Chroniques de Philippe Curval

Dan Simmons : le Styx coule à l'envers

nouvelles fantastiques et de Science-Fiction [réunies par Jacques Chambon ?], 2000

chronique par Philippe Curval, 1997

par ailleurs :
l'Horreur réelle

Le Styx coule à l'envers est l'exemple parfait d'un ensemble de nouvelles où la différence entre Science-Fiction et Fantastique n'apparaît guère. Chaque genre se nourrit de l'autre et réciproquement, sans qu'à un instant on songe à regretter que l'un des deux ne prédomine pas. Je comptais Dan Simmons parmi les fabricants de fiction plutôt que parmi les écrivains ; ce recueil où l'auteur explore sa sensibilité personnelle démontre le contraire. Le texte intitulé "Mes Copşa Mică" (allusion à une ville de Transylvanie totalement infestée par l'industrie), en dévoile les clefs essentielles, ce que Simmons appelle l'“horreur réelle” et qui fonde ses thèmes.

La pollution d'abord, viscéralement ressentie, et qu'il exprime d'une manière diffuse à travers la nostalgie que ses personnages ressentent devant la destruction de leurs paysages préférés, l'envahissement de la nature par le tissu urbain. New York est un cadavre littéraire qu'il compare à celui de madame Bovary. Autre obsession, le cancer qui ronge le souvenir de ses parents disparus. "Métastases" en est le plus troublant exemple : après un accident de voiture, Louis a subi une lésion cérébrale irréversible qui lui permet de voir les “limaces tumorales” sur le corps de sa mère mourante. Tel le joueur de flûte entraînant avec lui les rats, il entreprend de charmer ces êtres de l'ombre par la radioactivité à laquelle ils semblent sensibles. Lié à cette obsession de la maladie mortelle, Simmons modernise le sujet des zombies. L'horreur réelle est née cette fois d'un nom inconnu que son père a prononcé en sortant du coma et qui le hante. Deux des plus belles nouvelles du recueil en sont issues. Celle qui lui sert de titre parle d'un futur où les Résurrectionnistes entretiennent les cadavres en survie. La seconde, "Photo de classe", évoque un monde post-cataclysmique où une vieille institutrice persiste à éduquer des enfants à peine ressuscités des morts. Dans les deux cas, la maîtrise du récit est parfaite, mêlant l'innovation à la terreur classique avec un art consommé de l'ambigu, du fangeux, du délétère.

Utilisée en tant que fait scientifique, l'horreur réelle devient ainsi instrument de spéculation.

L'enfance abîmée, thème sous-jacent de ce dernier texte, constitue la plus douloureuse de ses hantises. Elle puise à une carrière d'enseignant. Sa révolte envers la perversité des adultes, leur brutalité, s'exprime dans "le Conseiller" où l'on voit un superman de la défense puérile se transformer en tueur en série. Le décès de Cybele, l'une de ses élèves morte d'une tumeur, lui suggère sans doute l'étrange jeu de rôle auquel se livrent un professeur et une très jeune fille dans "À la recherche de Kelly Dahl".

Mais je n'en finirais pas de citer des exemples révélateurs d'une cohésion idéale entre les sources biographiques et les sujets des nouvelles. La critique a découvert bien tard que la Science-Fiction de Philip K. Dick empruntait pour l'essentiel à sa propre vie. Chez Dan Simmons, l'affaire semble moins claire. Dans Hypérion, Endymion, ses romans de SF à succès, l'auteur avance masqué ; accumulant les citations, renouvelant les thèmes éprouvés, il produit des métaphores du space opera qu'un sens intuitif du suspense, une imagination déviante, une plume allumée lui permettent d'édifier en monuments facultatifs de la Science-Fiction moderne. Sans bouder mon plaisir, je n'ai jamais cru à la réalité de ces œuvres transgéniques dont l'ADN spéculatif s'enroule autour du passé du genre.

Le Styx coule à l'envers démontre à l'évidence combien cet écrivain mérite mieux que son talent. La plupart de ces nouvelles, écrites au cours des treize dernières années (une par an), sont pourtant des œuvres de commande, pensées pour des anthologies thématiques. Je ne connais rien de mieux chez un auteur professionnel que les textes écrits par surprise. Non seulement ils mettent à nu des sentiments que ces derniers s'emploient à dissimuler dans les replis d'une intrigue “grand public”, mais ils révèlent leur humanité, leurs convictions politiques, parfois un don de polémiste. Il se manifeste ici dans une attaque concertée des télévangélistes, avec "Vanni Fucci est bien vivant et il vit en Enfer" et "Douce nuit, sainte nuit", qui règlent par l'humour le sort des sectes en général et de leurs prophètes en particulier.

Cette culpabilité à l'égard d'une éducation probablement religieuse et l'alacrité contestataire qui en découlent trouvent leur point d'orgue dans "Mémoires privés de la pandémie des stigmates de Hoffer". Ce texte ravageur, empruntant au grotesque de la tradition picturale, trahit le sentiment intime que les vraies sources de l'horreur réelle sont en nous.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 355, juin 1997