édition font naître des rencontres agréables. Ce mois, deux romans, l'un américain, l'autre français, s'attaquent à un thème aux variations très riches, peu fréquemment abordé par la SF : de la forêt considérée comme une entité vivante et protéiforme. Greg Bear, 46 ans, auteur de premier plan, nous livre un touffu roman de près de 500 pages, Héritage. Laurent Genefort, 28 ans, écrivain marqué dans les gazettes spécialisées du sigle de “prometteur” depuis bientôt huit ans, signe ici son seizième roman, le Sang des immortels.
C'est peu dire que deux cents pages de moins auraient agréablement allégé Héritage. Un prologue fort inutile nous renseigne sur les conflits qui s'exercent entre nadéristes et geshels sur un astéroïde destiné à explorer le cosmos. Il semble que les uns raffolent de l'hypertechnologie, les autres s'insurgent contre son emprise. Cet affrontement a poussé jadis un certain Lenk à émigrer au nom de l'écologie la plus pure vers une planète qu'il a baptisée Lamarckia. Grâce à la Voie, colonne vertébrale quantique de l'espace-temps.
Le jeune Olmy est chargé d'espionner ces dissidents de la vie naturelle. « Nous sommes trop peu nombreux ; il y a trop de mystères. »
confie l'un des émigrants au voyageur, quand ce dernier débarque enfin sur l'un des continents, Élisabeth, choisi parce qu'il ressemble à un paysage terrestre, même si les couleurs ne sont pas les bonnes. En effet, la “silva”, qui recouvre la planète, n'est peuplée ni de plantes ni d'animaux, mais de mystérieuses entités organiques qui créent à l'improviste un écosystème aux formes fantasmatiques et proliférantes. Sur Lamarckia, la vie est ardue, confuse, l'avenir capricieux, la nourriture improbable. Des gens ont péri de famine par milliers, car il est difficile de se contenter de fromage de bruyère. Pour comprendre les secrets de ce monde fantastique et dangereux, le jeune Olmy va s'embarquer sur un vaisseau peuplé de scientifiques à la Jules Verne.
Toute la beauté du roman tient dans les descriptions minutieuses d'un monde en perpétuelle réinvention, d'une forêt qui cache ses arbres, d'océans qui pervertissent les mystères du Nautilus, de tempêtes qui se révèlent de lunatiques êtres vivants. Tel le héros du Mardi de Melville dans sa quête métaphysique, Olmy verra s'effriter devant lui tous les interdits rationnels qui séparent le désordre de l'intelligence, le rêve de l'organisation. Car ce retour à la vie primitive qu'ont voulu effectuer les disciples de Lenk se heurte en permanence à la Nature/Créature, qui préfère au mythe rousseauiste d'une bonté générique le plaisir de délirer sans compétition ni synergie entre les formes de vie qu'elle invente.
Voilà ce que l'homo ecologicus n'admet pas, qu'on heurte ses convictions quasi religieuses, ses a priori philosophiques et scientifiques. Lamarckia s'en moque et préfère pratiquer la politique de la terre brûlée devant des envahisseurs bornés et prétentieux. Car il semblerait même qu'un illuminé ait voulu pervertir son écosystème en l'humanisant.
Avec ce roman passionné, disparate et déconcertant, Bear met et se met définitivement à dos les amateurs de jardins à la française comme les défenseurs de forêts vierges.