Chroniques de Philippe Curval

Frederik Pohl : Plus de vifs que de morts

(Outnumbering the dead, 1991)

court roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1992

par ailleurs :
la Mort à temps partiel

Piquant dessein ! Dans Plus de vifs que de morts, un court roman, Frederik Pohl veut nous faire partager les affres d'un des derniers mortels parmi les immortels. Il y parvient avec le talent qu'on lui connaît, issu d'un vrai travail sur le fond sociologique, d'un esprit caustique et d'un réel appétit littéraire, brassant la science avec la fiction afin d'aborder le sujet sous un angle spéculatif.

Le principe de la relativité étendu à la durée de la vie règne en ce siècle futur où se situe l'action. Darwin avait raison quand il parlait d'évolution : la survie des plus aptes ne concerne pas forcément les qualités que nous préférons chez l'Homme. Ainsi, la longévité, quelque désir que nous ayons d'en jouir, n'est pas utile à l'amélioration de l'espèce ; au contraire même, elle risque d'entraîner la surpopulation. De fait, malgré la qualité des techniques d'intervention au niveau de l'embryon, les manipulateurs génétiques du troisième millénaire n'assurent pas systématiquement la survie éternelle des bébés. Certains demeurent mortels. Rafiel est de ceux-là.

C'est pourquoi il est une star.

Quoi de plus bouleversant pour un immortel que de contempler le vieillissement d'un danseur, d'un acteur, même si celui-ci est retapé tous les dix ans. Il y a chez cet homme-là des petites failles qui ne trompent pas : une ride qui apparaît, un faux pas, un sourire las. Détails émouvants qui émoustillent la pitié de ceux qui ne meurent pas.

Quoi de plus tragique aussi, pour un Humain, d'envisager sa mort alors qu'il travaille, fait l'amour, vit avec des êtres insensibles aux atteintes du temps. Pendant quatre-vingt-dix ans, Rafiel est resté intact. Lors de son dernier passage dans une clinique de rajeunissement, la star a pris un coup de vieux. « Ça ne va pas ? » semble demander Docilia, nue contre lui et qui le sent fléchir. Rafiel est inquiet. C'est peu dire. En même temps qu'il tourne Œdipe, une superproduction déjà vendue dans toutes les colonies spatiales, il s'interroge sur le sens de sa disparition prochaine.

Au drame existentiel, Pohl, qui vient d'avoir soixante-dix ans dans l'année où il écrit ce roman, préfère la comédie amère ; maniant l'humour, la légèreté, l'esprit paradoxal, il tempère sa mélancolie d'optimisme en nous entraînant dans un tourbillon d'illusion. Celui qui va mourir salue ceux qui demeurent en leur léguant son plus bel héritage : son enfant, en gestation dans le ventre d'un chat.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 304, novembre 1992

Colette Fayard : le Jeu de l'éventail

nouvelles de Science-Fiction, 1992

chronique par Philippe Curval, 1992

par ailleurs :

Colette Fayard écrit peu, écrit bien ; elle le prouve en publiant trois novellas avec le Jeu de l'éventail, dont le ton est unique. Son concept de la SF ne se traduit pas en jeux hérétiques à l'égard des normes, menés jusqu'à leur dénouement selon un itinéraire logique. Pour elle, la Science-Fiction est d'abord un style de pensée, qu'elle exprime par la vision impressionniste d'une réalité divergente. Subjectif, son récit se noue autour des réactions que suscite chez les Humains un avenir qui a basculé dans le doute. Parcourant le futur à cloche-pied, elle hésite à se prononcer sur les risques et les avantages d'une société où s'exaspèrent les pulsions de notre ère. Écrivain des émotions instables et des passions éphémères, Colette Fayard préfère la description sensible d'êtres en liquidation, paranormaux qui luttent à leur façon contre la montée des menaces que nous pressentons.

L'altérité lui procure des frissons exquis dont elle cherche à nous faire partager les plaisirs sensuels.

Ainsi, "Sur la montagne des aromates" décrit à travers le journal intime d'une enseignante la montée au ciel de la fille du Roi Pêcheur, une consœur plutôt rebutante. Par son climat fantasmatique, ses remords de pensée, ses biais, son écriture au seuil de la préciosité, cette novella kaléidoscopique nous entraîne subtilement à admettre un inconcevable message d'outre-monde.

Plus radicale, "Rêve d'or", nous plonge dans un au-delà du métropolitain, où les paumés du monde entier se recréent un univers. Dans ces pissotières du monde futur, les reines déchues sont nues, les élèves de Pol Pot remâchent leurs désillusions, mais ces marginaux de demain ont des rêves énergétiques.

"Le Jeu de l'éventail" est une variante marine des olympiades télépathiques. Le combat du héros contre la murène va bouleverser la donne entre la Chine et la nouvelle Russie.

Trois clichés voilés de l'avenir qui nous offrent en surimpression la quête mystique d'un auteur en mal de vérité.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 304, novembre 1992