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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

la Vallée du temps profond

Quelquefois, le cœur plein d’un espoir fou, je poursuivais au fond de la vallée mon chien César, un corniaud fureteur qui connaissait mieux les secrets de l’univers qu’un professeur de grec à la Sorbonne. Je courais vite, en ce temps-là. J’avais dix ans… Si ces mots ont un sens. Je veux dire les mots "an" et "temps". Mais peu importe. Le plus souvent, César bondissait vers la vallée de façon si soudaine que je n'avais aucune chance de m'accrocher à son sillage. Alors, en attendant son retour, je m'asseyais sur une pierre plate, toujours la même, et je regardais les vaisseaux ou les traîneaux flotter dans le temps profond, poussés par des chiens ou tirés par des serpents. Ces silhouettes étaient étirées et déformées par un phénomène de réfraction en traversant la surface du temps. Il fallait de jeunes yeux et un regard bien entraîné pour les distinguer des jeux d'ombre et de lumière dans les feuillages ou les nuages. Mais quel spectacle exaltant pour un petit paysan qui demandait la lune ! Je rêvais à l'infini, à l'éternité, comme d'autres aux prochaines vacances.

Dix ans. Et j'étais sur le point de n'avoir plus d'âge. Plus jamais… Seulement, je l'ignorais. Mon bon César me laissait sur place quand il me prenait par surprise en dévalant la colline à la vitesse d'un boulet de corsaire. Il avait vu un serpent dans le courant temporel qui longeait le ruisseau. Je réussissais presque à le suivre quand nous étions dans la vallée et qu'il se mettait en chasse le long du sentier. Oui, presque… En fin de compte, j'arrivais toujours une seconde trop tard à la boucle du ruisseau, où il avait disparu sans laisser de trace, pas même un roseau tremblant, comme effacé par la main de Dieu. Mais je savais que la main de Dieu n'y était pour rien.

César s'en allait dans le temps. Comme tous les petits paysans, je savais que les serpents voyagent vers l'avenir. Je crois que c'est plus ou moins raconté dans la Bible. Les chiens dérivent vers le passé, mais ils peuvent suivre les serpents dans le futur et créer un sillage où les humains et leurs véhicules s'engouffrent aussi. Du moins certains chiens… Et mon César, ô merveille, était à la fois dériveur, pousseur et flaireur : c'est pourquoi les gens du temps ont voulu me le prendre. Voilà. César était encore parti pour ce monde que je désirais tant connaître. J'attendais au coude du sentier, une minute ou cinq, haletant et frustré, mais l'espoir chevillé au cœur. Puis je revenais sur mes pas, car je savais que mon compagnon de jeu reparaîtrait à l'autre bout de la petite vallée, cent cinquante mètres en amont du coude, quelques minutes plus tard, ou peut-être une demi-heure s'il flânait un peu dans l'éternité. Il surgissait du néant à reculons, ce qui me faisait bien rire. Je me moquais de lui : c'était ma vengeance, moi qui, toujours, restais sur la rive. Son air piteux excitait ma verve. Parfois, il tombait carrément sur son derrière, presque à mes pieds. Il me regardait d'un air de dire : « Je me suis laissé entraîner, mais j'ai compris : je ne retournerai jamais là-bas. On est tellement mieux ici ! ». Je lui pinçais les oreilles, le tapais sur le museau en le traitant de coureur de temps. Je le connaissais. Tout comme moi, il oubliait ses bonnes résolutions aussitôt prises, et la première occasion faisait le larron. Notre manège continua durant tout l'été. Et j'encaissais une interminable série d'échecs qui auraient fait perdre patience à tout autre qu'un rêveur de lune. Mais je m'acharnais, jurant d'aller voir de l'autre côté avant la rentrée des classes.

Enfin, César s'en revint, un soir, l'air gêné et triomphant à la fois, en traînant un bout de laisse d'un demi-mètre fixé à un collier d'argent. Le collier se détacha quand je le touchai et César frétilla de joie. La laisse me parut tressée avec des fils très fins, très durs, très froids et presque transparents. Elle devenait complètement invisible en plein soleil. « Dis donc, il a fallu que tu tires fort pour casser ce truc ! » César jappa de contentement. Je lisais ses pensées comme si on les avait sous-titrées en capitales : Mais c'est que je suis vraiment fort, moi, César, ton chien ! Je décidai de m'approprier cet objet sans rien dire. De toute façon, je ne parlais pas du temps aux adultes, qui me semblaient peu intéressés par le monde réel. Et mes camarades auraient pris mon histoire pour un feuilleton télé !

J'avais mérité ce cadeau du destin. Je me disais : Ça peut toujours servir. On verrait comment. Je ne pus rattacher le collier au cou de César. J'enfouis le tout avec les trésors qui bourraient mes poches et dont le moindre n'était pas un briquet-lampe inusable que j'avais trouvé au bord du ruisseau.

Il y eut un soir, sous le soleil couchant, où je me lançai aux trousses de César et du serpent pour la centième ou la millième fois, avec la même vivacité et la même confiance que d'habitude. Guidée par un simple réflexe ou une intuition sublime, ma main s'enfonça dans ma poche et en tira le collier et la laisse d'argent. Je reçus comme une secousse électrique au bras, mais je ne lâchai pas mon talisman. Et mon allure ne faiblit pas. Dieu sait que ce n'était pas le moment de faiblir. Je tins bon. César avait à peine un mètre d'avance sur moi. J'aperçus même, un peu plus loin, un long serpent vert qui filait magiquement dans l'air. Galvanisé, je courus si vite que je ne vis pas arriver le coude du sentier qui épousait la courbe du ruisseau. J'allais fatalement tomber à l'eau. Je fermai les yeux et pensai : Envole-toi, Pierre Martin, envole-toi… Et je fus bien, en effet, le premier des Martin à se changer en oiseau.

Je flottai un moment au-dessus de la terre, je croisai un papillon et une étoile filante. Dieu sait ce qu'une étoile filante faisait là, en plein jour… Je retombai mollement de l'autre côté en me cognant à un fil d'étendage sur lequel séchaient dans le vent quelques haillons délavés. Je vis à trente mètres de là une cabane couverte de tôle ondulée, avec une cheminée de guingois, d'où sortait une fumée sombre et malodorante. Les gens, devant la porte, me regardaient d'un air vague. Des bohémiens, pensai-je. Une roulotte à cheval, arrêtée un peu plus loin, confirma mon impression. Et au-delà, à travers la plaine, je distinguai encore des baraques, des roulottes, des chevaux, des tentes et des caravanes… Bien. Tout le monde sait que les bohémiens voyagent dans le temps avec des chiens et des serpents — comme tout le monde.

Je marchai un bon moment le long du campement et saluai tous les bohémiens que je croisais. Je les aimais bien, ces gens, mais ils me faisaient un peu peur. J'en vis qui menaient des chiens avec une laisse d'argent ; d'autres tiraient des couleuvres vertes ou bien jaune et noir, attachées par des anneaux de cuivre rouge. Quelques-uns criaient des noms d'enfant ou de bête, les mains en porte-voix, ce qui me donna le courage d'appeler César : « César ! Reviens, mon César ! ». Je me sentais idiot en répétant cette litanie. Mais les bohémiens ne faisaient pas attention à moi. Ils en avaient assez à s'occuper avec leurs propres clebs, qui ne rêvaient que plaies et bosses, et avec leurs serpents qui n'étaient pas heureux dans le présent… Qui est heureux dans le présent ? Ai-je dit que j'avais dix ans ? Si j'ai oublié c'est que le temps m'emporte et que je n'ai plus d'âge.

César reparut comme je n'espérais plus le revoir. Il filait ventre à terre, les oreilles baissées, les pattes de derrière rattrapant les pattes de devant à chaque bond. Il tourna deux ou trois fois la tête pour voir s'il était poursuivi. Mais non, mon vieux, pensai-je. Tu les as encore semés ! Je courus à sa rencontre. J'eus, de nouveau, l'impression de devenir plus léger que le temps et je m'envolai. Je fermai les yeux pour les rouvrir aussitôt. César flottait à côté de moi, dans une posture ridicule, sur le dos, pédalant dans le vide et emporté à reculons par le courant temporel qui nous déposa tous les deux au bout de la vallée. « Vieux César ! » m'écriai-je, assis dans l'herbe humide. Il se léchait le ventre, ce qui me donna à penser qu'il avait eu une aventure amoureuse. Ce serait peut-être mon tour la prochaine fois. Les brunes bohémiennes me plaisaient assez et j'avais parfois des désirs au-dessus de mon âge, en attendant de n'avoir plus d'âge du tout. Et César me regardait d'un air… ma fois, oui, d'un air complice, comme s'il était en train de penser : Ah, tu as fini par te décider. On va s'amuser, maintenant ! J'eus recours une seconde fois à la laisse d'argent, puis je m'habituai à sauter dans le temps, les yeux fermés, sans me servir de cette béquille. Et j'appris à me laisser porter par les courants comme un jeune bohémien. Mais, bien sûr, il me fallait un serpent et non un chien pour aller dans le futur, et le chien tout seul pour revenir. Il paraît que le tamanoir et l'ornithorynque sont aussi de bons voyageurs temporels. Et nous, les malins bipèdes qui nous disons rois de la création, sommes tout juste bons à rester le cul sur le jour d'aujourd'hui. On peut trouver ça humiliant pour l'homo sapiens, mais je crois que notre incapacité a quelque chose à voir avec les bêtises de nos premiers parents au jardin d'Éden.

À mon deuxième voyage, je rencontrai une petite bohémienne et menai la joyeuse vie avec elle dans un verger d'orangers… Ai-je dit que cela se passait dans trente mille ans ou cinq cent mille, et que, à cette époque, les orangers, les papayers et les manguiers viennent chez nous comme le chiendent et les ronces ? Au troisième voyage, je découvris, en cherchant César, une sorte de station-service du temps, où l'on vendait des aliments pour chiens en boîtes et en sacs, ainsi que du lait et des petits animaux prédigérés sous cellophane pour les serpents… Et puis, ce qui m'intéressait bien davantage, des rations énergétiques à base de chocolat pour les voyageurs humains. Le jeune employé de la station faisait là un boulot de vacances. En fait, il étudiait les langues mortes dans une fac de l'an dix-sept mille et quelques. Il fut même très heureux de parler français avec moi. Il accepta les deux ou trois piécettes jaunes qui traînaient dans mes poches, deux agates, et un morceau de ficelle à botteler le foin qu'il qualifia de « haute époque ». Il me donna en échange une provision de rations énergétiques et je décidai de m'énergiser sur-le-champ. Dieu sait ce qui m'attendait encore dans l'éternité. Comme j'allais repartir, j'entendis un aboiement plaintif et provoquant, à nul autre pareil. « César ! » criai-je. Et César me répondit en se jetant sur le treillis d'argent de la cage grillagée où on l'avait enfermé. Le jeune employé parut bien ennuyé. « Ah, c'est votre chien ? Quels pousseurs ! et quels flaireurs, ces corniauds de haute époque. J'aimerais bien l'avoir pour mon équipage. Ou alors… » Il compulsa d'un air renfrogné une espèce de calculette. « Mais la loi du 42 brumaire 11301 est formelle : je dois vous le rendre. » Ainsi fut fait.

La destinée m'attendait à mon cinquième voyage. Mon grand imbécile de César était de nouveau tombé dans quelque piège. En lui courant après, j'arrivai près d'un immense cube de verre bleu entouré d'arbres jaunes. Pour des raisons mystérieuses, l'endroit me sembla tout de suite suspect. J'en fis le tour prudemment, et réussis à découvrir mon chien, plus piteux que jamais, derrière une épaisse cloison transparente, en compagnie d'une demi-douzaine de roquets peu avenants. Ils avaient tous un collier d'argent autour du cou… Comment délivrer César ? Il me fallait encore invoquer la loi du 42 brumaire — mais j'avais oublié l'année. Et personne ne se montrait. Je passai plusieurs fois devant une grande porte qui s'ouvrit obligeamment pour moi. Mais un secret instinct me poussait à m'esquiver. Parmi de nombreuses inscriptions en des langues inconnues, j'en trouvai une en français, des plus inquiétantes : École centrale des voyageurs temporels. Oh, me dis-je, ça devait finir par arriver ! Ce genre d'aventures me pendait au nez depuis le début. Mais je ne me résignais pas à abandonner César.

Après une longue et douloureuse hésitation, je me faufilai tête basse entre les deux battants de la porte de verre. Et voilà. J'étais dans la cour de l'école du temps. Je sentais que c'était pour longtemps. Je n'étais pas plus bête que les petits bohémiens — enfin, à peine un peu plus bête. Je fis mes études de voyageur temporel en ne redoublant qu'une année sur dix-neuf. J'eus un beau diplôme en peau de serpent et devins navigateur du temps. César mourut à quatre-vingts ans, plus ou moins dix pour cent, ce qui est un bel âge pour un corniaud de paysan.

Quand je passe dans la vallée du temps profond, cent ans ou mille ans avant que ma maison natale n'ait été construite, ou trente siècles après qu'elle a disparu, une nostalgie douce-amère me coupe un moment le souffle. Et je m'en vais, les yeux baissés, sur les commandes de ma sept-bêtes (quatre chiens et trois serpents).

Ai-je dit que je traînais par monts et par chronos depuis environ deux cent soixante-quinze ans, et que ça commence à bien faire ?

Première publication

"la Vallée du temps profond"
›››  le Monde dimanche, supplément à le Monde 12625, 1-2 septembre 1985