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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury les Vierges…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

les Vierges de Borajuna

Siwo habitait depuis une vingtaine de jours à Tseteri, chez ses amis Ulwin et Orine, lorsqu'il entendit parler pour la première fois des filles de Borajuna.

Kowang était un ancien camarade d'Orine. Il chantait admirablement les vieux poèmes du Sori-Elam-Gar, la tradition folklorique du Haut-pays d'Arona. Orine l'avait connu au Iohiaha de Hawko, mais elle le voyait rarement depuis qu'elle était mariée au musicien Ulwin. Elle l'admirait malgré ce qu'elle appelait sa “passivité en amour”. Au Iohiaha, il allait d'une fille à l'autre en offrant sa verge, comme si c'eût été un royal cadeau, et en quémandant les caresses de la main ou de la bouche qui étaient son plus grand plaisir. Il n'obtenait sa jouissance qu'en sollicitant plusieurs filles l'une après l'autre ou ensemble et il les payait avec des chansons. Tout au plus leur accordait-il, après son orgasme, un baiser affectueux et une douce tape sur les fesses. Orine convenait qu'elle avait été pour lui une servante dévouée car elle aimait beaucoup sa voix. Elle avait tenu souvent le gros sexe paresseux de Kowang dans les longues mains brunes que Siwo admirait tant, lorsqu'elles erraient sur les cordes du hatbu. Elle avait tiré de son ventre des litres de sperme, sans qu'il cherchât une seule fois à voir ou à toucher ce qu'elle cachait sous sa jupe bleue de novice, puis sous la longue robe rouge des jeunes initiées. Il disait : « Ma chérie, tes mains sont douces, j'aime tes cuisses, je pense à tes seins, j'aimerais vivre nu avec toi jusqu'à la fin des temps… ». Et il s'étalait pour mieux recevoir, comme un dû, son plaisir. Tel était Kowang. Et les filles pleuraient en l'écoutant chanter Alégani ! Alégani !, parfois la fameuse complainte du désert, Tombe la pluie, et très rarement le Maître des bateaux du lac solitaire… Lorsqu'il ouvrait son pantalon, aucune, novice ou initiée, ne s'enfuyait. Les mains se tendaient. En général, il n'avait que l'embarras du choix — et il ne le prenait même pas. Il chantait en se laissant masturber jusqu'au moment où le souffle venait à lui manquer. Il se taisait quelques secondes et, avant de jouir, mêlait chant et cri afin de détourner l'attention de la fille et d'en profiter pour arroser son visage ou ses vêtements. Rien ne l'amusait autant. Mais c'était un grand artiste et on lui pardonnait n'importe quoi. Du moins au Iohiaha. Plus tard, Orine s'était mise en ménage avec un joueur de hatbu nommé Enewi. Enfin, elle avait rencontré Ulwin qui maîtrisait de nombreux instruments et avait présenté à l'université d'été de Tiwungawa une thèse remarquée sur les arcanes linguistiques du Sori-Elam-Gar. Elle l'avait épousé suivant le rite des sept symboles de Ma-Wo. Ils vivaient ensemble depuis trois ans. Ils pouvaient donc se séparer avec quatre symboles, mais ils ne semblaient pas y songer. Du moins Siwo le crut d'abord. S'il n'était pas venu à Tseteri, Orine n'aurait pas écrit à Kowang et rien — rien — ne serait arrivé.

Siwo composait des chansons modernes, mais il s'inspirait souvent des diverses traditions culturelles du sous-continent et il souhaitait découvrir sur le terrain les richesses du folklore Sori-Elam-Gar. Ulwin, qu'il avait connu à Tiwungawa et qui interprétait sa musique au hatbu et à la tzelle, l'avait invité à Tseteri, à la limite du Haut-pays. Puis Orine s'était souvenue de son ami Kowang. Elle avait parlé longuement de lui, au point qu'Ulwin et Siwo s'étaient demandés si elle ne regrettait pas le temps où elle jouait de son phallus comme d'un minuscule hatbu de chair. Elle avait dit, excitée soudain, comme une petite fille entrant au Iohiaha avec une dispense : « Oh, Siwo, il faut que tu connaisses Kowang. Tu seras fou de lui et tu apprendras beaucoup sur le Sori-Elam-Gar ! ».

Elle avait une vieille adresse du chanteur, datant de son initiation. Elle lui avait écrit immédiatement. Kowang était arrivé treize ou quatorze jours plus tard par l'autobus de Soettlo, son sac sur le dos, son atakari au bras. Il avait embrassé Orine sur la bouche sans regarder Ulwin ni Siwo, puis s'était laissé tomber sur un coussin en gémissant qu'il allait mourir de fatigue à mi-chemin de Borajuna.

Borajuna… Siwo n'avait jamais entendu ce nom. Mais Ulwin sursauta, s'exclamant : « Tu vas donc à Borajuna ?

— Oui, j'y vais. Votre invitation m'a décidé. Je pensais à ce voyage depuis longtemps, mais j'hésitais à cause de la distance. Et en regardant la carte, j'ai constaté que Tseteri était à mi-chemin entre Sazawa et Borajuna… Qui veut m'accompagner ? »

Plus tard, ils parlèrent des filles de Borajuna. Le sujet passionnait visiblement Ulwin. Orine s'amusait de voir son mari excité par les récits imagés de Kowang.

Ils se tenaient tous les quatre dans la pièce ronde — située au centre de la maison comme cela se fait en général dans le Haut-pays —, assis sur des coussins de plume d'oie ou étendus sur la fourrure de l'ours shiwi… la fourrure du shiwi, blonde comme la longue chevelure d'Orine et les grandes boucles dépliées de Kowang. Siwo était mince et brun ; Ulwin un peu moins mince, un peu moins brun. Orine avait une peau très bronzée qui contrastait fortement avec la couleur de ses cheveux et de sa toison pubienne. Kowang était gros et pâle ; il transpirait sans cesse. Orine prenait un linge de soie parfumé pour essuyer son visage, son cou, sa poitrine, son ventre et son entrecuisse. Il riait fort. La jeune femme semblait l'admirer… Entourée de trois jeunes mâles — Siwo, le plus âgé, n'avait pas trente ans — qui la désiraient chacun à sa façon, Orine se rengorgeait un peu. Elle était belle avec ses traits enfantins et son corps de femme faite. Elle portait une robe mi-longue, comme c'était la mode dans le Haut-Arona, mais la troussait suffisamment pour que les hommes voient qu'elle n'avait rien dessous. D'ailleurs, les jeunes femmes du Haut-pays ne portaient une culotte qu'au moment de leurs règles… Siwo connaissait la liberté de mœurs qui régnait depuis toujours dans ces régions proches du désert et il l'appréciait fort. À Tiwungawa, cette liberté existait aussi, d'une certaine façon ; elle ne cessait même de grandir, mais elle avait un côté provocant et mercantile qu'on ignorait heureusement dans le Haut-pays. Bien sûr, dès son arrivée, Ulwin lui avait offert de partager la couche d'Orine : c'était l'habitude dans une grande partie du sous-continent. Siwo avait cependant décliné l'invitation, arguant du fait qu'il venait surtout à Tseteri pour travailler. Il avait peur : Orine lui plaisait trop. Jamais ses amis ne montraient leur désir devant lui, bien que cela fût largement admis par la coutume du Haut-pays. Avec la présence un peu envahissante de Kowang, tout était changé. Orine, très excitée, s'asseyait les cuisses écartées et montrait sa vulve qu'une petite touffe de poils clairs cachait très mal. Kowang dénouait la ceinture de sa tunique et étalait sa verge à demi bandée, ronde et rouge. Ulwin le calme se mettait à gémir quand Kowang parlait des filles de Borajuna. Il se tordait, serrait ses organes sexuels entre ses cuisses et détournait son regard chaviré. Plusieurs fois même, il se jeta littéralement sur sa femme, se frottant contre elle tout habillé, en geignant de plus belle, sans qu'on pût deviner quel était précisément son désir. Orine pianotait sur sa verge et ses testicules, glissait un doigt entre ses fesses, mais évitait de l'amener à la jouissance en public… Elle lui parlait d'une voix apaisante et le repoussait dès qu'elle pouvait. Quelque chose ne tournait pas rond entre ces deux — du moins selon les normes du Haut-pays. Siwo songea avec un certain plaisir qu'Ulwin et Orine n'épuiseraient pas les sept symboles de Ma-Wo.

Kowang parlait. Il chantait peu : jamais plus de quelques minutes, et Siwo avait presque renoncé à entendre les vieux chants paysans et marins du Sori-Elam-Gar. Du moins, il attendait un moment plus favorable… Kowang parlait des filles de Borajuna qu'il allait voir et aimer bientôt. Sur ce sujet, il était intarissable. Il décrivait le corps des filles sur un ton visionnaire, avec un mélange de lyrisme et d'obscénité qui faisait pleurer de joie Orine, hoqueter Ulwin et bander Siwo malgré lui — au point que le compositeur, un soir, accueillit avec reconnaissance la main discrète de la jeune femme venue le soulager avant le sommeil.

« Ce sont » disait Kowang, « les plus adorables et les plus cruelles petites putes de la planète. Si jeunes, si jeunes… toujours vêtues de tuniques courtes, de robes fendues, de foulards dénoués, de voiles transparents, seins demi-nus, cuisses à l'air, toisons pubiennes à peine cachées… ».

Promptes au jeu, indéfiniment provocantes, jamais rebelles aux caresses, jamais avares des gestes qui donnent le plaisir ou apaisent la souffrance du désir. Telles étaient les filles de Borajuna, petite ville et district du grand sud, célèbres dans le sous-continent tout entier et cependant mystérieuses, même pour ceux qui étaient revenus, à la fois comblés et plus frustrés qu'ils ne l'avaient jamais été, enviant à jamais les autres, les élus que les filles de Borajuna avaient gardés près d'elles pour en faire leurs amants ou leurs maris. Légende, tout cela ? Siwo s'étonnait de n'avoir rien lu ni entendu à ce sujet. Mais les gens de Tiwungawa ne s'intéressaient guère à ce qui se passait dans le sud. Pour eux, les filles de Borajuna appartenaient sans doute au folklore de Sori-Elam-Gar que Siwo avouait mal connaître. D'ailleurs, il n'était pas sûr que Kowang ne se laissait pas aller à rêver tout éveillé. Non, il n'en était pas sûr. Pourtant, lorsqu'il regardait Ulwin, il sentait ses doutes s'envoler. Le mari d'Orine croyait aux filles de Borajuna. Ce simple mot soulevait en lui une tempête d'émotions et de désirs…

Kowang proposa bientôt à Siwo de l'accompagner dans sa route vers le sud. Ils iraient à Borajuna en flânant d'un village à l'autre, en chantant et en jouant de l'atakari. Ils marcheraient à pied quand ce serait nécessaire, ou bien ils monteraient dans les pataches des paysans. Ils ne prendraient le train que lorsqu'ils ne pourraient faire autrement. Ainsi — disait Kowang — Siwo découvrirait en même temps le Haut-pays d'Arona et le Sori-Elam-Gar. Et pour finir, il connaîtrait les filles de Borajuna : il ne le regretterait pas. Mais le compositeur hésitait. Il n'était pas sûr de pouvoir consacrer des semaines, des mois peut-être, au voyage, à l'aventure. En outre, sans se l'avouer, il commençait à avoir peur. Promptes aux jeux du sexe, indéfiniment provocantes, les filles de Borajuna s'offraient aux regards et aux caresses des mâles de passage, distribuaient mille orgasmes de leurs mains expertes et de leurs bouches tendres, mais selon Kowang jamais elles ne laissaient pénétrer une verge entre leurs cuisses. Et les hommes pour qui l'amour était possession, intromission rituelle du phallus conquérant dans la vulve consentante et le vagin palpitant, n'avaient rien à attendre des filles de Borajuna, que moqueries et rebuffades. « À moins… à moins » précisa Kowang, « qu'ils fussent choisis comme fiancés à la fin de leur séjour et soumis à des épreuves inconnues. Alors, en cas de succès, ils pourraient devenir époux d'une Borajunaise, connaître avec elle l'ivresse du coït achevé, se fixer à Borajuna, y vivre, y mourir peut-être… ». Kowang n'était pas candidat aux fiançailles. Pour lui, ce que les filles de Borajuna offraient aux étrangers était bien suffisant. Il n'avait jamais désiré plus. Mais Siwo craignait le piège.

Avant même qu'il eût donné sa réponse, Ulwin demanda à Orine si elle lui permettrait de les accompagner. Orine éclata de rire et dit qu'elle lui rendrait sa liberté quand il voudrait — en quatre symboles rituels —, qu'elle l'attendrait et qu'à son retour, s'il en avait encore envie, elle l'épouserait de nouveau rituellement. Elle ajouta que trois années de mariage presque sans une escapade, c'était long, qu'elle n'était pas égoïste et que si Ulwin avait envie de connaître les filles de Borajuna, de jouir à en crier dans les mains ou la bouche des plus belles vierges du sous-continent, elle n'avait ni le droit ni l'envie de l'en empêcher. L'occasion était merveilleuse : elle l'offrait à Ulwin comme un cadeau d'amour. Ulwin répondit que c'était le plus beau cadeau qu'il eût jamais reçu. Il embrassa Orine et commença à la déshabiller. Orine déclara qu'elle voulait bien faire l'amour mais que cela compterait — puisque c'était en public — pour un des quatre rites de déliaison. Elle se fit déshabiller selon les règles de Ma-Wo par Ulwin et Kowang, tandis que Siwo regardait. Puis elle s'étendit sur le dos, en donnant une main à Kowang et l'autre à Siwo. Ulwin, agenouillé entre ses cuisses, tremblant, le visage sillonné de tics, se plantait avec une insigne maladresse dans la vulve blonde et tendrement ourlée. Orine ne participait qu'à demi au rite. Elle regardait Siwo, étreignait sa main comme une parturiente dans les douleurs. Enfin, Ulwin gémit et s'effondra. Orine simula une brève extase, émit une douce plainte menteuse. Kowang éclata de rire.

Il y eut trois rites de déliaison, auxquels Siwo et Kowang durent assister ou participer pour la bonne règle. Après quoi, Ulwin et Orine se trouvèrent officiellement séparés… La dernière nuit, Orine rejoignit Siwo dans sa chambre. C'était le plein été et la journée avait été la plus chaude que Siwo ait connue depuis son arrivée dans le Haut-pays d'Arona. Il était étendu sur son lit, complètement nu, ruisselant de sueur, une main posée sur son ventre. Orine eut un sourire timide et las, ôta sa longue chemise de nuit couleur du désert proche et vint s'allonger près de lui. Elle glissa une main entre ses cuisses, joua avec les poils de son ventre. Ils restèrent ainsi plusieurs heures sans pouvoir dormir, l'un près de l'autre, nus, main dans la main, s'effleurant de temps en temps d'un geste plus tendre que sensuel. Les seins d'Orine avaient leurs pointes durcies, le sexe de Siwo était dressé et douloureux. Mais ils ne firent pas l'amour. Leur intimité était délicieuse : le désir valait mieux que le plaisir. Et ils parlèrent…

« Ulwin ne reviendra pas. » dit Orine. « Je le sais. Il y a longtemps qu'il voulait me quitter. Il a saisi le prétexte. Je suis heureuse de lui avoir rendu sa liberté. À Borajuna, il essaiera d'être choisi. S'il l'est, il restera là-bas, bien sûr. Nous ne le reverrons jamais. Et s'il ne l'est pas, il partira. Ou il se tuera. Il en est capable. Il pense qu'il a raté sa vie, Dieu sait pourquoi. Je regrette parce que je l'ai beaucoup aimé… Mais je t'attendrai, Siwo. Toi seul… Reviendras-tu… si tu n'es pas choisi ?

— Pourquoi veux-tu que je sois choisi ?

— Peut-être.

— De toute façon, je reviendrai.

— De toute façon ?

— Je reviendrai, Orine, je te le jure. »

Siwo devait tenir sa promesse.

Les trois hommes partirent le lendemain à l'aube, sac au dos, hatbu et atakari sous le bras. Dans un pays où le peuple entier plaçait la musique et le chant au-dessus de tout, un compositeur, un auteur-interprète et un chanteur célèbre munis de leurs instruments, cela valait mieux qu'une caravane de cent chameaux.

… Ils sont partis. Orine, droite sur le seuil de la maison, les regarde s'éloigner. Elle se demande si elle les reverra. Le dernier qui se retourne, c'est Siwo. Il lui envoie un baiser.

Ils ne sont pas revenus. Longtemps après, Orine a reçu une lettre de Kowang — adressée d'ailleurs à Orine et Ulwin. Ulwin n'a pas été choisi et Kowang semble croire qu'il est rentré chez lui. Seul Siwo a été choisi comme fiancé par une des plus jolies filles de Borajuna. « Il ne voulait pas, ne voulait pas. Mais elle était si belle, si belle… » dit Kowang. « Elle s'appelait Adani : une brune de seize ans aux longs cheveux de soie, au visage si doux… » dit Kowang. « Une adolescente brune aux traits si purs, aux yeux si graves. Une grande écolière avec un visage d'enfant et un corps de femme. Adani : ce nom semblait à Siwo le plus beau et le plus émouvant du sous-continent. C'était celui d'une vierge de seize ans, si belle, si douce… » dit Kowang… Orine comprend qu'à ce moment-là Ulwin avait déjà quitté ses deux amis, ulcéré sans doute de n'avoir pas été choisi. Il avait dit qu'il rentrait à Tseteri. Mais il n'était pas rentré. Il n'est jamais rentré. Et Siwo a été choisi. Il est devenu le mari ou l'amant d'une très jeune femme aux longs cheveux bruns, au visage si doux — et si belle, si belle… Orine ne peut s'empêcher de les imaginer ensemble. Ainsi, tout ce qu'elle a appris sur la vie et l'amour au Iohiaha était donc inutile. Orine meurt de jalousie. Orine est folle, Orine est désespérée. Adani si belle… Adani — presqu'une enfant — ouvrant ses cuisses pour Siwo sur la couche nuptiale. Les mains de Siwo fourrageant dans les boucles sombres, découvrant les lèvres gonflées ; ses doigts, sa langue s'insinuant dans la tendre fente de vierge. Siwo penché sur le ventre de la petite fille, buvant le miel de son sexe. Adani, maintenant, les genoux levés, innocente et provocante à la fois, montrant les plus secrets replis de sa chair, là où se rejoignent les deux sillons du plaisir, sa vulve découverte, palpitante, pareille à un animal nouveau-né. Le gland nu et rond de Siwo pénétrant… Non, non ! Siwo, Siwo, pourquoi cette fille t'a-t-elle pris ?

À quoi bon l'attendre, maintenant ? Elle est sûre qu'il ne reviendra pas.

Elle part. Orine quitte à jamais Tseteri. Pour oublier Ulwin, Siwo… et Adani, elle va essayer de se perdre dans la foule de Tiwungawa, la capitale. Pour se venger de Siwo, elle se prostituera — s'il existe encore des prostituées à Tiwungawa.

C'est ainsi qu'il la retrouva. Car une belle putain pouvait encore gagner sa vie à Tiwungawa où la liberté de mœurs était pourtant fort grande. Ceux qui avaient recours aux services des filles publiques étaient soit très disgraciés, soit très exigeants. Orine avait découvert dans les chambres d'hôtel de l'avenue Zarko les tares physiques les plus répugnantes, les fétichismes les plus étranges, subi les désirs les plus pervers ou les plus cruels. Elle n'oublierait jamais cette longue soirée pendant laquelle, attachée sur une banquette, écartelée, elle avait offert son sexe et ses fesses en spectacle à un jeune couple de la haute société qui festoyait devant elle. La femme s'amusait à lui jeter les restes du repas et les fonds de verre entre les cuisses. À la fin, ils avaient trouvé spirituel de lui enfoncer dans le vagin un os de poulet dont la tête seule dépassait. Trois heures… Et elle avait vu pire !

C'est ainsi que Siwo la retrouva… Même déguisée en putain, elle avait peu changé. Lui, en quelques mois, avait vieilli de dix ans. Obèse et blême, il vacillait sur ses jambes enflées. Ses yeux disparaissaient dans les bouffissures de son visage et il était plus qu'à moitié chauve. Elle ne le reconnut pas. Un client parmi d'autres, et pas plus répugnant que beaucoup d'autres. D'ailleurs, ce n'étaient pas les plus hideux qui lui faisaient le plus peur… Elle le conduisit dans sa chambre presque sans un mot. Il tendit l'argent d'une main tremblante. Elle faillit réclamer un supplément et y renonça par pitié. Elle commença à se déshabiller. Sous sa robe courte, elle portait l'attirail traditionnel des prostituées de l'avenue Zarko : dessous noirs bordés de dentelles, culotte avec double fente en forme de cœur, pour tenter les clients indécis et satisfaire rapidement les clients pressés. L'homme la regardait avec ses yeux rouges et avides. Il se léchait les lèvres et poussait de petits gémissements de chien malade. Nu à son tour, il s'approcha d'elle. D'un geste machinal, tant de fois répété, elle chercha la queue de l'homme. C'était une chose minuscule et rougeâtre, au milieu des plis adipeux et des poils clairsemés. Elle avança les doigts. Les testicules étaient racornis et durs.

« Tu es beau ! » dit-elle. « Qu'est-ce qui t'est arrivé ; c'est une maladie ? »

L'homme secoua la tête. Orine joua avec la chenille, promena le bout de l'index sur le gland ridé et sec.

« Est-ce que tu peux bander avec ça, bonhomme ?! »

Il eut une grimace misérable.

— « Je suis Siwo. » dit-il. « Et il y a longtemps que je ne suis plus un homme.

— Siwo !

— Je sais que je suis dégoûtant, mais c'est bien moi. Je suis revenu. Je t'ai cherchée partout. Et me voilà… »

D'instinct, Orine saisit sa robe et l'enfila. Siwo, ce monstre ? Mais elle le reconnaissait maintenant : ses yeux, son nez, sa bouche… Une toute petite partie de son visage n'avait pas trop changé.

— « Habille-toi, » dit-elle, « je t'en prie. »

Il obéit d'un air las et résigné.

— « Je me suis évadé de Borajuna pour te rejoindre, comme je te l'avais promis. »

Orine se mit à hurler.

Siwo avait une chambre dans un taudis de la vieille ville. C'est là, finalement, qu'ils purent parler, après la crise d'Orine. De temps en temps, la jeune femme se tordait encore les mains tandis qu'une sorte de spasme froid crispait un côté de son visage et lançait une de ses jambes en avant. Mais elle ne criait plus. Elle avait maîtrisé son désespoir. Elle était capable d'écouter Siwo. Le compositeur était maintenant d'un calme extraordinaire, bien qu'il ne pût contrôler tout à fait le tremblement de ses mains. Il était un élu ! Il avait été choisi par Adani, une des plus belles vierges de Borajuna. Pourquoi lui, pourquoi pas Ulwin ? Comment les filles de Borajuna faisaient-elles leur choix ? Siwo ne le savait pas. Nul ne le saurait sans doute jamais. Il avait accepté de devenir le fiancé d'Adani et la jeune fille l'avait conduit vers le haut-village — que les étrangers ne visitaient jamais. Et il s'était retrouvé prisonnier, bête à semence dans la forteresse des femmes.

Les filles de Borajuna ne donnaient jamais le jour à des enfants mâles. C'était un trait de leur race et l'origine de leur perversion. Les hommes, utiles pour le travail et indispensables pour la procréation, elles étaient obligées de les trouver à l'extérieur. Elles les attiraient par les jeux érotiques dans lesquels elles excellaient. Mais elles les méprisaient et les haïssaient férocement. Leurs précieuses petites chattes ne supportaient pas le contact d'un pénis. Dans le haut-village, les “élus” donnaient leur sperme sans avoir jamais l'occasion de le déposer dans la fente convoitée. Les services mêmes dont les filles se montraient si généreuses en bas leur étaient refusés en haut. Ils assistaient aux ébats de leurs chères petites fiancées et ils devaient se masturber pour fournir la semence que les matrones recueillaient dans leurs mains et portaient aux filles qui voulaient en recevoir. Les hommes qui refusaient d'accomplir ce geste humiliant étaient privés de nourriture et de boisson jusqu'au moment où ils revenaient à de meilleurs sentiments. D'ailleurs le spectacle que leur offraient les filles était tel qu'ils ne refusaient pas longtemps. Et dehors, il y avait les chiens. Sous les rires des matrones qui évaluaient leurs attributs et commentaient leur technique, les hommes piégés se soulageaient honteusement.

Oui, dehors se tenaient les chiens. Et les chats, encore plus féroces que les chiens et à peine moins gros.

Les filles prenaient plaisir à réduire leurs prisonniers à l'état de bêtes. Elles les obligeaient à se conduire comme des bêtes, à marcher à quatre pattes, à faire leurs besoins devant elles. Elles leur donnaient des noms d'animaux familiers, les forçaient à laper leur pâtée dans une écuelle… Les récalcitrants étaient battus puis torturés jusqu'à la mutilation complète de leurs organes sexuels. Alors, on les mettait à l'engrais pour les donner à manger aux chiens et aux chats.

« Et Adani ? » demanda Orine.

— « Elle m'aimait beaucoup. » répondit Siwo. « Et puis elle m'avait levé, ce qui lui donnait des droits. Elle venait me voir souvent au cachot. C'est elle, ma douce, qui m'a pelé les couilles et fendu la queue… C'était quand même la fille la plus mignonne que j'aie jamais vue.

— Et comment as-tu réussi à t'évader ?

— Je m'étais fait un copain. Un seul mais de classe. Un chien nommé Wo — presque mon nom. Le plus fort du chenil. C'est lui qui m'a aidé. Je crois… Je crois qu'il haïssait vraiment les femmes.

— Et maintenant ?

— Ma vie est finie. Je suis revenu pour te dire que je n'avais pas oublié ma promesse. Et puis je vais essayer de me soigner, guérir ce qui peut être guéri. Et après, je m'occuperai des filles de Borajuna. Je dirai la vérité à Tiwungawa. D'abord, on ne me croira pas. Mais j'apporterai des preuves, je… »

Cette promesse-là, Siwo la tint aussi. Non avec l'aide du gouvernement de Tiwungawa qui se désintéressa de l'histoire, mais avec l'aide des nomades du sud qui en avaient assez de voir leurs plus beaux jeunes hommes pris par les filles. Le district de Borajuna fut mis à sac, le village pillé, les matrones fouettées et passées à tabac. Les femmes et les jeunes filles se défendirent âprement. Beaucoup furent tuées en combattant. Il y eut environ deux cents survivantes. Siwo, qui se trouvait avec les vainqueurs, cherchait Adani. Les images de vengeance lui faisaient grincer les dents. Adani survivante, c'eût été trop beau. Eh bien, si la légende ne ment pas, Adani, la belle Adani, se cachait au milieu du troupeau apeuré.

Les filles furent rassemblées autour des feux de camp. On leur décrivit avec précision les tortures qu'on allait leur faire subir. On prépara les instruments, les tisons, les insectes, le vinaigre et l'alcool devant elles. Puis on en viola un certain nombre. Siwo, bien sûr, ne put réaliser son vieux rêve : planter sa verge dans le vagin d'Adani. Il n'avait plus entre les jambes qu'un misérable bourgeon de chair. Il s'amusa avec elle comme il put. Puis il l'emmena. Les nomades emmenèrent les filles. Les feux s'éteignirent. Il n'y eut pas de tortures. Cela n'avait été qu'une mise en scène.

Les nomades du sud étaient des hommes de tempérament. Les filles de Borajuna furent baisées souvent et sans beaucoup d'égards. Adani fut la moins punie. Elle dut épouser — selon le rite de Kan-Wai — l'homme qu'elle avait mutilé. Mais Siwo ne pouvait faire l'amour, ce qui convenait fort bien à Adani. Ils furent très heureux et adoptèrent un petit nomade.

Orine continua d'exercer son métier sur l'avenue Zarko. Quelques années après le retour de Siwo, elle fut mutilée à son tour — terrible coïncidence — par un client, un riche maniaque de Tiwungawa qui découpait le clitoris des prostituées pour nourrir ses shiwis. Elle mourut de septicémie à l'hôpital des Frères de l'espoir.

Première publication

"les Vierges de Borajuna"
››› Horizons du fantastique 30, quatrième trimestre 1974