Chroniques de Philippe Curval

Vernor Vinge : un Feu sur l'abîme

(a Fire upon the deep, 1992)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1994

par ailleurs :
Menaces dans l'au-delà

En 1993, le prix Hugo fut décerné à Vernor Vinge pour un Feu sur l'abîme. Ceux qui l'ignorent apprendront que ce prix made in USA est décerné au cours d'une Convention dite mondiale, la messe du genre. Il couronne le roman préféré des lecteurs pour l'année. Parmi beaucoup d'œuvres majeures telles qu'Hypérion, le palmarès comporte depuis peu des textes médiocres sinon exaspérants de stupidité. C'est dire combien le public des fans américains est volatil, changeant, qu'il n'a aucun point de vue sur la Science-Fiction. Un Feu sur l'abîme tranche nettement sur la production courante. On peut même se réjouir que sa lecture engendre un plaisir égal à celle que Van Vogt nous procura jadis à travers quelques chefs-d'œuvre. Même souci de créer des concepts, d'inventer des systèmes de pensée différents, de toujours surprendre par des rebondissements nouveaux.

Si le lecteur néophyte veut tirer profit de ce type de romans aux données complexes, il lui est essentiel d'utiliser l'“effet tunnel”, indispensable à une bonne intelligence de la SF. Pour cela, s'embarquer sans préjugés dans le noir complet. Comme dans un train fantôme, des visions dissonantes, des bribes d'informations contradictoires, des personnages aberrants apparaissent et s'éclipsent. Refuser les premières idées qui viennent à l'esprit pour tenter de comprendre. Se laisser glisser sur les rails du dépaysement jusqu'à frôler le déséquilibre mental. Si l'auteur a du génie, cette tension peut se poursuivre jusqu'au mot fin. Le lecteur épuisé débouche en pleine lumière. Dans le meilleur des cas, l'œuvre apparaît enfin dans toute sa richesse. Dans les cas moins sévères, après une centaine de pages, le monde conçu par l'auteur prend forme dans son esprit. Condition de la réussite, il ne doit pas ressembler à celui qui environne sa chaise de bureau, mais le propulser ailleurs et demain.

Un Feu sur l'abîme se prête parfaitement à la pratique de cet exercice. Inventaire provisoire : une colonie homo sapiens est chassée du domaine de Straumli, situé en dehors de l'Au-delà. En tentant d'arracher le secret d'une Archive, elle a libéré dans la galaxie une Perversion qui s'attaque à la Transcendance. Croyant se réfugier sur une planète tranquille des Lenteurs, les fuyards se font décimer par des chiens. Ceux-ci, qui ressemblent aussi à des serpents ou à des rats, vivent en meutes qui constituent des individus sur un mode télépathique. Flairant la bonne affaire commerciale, l'Org Vrinimi envoie une expédition pour récupérer le vaisseau perdu. Il contient peut-être une arme contre la Perversion. L'équipage est constitué de deux Cavaliers avec leurs skrodes, d'un vieux guerrier reconstitué par un dieu à partir de débris historiques, et de Ravna l'Humaine, qui semble la plus équilibrée.

Brutes de décoffrage, ces données pourraient paraître totalement dénuées de sens, si Vernor Vinge ne savait doser habilement ses effets. D'abord, il brosse à grosses touches et en pleine pâte ses paysages, ses sociétés extraterrestres, ses personnages. Ces derniers s'interrogent sur le sens des événements prodigieux qu'ils traversent, tentent d'intervenir à contre-courant. Le kaléidoscope des idées développe un grand nombre de notions insolites qui donnent lieu à d'innombrables spéculations. Puis, raffinant son propos, Vinge s'explique sur la psychologie des créatures bizarres qu'il décrit, entre dans le détail des sociétés aberrantes qu'il organise, cerne les événements qui affectent la Transcendance et lient entre eux les peuples de la Galaxie.

Dans ce cas, le space opera devient un genre noble. Parce qu'il est le plus libre de tous, qu'il offre à l'écrivain le pouvoir de déchaîner son imagination, de briser les catégories, par là-même d'offrir des points de vue originaux, au sens étymologique du terme, sur la condition humaine, sur l'univers énigmatique qui nous entoure. Il exige en retour des structures d'une grande rigueur. Vernor Vinge tient son pari durant les trois cents premières pages. Les trois cents suivantes sont une habile déclinaison de la première partie. Elles réjouiront les passionnés d'aventures spatiales.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 326, novembre 1994

Martin H. Greenberg : l'Homme qui riait, la Mort est aisée & le Noël du Joker

(the Further adventures of the Joker, 1990)

anthologie de Science-Fiction divisée en trois tomes

chronique par Philippe Curval, 1994

par ailleurs :

Aux éditions du Fleuve noir, "Super héros" propose des séries de nouvelles inspirées de personnages mythiques : Batman, Wonder Woman, le Joker, etc. Pour une fois que la BD se transforme en écriture, il serait dommage de le passer sous silence. De jeunes écrivains de talent se sont prêtés au jeu. Il n'y a qu'à lire "le Garçon qui souriait" de Robert R. McCammon, sur l'enfance du Joker, pour se persuader que l'humour noir vient à bout des plus mauvais sujets.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 326, novembre 1994