Chroniques de Philippe Curval

Sylvie Denis : Century XXI

anthologie de fiction spéculative britannique, 1995

chronique par Philippe Curval, 1995

par ailleurs :
le xxie siècle anglais

Peut-être éprouverez-vous quelques difficultés à vous procurer Century XXI : la nouvelle fiction spéculative britannique, mais la qualité exceptionnelle de ce volume mérite un effort. En France, où nous sommes sevrés de nouvelles fraîches depuis la disparition des revues de SF et l'absence totale d'anthologies dignes de ce nom, ce recueil de textes parus entre 1985 et 1992 fait l'effet d'un bain de jouvence. À travers une quarantaine de numéros d'Interzone, Sylvie Denis révèle neuf jeunes auteurs à peu près inconnus dans notre pays. À part Brian Stableford, dont on pourra lire "Mortel immortel", fort belle interrogation sur les fins de l'existentialisme.

Quoi de plus alléchant que de deviner l'avenir à travers la pensée britannique. Chaque imaginaire a son terroir. C'est l'intérêt majeur du récit de Kim Newman, "le Retour du docteur Shade", de traiter tout à la fois d'un problème universel, l'immigration, en termes de SF et d'y apporter sa touche londonienne. Brassant vieille BD, patriotes revanchards et lâcheté intellectuelle en un cocktail des plus réjouissants, Newman nous donne l'impatience de lire d'autres traductions de ses textes. Ian Lee, avec "Il était une fois dans le parc", s'avère tout aussi personnel. Son délire jardinier où les chaises longues paissent sur les frais gazons rend un hommage tragique et burlesque à la décadence de l'empire britannique.

Dans ma hiérarchie, je placerai tout de suite après "Rêves d'Epsilon" d'Eric Brown, qui se situe dans la veine du Triangle à quatre côtés de William F. Temple, roman de Science-Fiction sentimentale qui fit les beaux jours du "Rayon fantastique". Quand les rapports amoureux s'appuient sur des avancées technologiques, cela permet de varier à l'infini les positions du triangle. Dans "Rêves d'Epsilon", les variations incestueuses à multiples niveaux causées à la suite de la greffe mentale (par le père) d'une mère défunte dans le corps de la maîtresse de sa fille sont d'une ravissante perversité.

Greg Egan fait partie de la jeune génération d'auteurs australiens. "En apprenant à être moi" traite avec maestria du problème de l'identité par rapport au vieillissement. Grâce à l'informatique appliquée à la personnalité, il tente de répondre à cette question : est-on obligé pour survivre de tuer l'enfant, l'adolescent qui furent en soi ?

"Toxine" de Richard Calder, qu'on pourrait sous-titrer l'Ève intérieure en hommage à Villiers de L'Isle-Adam, et "Amour-fou" d'Ian R. MacLeod se situent aux franges du Fantastique, dans une tonalité fort originale.

C'est à mon avis, la première fois que s'affirme aussi clairement, chez de jeunes auteurs, cette indispensable relecture de la Science-Fiction classique qui revitalisera le genre. Les Britanniques bénéficient du vecteur d'une revue pour y parvenir, d'où l'effet d'échanges et d'analyses réciproques entre les écrivains qui fertilise leurs talents. On le voit, par sa diversité thématique, son invention spéculative, sa richesse d'écriture, Century XXI se place parmi les événements littéraires de l'année.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 333, juin 1995

Jack Womack : l'Elvissée

(Elvissey, 1993)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1995

par ailleurs :

Je n'en dirais pas autant de l'Elvissée de Jack Womack, excellente idée de nouvelle étirée sur 366 pages. J'en suis d'autant plus accablé que le précédent Womack, Terraplane, m'avait séduit. Enfin, un auteur se réclamant du cyberpunk démontrait la force novatrice du mouvement. Ce qui se révélait original dans ce premier ouvrage, la novlangue, par exemple, devient dans le second tic répétitif. Ce qui créait la dynamique, l'enlèvement d'un pion utile d'un monde à l'autre, s'affirme ici secondaire.

L'Église des adorateurs d'Elvis, l'ÉdEl et ses Elvii qui attendent le retour de leur Messie, menace par ses menées subversives la toute puissante Dryco, dont les méthodes de gouvernement sont plutôt radicales. Cet organisme détache deux agents, Isabel et John, pour capturer Elvis dans un univers parallèle afin de le manipuler. Ce sont des Noirs blanchis pour échapper à l'apartheid qui règne dans ce lieu décalé, où le King n'est pas mort.

Hélas, au lieu du passionnant suspense qui devait naître de ces données hautement spéculatives, nous avons droit au roman de SF qu'aurait écrit une employée de la Sécurité sociale lectrice de Nous deux. Une suite de lamentations relatives aux démêlés sentimentaux abscons de John et Isabel, puis d'Elvis II et Isabel, brouille la lisibilité du récit. Elvis lui-même appartient plus que nature au règne des invertébrés. D'interminables dialogues tentent de supplanter l'action qui se déroule dans les coulisses. Même les fans de Presley risquent d'abandonner cette compil à la dérive.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 333, juin 1995