Chroniques de Philippe Curval

Stephen King : le Pistolero

(the Gunslinger, 1982)

roman de Science-Fiction par nouvelles dans l'univers de la Tour sombre

chronique par Philippe Curval, 1991

par ailleurs :
Plaisir du stéréotype

Il convient de se souvenir parfois de ce que la SF doit au roman populaire. Une partie de son histoire s'y est forgée. Un grand nombre de ses lecteurs y ont fait leurs classes. Le plaisir du stéréotype ne s'émousse jamais quand il est revivifié par des écrivains qui savent enrichir de leur talent personnel d'excellentes recettes.

Ainsi Stephen King, qui s'est exprimé le plus souvent à travers le roman d'épouvante. Son Pistolero, qui paraît chez J'ai lu sous le sigle "Science-Fiction", s'avère un intéressant compromis entre ce genre et le western. À mi-chemin entre Malborough et Chevignon, l'image de son héros poursuivant l'Homme en noir à travers cinq courtes nouvelles n'est pas de celles qui laissent indifférent. Feuilletoniste minimal, Stephen King brosse à grands traits son décor de désert, de saloons abandonnés, de villes mortes, laissant toute sa chance au lecteur d'imaginer le reste : un monde déchu où la catastrophe s'est abattue, provoquant des mutations mystérieuses. Regards qui se croisent et se défient, gestes sacrés et lents, dialogues concis mais lourds de sous-entendus, tout est mis en place pour que la mystérieuse vengeance s'accomplisse. Savoir s'il s'agit de vengeance ou de manipulation, si celui qui poursuit n'est pas celui qui fuit et réciproquement ne reste jamais aisé. Grâce à un tour de plume habile, Stephen King sait dire avec tant d'art les choses à moitié que les soupçons qui naissent demeurent toujours du domaine des hypothèses. De même que ses personnages enracinés dans le mythe, l'Enfant au regard fiévreux, la Femme aimée mais morte, le Vengeur solitaire ne sont que les marionnettes sacrées d'un théâtre d'enfance où les illusions ont encore le pouvoir de faire rêver. D'après l'auteur, ce roman n'est que l'esquisse d'un monument de trois mille pages. Je ne pense pas qu'on en sache beaucoup plus lorsqu'il l'aura terminé. Demeure le plaisir d'un tour de passe-passe avec les mots.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 287, avril 1991

Ayerdhal : la Bohême et l'ivraie

roman de Science-Fiction en quatre tomes, 1990

chronique par Philippe Curval, 1991

par ailleurs :

La collection "Anticipation" du Fleuve noir vient de fêter sans bruit ses quarante ans d'existence en publiant la Bohême et l'ivraie d'un inconnu nommé Ayerdhal, sorti tout droit d'une côte d'Adam. Publiée en quatre volumes indissociables les uns des autres, cette œuvre a le mérite d'exciter la part d'adolescence qui survit en chacun.

« Un cerveau est capable d'additionner deux sourires, un nuage, une rubrique nécrologique, plusieurs quantas quelconques, la ponctuation d'une phrase et les couleurs du temps pour obtenir un résultat homogène et cohérent. » Ylvain en est sûr, lui, l'apprenti kineïre qui rêve de projeter ses créations en holorama sensuel pour les milliards d'Hommes sur les centaines de mondes civilisés qui composent l'Homéocratie. Mais les apprentis visionnaires sont toujours confrontés à l'incompréhension des maîtres. S'ensuit alors un véritable roman de cape et d'épée psionique où les combats se traitent à l'échelle des projections mentales plus qu'à celui des armes. Les trois nouveaux mousquetaires de l'avenir, Made, Ely et la Naïa, sont des femmes. Elles accompagnent Ylvain dans son combat contre la chape de silence que le Comité Éthique cherche à imposer au poète maudit. Toutes trois rivalisent de beauté et de talents exceptionnels. Si leurs ambitions et leurs tempéraments diffèrent, elles ont en commun une haine : l'adulte bouffi à travers l'espace et le temps.

Ce manichéisme ne suffirait pas à rendre intéressante cette mini-tétralogie. Par bonheur, Ayerdhal est naturellement doué pour le récit, pour l'action, le spectacle ; il sait intelligemment puiser à son expérience pour parler de l'adolescence et de ses combats, de ses errances et de ses doutes avec sensibilité. Ce métier de kineïre qu'il invente acquiert au fil des pages, à travers ses prolongements sur la société, sur son avenir, une réalité spéculative originale. S'agit-il d'un art nouveau, simplement destiné à éblouir l'esprit ? D'un phénomène récessif entraînant l'Humanité vers le suicide ? D'une mutation génétique capable d'engendrer le surhomme de demain ? Ce don qui précipite les insatisfactions adolescentes vers un mouvement “Bohême” offrira-t-il une alternative politique à une Homéocratie qui a mis des siècles à se débarrasser des idéologies utopistes ?

Brain opera, la Bohême et l'ivraie fait partie de ces romans revigorants qui laissent présager la naissance d'un véritable écrivain. S'il emprunte aux stéréotypes de quoi alimenter ses huit cents pages, c'est pour y apporter un souffle de jouvence.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 287, avril 1991