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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury les Ubicks…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

les Ubicks d'Heldon

Richard Gloeck s'éveilla dans le music-hall de Samara Ming. Il éprouva aussitôt une forte impression de giration négative. Il s'appuya à un pilier de verre qui lui communiqua une intense vibration. Un cri de métal prêt à claquer s'inséra dans la longue plainte aspirante et refoulante du programme. Richard Gloeck arrêta de respirer. C'était pour lui l'instant fabuleux de la naissance. La musique devint presque inaudible.

Le soleil se levait au-dessus des monts de Glace.

Il existait maintenant un Richard Gloeck de plus sur la Terre de Runci ! Le cent millième ou le vingt-cinq millionième Richard Gloeck depuis que le Fondateur avait découvert la musique finale. Mais la Terre de Runci, encore appelée le Globe, était assez vaste pour accueillir des milliards de Richard Gloeck avec leur compagne et leurs serviteurs semi-vivants, sans oublier leur chien et leurs fantômes… Assez vaste pour héberger en même temps des milliards de Shalmanesers qui étaient les ennemis mortels des Richard Gloeck. Car la Terre de Runci était un univers, et peut-être l'Univers. Et les Richard Gloeck, clones du Fondateur, ne seraient jamais assez nombreux pour en peupler la millième partie.

Le programme en cours, comme toutes les créations musicales d'un haut niveau, comportait quelques plages de silence sur la fin. Richard écouta son cœur battre dans sa poitrine. Son corps, ses muscles, ses nerfs, ses os reconnaissaient la musique qui leur avait donné une âme. Son sang charriait les ribo-éléments mémoriels en provenance de deux Richard Gloeck qui étaient ses parents, mais qu'il ne rencontrerait sans doute jamais. D'ailleurs, la mémoire n'était peut-être pas l'élément constitutif essentiel de la personnalité humaine. Le Fondateur avait découvert, mille ans plus tôt, que l'âme était musique : une musique complexe, sophistiquée, que seules pouvaient jouer ces machines complexes et sophistiquées appelées globaliseurs géants. On nommait “processus” l'ensemble des séquences musicales qui permettaient de “créer une âme” ou, plus prosaïquement, de donner une conscience à un être humain de “culture”. Le processus servait surtout à l'éveil des clones. Le “programme”, ou “diagramme” ou “matrice” était la partition dans laquelle se trouvaient les principales caractéristiques de la personnalité à naître.

Malheureusement, tous les programmes ne donnaient pas des personnalités viables et stables. Les réussites étaient rares. Les modèles imaginaires aboutissaient le plus souvent à des individus schizophrènes et inaptes à la survie… À l'origine, pourtant, Richard Gloeck était un personnage inventé par un écrivain oublié du deuxième millénaire de la Terre originelle, ou Terre de Joe. L'écrivain inconnu s'était inspiré en fait du Fondateur, qui n'était pas encore le Fondateur. Et celui-ci, un peu plus tard, avait composé une séquence dans laquelle il exprimait sa propre nature, sa pensée et sa personnalité avec une force et une sincérité encore jamais vues. Il avait nommé cette séquence Richard Gloeck. Après avoir découvert la musique finale, il avait transformé Richard Gloeck selon les lois de cette musique et il en avait fait le premier programme humain. Disciples et techniciens avaient vérifié au début du troisième millénaire la compatibilité de ce programme avec les clones du Fondateur, développés à partir du stock cellulaire de la première tour Heldon. Car c'était là un point primordial : le programme devait convenir au clone et le clone au programme. Un miracle… Mais dans ce cas, cela n'en était pas un. La compatibilité traduisait seulement le fait que l'âme et le corps réunis au cours du “processus” avaient la même origine. Les cellules étaient celles du Fondateur… qui avait composé Richard Gloeck à son image. Les Richard Gloeck qui peuplaient aujourd'hui, un millénaire après, l'immense et mystérieuse Terre de Runci, étaient les doubles du Fondateur.

La musique se fit de nouveau entendre. C'était comme une brève récapitulation de l'ensemble. Gouttes sonores, sourdes volutes, vortex étouffé, ondes fractales, plaintes de la matière étirée et battue par le vent…

Richard Gloeck commença à éprouver des sensations cénesthésiques intenses. Il avait l'impression d'être une infime particule, lancée dans un tube plein d'orbes et de roues. Il tenait un morceau de soleil dans la main droite. Avec un bruit de cymbales, la souffrance coulait dans ses yeux comme un sang trop clair. Il avait envie de crier vers le ciel des mots d'or et de givre. L'aube entrait sous sa peau comme un dard, injectant dans ses nerfs une odeur de pomme verte. La vie éclatait dans sa tête en pluie violette. Ses doigts s'étiraient à l'infini, pareils à des rayons de lumière froide…

C'était la fin du processus d'éveil. C'était l'éveil. Mais il ne le savait pas encore.

La tempête sensorielle s'apaisa.

Le vent frisait les feuillages sombres du parc de Samara Ming et en tirait un murmure d'insecte agacé. Le calme de l'aube engourdissait le paysage. Une pâle clarté tombait sous le dôme de verre du music-hall. On appelait “music-hall” la salle où les Heldoniens se réunissaient pour entendre la musique créatrice produite par un globaliseur géant. Mais l'instrument se trouvait à l'abri dans la tour Heldon, à cent ou deux cents mètres du dôme. La musique éveillait une conscience, organisait une masse de matière ou transportait les voyageurs en un autre point de la Terre de Runci. Elle avait encore bien d'autres applications suivant le programme de base : subjuguer ou guérir, souder ou briser, effacer ou détruire… Le music-hall était réservé aux applications les plus spectaculaires et aux cérémonies presque rituelles. La production de nourriture, par exemple, s'effectuait au drugstore ; soins médicaux et psychologiques avaient pour cadre le moratorium ; et les voyageurs s'embarquaient dans une petite sphère creuse appelée “heldon”…

Le globaliseur de la Tour diffusait la musique créatrice en n'importe quel point de Samara Ming. Les lieux affectés à un usage musical particulier (production, soins, voyage…) constituaient les pôles d'attraction de la ville heldonienne, étalée sur quelques hectares, au pied de la Tour.

La ville que Richard Gloeck allait découvrir en quittant le dôme…

Le nouvel éveillé franchit le seuil du music-hall, guidé par l'officiante, longue, noire et belle. Une autre femme l'attendait. Elle avait été choisie pour être sa compagne provisoire parmi toutes celles qui souhaitaient le devenir. Choisi naturellement par le globaliseur qui ne se trompait jamais ou si peu…

Richard Gloeck sourit vaguement.

La jeune femme l'appela puis se nomma : « Fanny Mae ! ».

Il y eut un instant d'incertitude. Le nouvel éveillé pouvait toujours récuser le choix du globaliseur. Le savait-il ? Rien ne prouvait que son stock mémoriel fût disponible dès sa sortie du music-hall… La question ne semblait nullement le préoccuper. Il prit la main de Fanny Mae d'un geste distrait. La jeune femme secoua d'un air de défi la lourde chevelure blond pâle qui encadrait son visage aux traits accusés et au teint brique.

Richard regarda autour de lui, cherchant visiblement quelqu'un ou quelque chose. Il eut un geste vers le serviteur semi-vivant qui lui avait été attribué.

« Chip ! » dit l'officiante.

Les serviteurs semi-vivants étaient des cyborgs comme les Shalmanesers, seulement beaucoup moins sophistiqués. Et malgré quelques organes mécaniques, ils étaient tout à fait vivants… Mais Richard cherchait encore. Son chien se dirigea vers lui en jappant joyeusement. C'était un loup noir et gris avec quelques tâches fauve.

« Rama ! »

Le chien répondit à son nom en se dressant sur ses pattes de derrière pour lécher le visage de son maître. Mais Richard était grand ; l'animal ne put atteindre son visage et se contenta de lui mordiller la main. Il y eut quelques applaudissements. Fanny Mae voulut caresser la tête du chien. Rama émit aussitôt un grognement de menace, en retroussant les babines. Des rires éclatèrent. La jeune femme rit avec les autres. Son heure viendrait…

Elle n'était qu'une compagne provisoire, certes. Mais elle allait selon toute probabilité accompagner le nouveau Richard Gloeck dans son territoire. Et, selon toute probabilité aussi, ce territoire serait immense et désert. Elle serait seule avec Richard. Avec Richard, le serviteur et le chien ; mais ces derniers ne l'empêcheraient pas d'être la reine d'un morceau de la Terre de Runci au moins aussi vaste qu'un continent de la Terre de Joe.

Un cortège se formait pour accompagner Richard et Fanny Mae que l'officiante, un technicien et un disciple guidaient à travers le parc de Samara Ming. D'autres disciples, très jeunes pour la plupart, entouraient le groupe et protégeaient le nouvel éveillé que les curieux tentaient d'approcher. La foule ne dépassait pas quelques centaines de personnes. Tous Heldoniens, naturellement. Mais un jeune garçon se mit à crier qu'il avait aperçu un espion shalmanaser. Les disciples se mirent à courir en tous sens. Le globaliseur lança une note mi-interrogative, mi-inquiète. L'enfant qui avait donné l'alerte profita du désordre pour se glisser entre Richard et Fanny Mae. Il caressa le chien qui frétilla de la queue en signe de bienvenue.

« Je m'appelle Renato. » dit-il, mais personne ne l'entendit.

Le nouveau Richard Gloeck devait quitter Samara Ming le plus rapidement possible. C'était la règle. D'abord, les Shalmanesers étaient nombreux à Samara Ming, et lorsqu'ils s'emparaient d'un Richard Gloeck, ils le détruisaient après avoir récupéré un maximum d'éléments utilisables. Comme les Heldoniens, les Shalmanesers lançaient leurs ubicks à conquête de la Terre de Runci. Il y avait peu d'affrontements entre les deux groupes, à cause de l'immensité du Globe ; cependant, les Shalmanesers, plus violents que les Heldoniens, chassaient les ubicks du groupe rival… D'autre part, la tradition heldonienne voulait qu'il y eût un seul Richard Gloeck dans une même région — certains disaient un même niveau — de la Terre de Runci. Nul n'aurait pu dire où se trouvait le Richard Gloeck du niveau Samara Ming. Peut-être dans la ville même, au milieu du cortège qui accompagnait le nouvel éveillé, sous un déguisement quelconque… ou à cinq millions de kilomètres, au-delà de trente océans et quatre-vingts chaînes de montagnes. Rien ne prouvait qu'il fût seul, d'ailleurs. La tradition le disait, mais la Terre de Runci était si vaste…

De toute façon, Richard allait quitter le pays où il venait de naître, et il en était conscient. Il avait pris la tête du groupe, précédant l'officiante et marchant à la hauteur du disciple en abud bleue qui le conduisait. Il avait vu la sphère du heldon et se dirigeait vers elle. La foule se pressait, grossissant un peu. Dans quelques minutes, le nouvel éveillé aurait disparu… Un murmure montait du cortège. Les Heldoniens étaient partagés entre deux sentiments contradictoires : la hâte de voir Richard Gloeck quitter Samara Ming pour échapper aux Shalmanesers — d’une part. Et, d'autre part, le regret de le perdre si vite et à jamais.

Les hommes de tête arrivaient au heldon. L'officiante était là aussi avec Fanny Mae, le serviteur semi-vivant, le chien Rama et Renato, l'enfant qui venait de se joindre subrepticement à la petite troupe. Le technicien s'approcha de la sphère blanche, posa sa main droite ouverte sur un cercle noir, à hauteur d'homme. Une porte coulissa, révélant l'intérieur rouge vif du heldon. On aurait dit un organe sanglant. Une frêle et piquante musique jaillit du cœur ouvert. Elle s'amplifia, multipliant les harmoniques et les variations. Un pizzicato sautillant et moqueur coupait le claquement métallique des cymbales. Puis un tam-tam roula un appel profond et angoissé.

La foule, d'abord figée, recula lentement. Le technicien fit un signe. Richard prit Fanny Mae par l'épaule et la poussa dans la cabine. Le chien rejoignit la jeune femme. Le serviteur se lança à la suite des Humains, en trottinant sur ses jambes courtes. Renato voulut se glisser derrière lui. L'officiant l'aperçut et le retint par le bras. L'enfant se mit à pleurer. Richard se retourna.

« Qu'est-ce que tu veux ?

— Je veux venir avec toi !

— Pourquoi !

— Je m'ennuie ici. C'est trop petit. »

Trop petit ? Richard réfléchit, fouilla dans sa mémoire toute neuve. Comment pouvait-on trouver trop petit un endroit de la Terre de Runci ? Renato aurait pu marcher toute sa vie droit devant lui sans jamais revenir sur ses pas et sans jamais arriver au bout du monde. Le bout du monde existait sans doute ; mais il était très loin de Samara Ming. Loin de n'importe où. À dix vies de marche. Ou cent ou mille… Richard sourit et se décida brusquement.

— « Viens. » dit-il. « Nous tâcherons de trouver quelque chose de plus grand !

— Mais ta famille ? » dit Fanny Mae.

— « Elle a été prise par les Shalmanesers. Je suis seul. Je veux voyager ! »

On entendit un cri d'avertissement : « Les Shalmanesers ! Les Shalmanesers !

— Vite. » dit le technicien.

Le disciple et l'officiante se penchèrent à l'entrée pour esquisser un geste d'adieu.

— « Bonne chance ! Trouvez un beau pays ! »

Le technicien referma la porte. Les bruits de l'extérieur disparurent. L'obscurité se fit quelques secondes, puis une rouge clarté s'alluma dans la cabine. Les voyageurs se regardèrent : ils étaient tous d'une belle couleur de sang frais. Leurs vêtements et le pelage du chien étaient d'un rouge un peu plus sombre.

« Fondateur ! » s'écria l'enfant. « Que c'est beau ! »

Fanny Mae, un peu oppressée, posa la main sur sa poitrine. Richard s'approcha d'un tableau fixé sur la paroi de la sphère. Le serviteur fit entendre un léger déclic et se mit en position de repos. Rama s'assit sur son derrière. L'enfant se mit à explorer la cabine.

Richard appuya sur un bouton. Quelques notes planèrent dans le silence. La musique du voyage commençait.

Puis des coups furent frappés contre la porte. D'abord légers puis plus violents. Il y eut une sorte de grincement. Les parois du heldon vibrèrent fortement.

— « Les Shalmanesers ! » dit Fanny Mae.

— « Les Shalmanesers ! » dit l'enfant.

Richard hocha la tête, avec une moue fataliste.

— « J'ai demandé le voyage. Tout dépend du globaliseur.

— Combien de temps faut-il pour partir ? » demanda Fanny Mae.

— « Je ne sais pas. Peut-être une minute. Peut-être cinq. Peut-être dix… Entre une et cinq, je crois. »

Renato tendit la main vers la porte de la cabine, toujours ébranlée par les coups.

— « Et eux, tu crois qu'ils vont rentrer ?

— Certainement. » répondit Richard. « Mais nous serons partis avant qu'ils arrivent ! »

La musique du voyage avait pris de la force et de la vitesse. Elle était faite de leitmotivs lancinants, coupés par des à-pics vertigineux. Elle provoquait les mêmes sensations giratoires que les derniers mouvements du programme d'éveil.

Une voix douce tomba du sommet de la sphère : « Bonjour, voyageurs. L'un d'entre vous est Richard Gloeck. Il souhaite s'en aller très loin pour ne pas trouver un autre Richard Gloeck sur son chemin. Cette éventualité n'est jamais totalement exclue. Vous allez être transportés à quarante décimales du niveau Samara Ming. Vous avez une chance sur environ dix puissance quarante de rencontrer un autre Richard Gloeck. La Terre de Runci est l'univers du Fondateur. Elle est entièrement musicale. Vous emporterez chacun pour unique bagage une boule de musique. Voici les boules… ».

Plutôt des ovoïdes très arrondis, à peine plus gros que des œufs de pigeon. Trois ovoïdes tombèrent dans une niche et roulèrent sur un plateau.

— « Une pour moi ? » demanda Renato.

— « Une pour chaque Humain. » confirma la voix. « Je vous rappelle le mode d'emploi, qui est simple. Quand vous vous trouverez en un lieu où vous aurez décidé de rester, ou bien si vous êtes isolés, perdus, en danger n'importe où, il vous suffira de casser une boule et d'attendre. Cependant, si vous êtes ensemble, et si vous souhaitez le rester, il n'est pas utile de casser toutes vos boules. Une seule assumera votre survie et votre confort. Attention ! »

Le rythme de la musique s'accéléra. À la porte, les coups redoublèrent. Les voyageurs tremblaient d'attente et d'impatience. Une harmonie de chairs vibrantes se mêlaient à de lentes mutations. L'éclat lourd des orgues anciennes fit place au chuintement ardent des machines surchauffées.

— « Fondateur, aidez-nous ! » pria l'enfant.

Une fissure apparut dans le métal de la porte. Un rayon de lumière blanche s'infiltra dans la cabine. La porte allait céder.

— « Nous sommes en danger ! » dit Richard en s'adressant au globaliseur. Pouvons-nous casser une boule maintenant ? »

Le globaliseur l'entendait-il ? Ce n'était qu'une machine de musique.

— « Bon voyage ! » dit la voix.

La sphère disparut.

Richard, Fanny Mae et leurs compagnons se trouvaient maintenant à l'air libre, près d'un bois, au sommet d'une colline. Le soleil se couchait derrière une autre colline, un peu plus haute. Des fleurs bleues parsemaient l'herbe épaisse. Un oiseau blanc vola au-dessus des arbres. Renato se pencha pour attraper un papillon. L'insecte lui échappa. Un petit mammifère, chevrette ou biche, s'enfuit en dévalant la colline. L'enfant se releva.

« C'est tout petit ! » fit-il sur un ton déçu.

Richard observa la plaine, devant lui. Au loin, il distingua une chaîne de montagnes derrière laquelle un autre soleil semblait se lever. Cinquante, cent kilomètres ? L'endroit lui semblait calme et plaisant…

— « Vous avez une minute pour décider si vous restez. » dit la voix.

— « C'est petit. » se plaignit l'enfant.

— « Nous partons. » dit sèchement Richard.

Fanny Mae eut un soupir de regret. L'obscurité se fit. Puis la lumière rouge se ralluma. Ils étaient de nouveau dans le heldon. La musique du voyage les enveloppa de ruissellements cristallins et de feulements spongieux. Une musique de longs cris blancs, de catacombes poudreuses, de bulles éclatées, de miroirs obscurs, d'aigrettes sanglantes, d'amas fluides et de couloirs synchrones… Une musique infinie et illimitée.

— « Vous avez droit à deux nouveaux essais. » dit la voix. « Bon voyage ! »

La cabine rouge disparut.

Richard, Fanny Mae et leurs compagnons se tenaient maintenant sur une étroite corniche bordant une caverne et encadrée par de hauts sapins noirs. Devant eux, une pente escarpée, hérissée de roches aiguës, dévalait vers une vallée profonde d'où montait un grondement torrentiel. Mais le torrent avait cent ou deux cents mètres de largeur. C'était un fleuve. Il se propulsait avec d'énormes vagues d'écume, charriant des troncs d'arbre et des cadavres d'animaux… De l'autre côté du fleuve, au loin, se dressaient de hautes montagnes blanches qui miroitaient jusqu'au milieu du ciel.

Un oiseau de grande taille passa au-dessus de la corniche, volant vers la vallée, tandis que son ombre étale glissait lentement sur le sol. Un chamois ou un animal de ce genre bondit au milieu des rochers et disparut.

— « Je suis sûr que le gibier ne manque pas ici. » dit Richard.

— « Je n'aime pas qu'on tue les bêtes sauvages ! » dit Fanny Mae.

Renato baissait la tête d'un air maussade.

— « Tu vas encore raconter que c'est trop petit ? »

L'enfant leva la tête vers Richard. Il avait un pli de tristesse au coin des lèvres. Son regard exprimait une intense déception.

— « On est obligés de rester ici, cette fois ? » demanda-t-il timidement.

Richard fronça les sourcils et observa de nouveau le paysage grandiose qui s'étendait sous ses yeux.

— « Vous avez une minute pour décider si vous restez. » dit la voix.

Richard éleva sa pensée vers le Fondateur en une prière muette. Ce pays ne lui plaisait guère. Pourtant, il savait que d'autres pays, une infinité d'autres pays, s'étendaient au-delà du fleuve et des montagnes, des autres fleuves et des autres montagnes, au-delà des mers et des plaines. La Terre de Runci était si vaste ! Et puis il suffirait de laisser tomber une boule de musique sur le rocher ou de la jeter au loin, vers le ravin. Alors, dans cet univers de musique, une musique nouvelle s'épanouirait, se changerait en mur, en toit, en ville, en machine : une base humaine surgirait du néant — ou plutôt de la musique… — au milieu d'un décor sauvage. Ce point deviendrait le centre de ce qu'on appelait un “niveau” de la Terre de Runci. Une tête de pont pour la conquête des plaines et des océans, des montagnes et des fleuves, des forêts et des déserts. Et les descendants des pionniers atteindraient-ils dans un million d'années le bout du monde, l'extrémité de la Terre de Runci… Mais la Terre de Runci était si vaste. Même avec le transfert instantané provoqué par la musique des globaliseurs dans les cabines des heldons, nul ne se vantait encore d'avoir atteint les limites de l'univers…

Richard eut un frisson de froid et d'angoisse.

— « Nous partons. » décida-t-il.

Et ils furent dans la cabine du heldon. La lumière rouge s'alluma. Puis des coups violents ébranlèrent la porte. Une large fente s'ouvrit dans la paroi de la sphère. La lumière vacilla. La musique du voyage devint trop aiguë et le sol vibra sous les pieds des voyageurs.

— « Les Shalmanesers ! » cria Fanny Mae.

— « Ils vont entrer ! » dit l'enfant. « Ils vont nous tuer. »

La porte éclata sous les coups des assaillants. La lumière du jour chassa la clarté rouge de la cabine.

Alors Renato jeta violemment la boule qu'il serrait dans sa paume en direction des hommes vêtus de blanc qui envahissaient la cabine.

Il y eut un éclair indigo, strié de jaune. Puis une explosion très assourdie, dont le souffle lent se prolongea plusieurs secondes, peut-être plusieurs dizaines de secondes. Et ce fut l'obscurité. Les voyageurs s'appelèrent. Ils s'aperçurent qu'ils étaient tous réunis, y compris le chien Rama et le serviteur sans nom.

De la musique ne subsistait qu'un sifflement perçant. De la lumière, un courant d'étincelles blanches qui jaillissait du plancher, traversait la cabine et se perdait dans le plafond. Car les voyageurs avaient l'impression d'être encore dans la cabine du heldon. Ils vérifièrent en touchant les parois. C'était la cabine et ce n'était plus elle. Et puis ils tombaient. De plus en plus vite. Leur poids diminuait. Ils ne pesaient plus rien…

« Attention. » dit la voix. « Un accident… » Puis elle se tut.

Il y eut un choc assez brutal. Les voyageurs furent éjectés. La sphère disparut. L'ombre traversée d'étincelles fut remplacée par une clarté brumeuse. Ils se mirent debout les uns après les autres. Renato aida Fanny Mae. Le serviteur aida Richard qui était légèrement blessé à la jambe.

Le chien s'éloignait déjà, en suivant un plan incliné. Le sol était humide et un peu glissant. Des formes à la fois anguleuses et floues apparaissaient tout autour d'eux, à une certaine distance, comme les constructions d'une ville fantôme.

— « Nous avons voyagé très longtemps. » dit Richard. « Beaucoup plus longtemps que les autres fois, à cause de l'accident. Peut-être sommes-nous sortis de la Terre de Runci.

— Tu crois que c'est le bout du monde ? » demanda Fanny Mae.

— « Est-ce que c'est de ma faute ? » demanda l'enfant.

Richard répondit à la deuxième question : « Ce n'est pas de ta faute. C'est le destin. ».

À cause du brouillard, on ne voyait pas à plus de quinze ou vingt mètres.

Les voyageurs atteignirent enfin une sorte de rond-point. Le chien s'arrêta. Ils s'arrêtèrent. Là, une clarté plus vive montait du sol. Les voyageurs virent au centre du rond-point un poteau de métal sur lequel étaient fixées trois flèches indicatrices. Sur l'une, on lisait : Terre de Runci. Sur la deuxième : Terre de Joe

— « La Terre de Joe ! » dit Fanny Mae. « La Terre originelle…

— La Terre du Fondateur ! » ajouta l'enfant sur un ton grave.

La troisième flèche était vierge de toute inscription. D'une pointe acérée, elle montrait l'inconnu. Ou le néant…

Les voyageurs firent le tour du poteau en regardant les flèches ; puis ils tournèrent les yeux dans les directions indiquées par les flèches. Mais ils ne pouvaient rien distinguer de précis à travers la brume.

— « Se peut-il que…

— Oui ! Nous avons atteint l'extrémité de l'univers.

— Ici, la Terre de Runci…

— Et là, la Terre de Joe.

— Et là ?

— Qu'est-ce qu'on fait ? » demanda Renato.

— « On rentre chez nous ? » proposa Fanny Mae en montrant d'un geste la direction Terre de Runci.

Richard sourit et se tourna vers l'enfant.

— « Qu'est-ce que tu en penses, toi ? »

Renato baissa la tête, grattant le sol avec la pointe du pied.

— « Je préférerais la Terre de Joe !

— Ah ! Ah ! »

Richard se retourna vers Fanny Mae, puis il demanda à l'enfant : « La Terre de Joe, pourquoi ? Parce que c'est la Terre du Fondateur ? ».

Renato réfléchit longuement avant de répondre : « Non, parce que c'est grand… ».

Et Richard hésita longtemps avant de se mettre en route.

En suivant la direction de la flèche Terre de Joe.

Première publication

"les Ubicks d'Heldon"
››› le Citron hallucinogène 16, troisième trimestre 1981