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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Vers la haute tour

Lorleim avait posé la main sur l'épaule de Teri et penchait vers le sien son visage lumineux, très long, très doux, sur lequel les yeux étirés et abaissés vers les pommettes mettaient un masque de tristesse. Elle s'appuyait légèrement sur lui. Ô combien légèrement… Son regard, ses gestes, ses attitudes rappelaient qu'elle avait porté le titre de daimone et commandé aux Jorachs, avant d'être bannie des tours pour une faute obscure, dont elle ne parlait qu'avec réticence, par allusions et soupirs.

Elle ne pesait presque rien. Il l'aurait soulevée sans effort, d'un bras passé autour de sa taille. Mais sa chair était ferme et souple, et la main que Teri promenait sur son corps pour la caresser ne rencontrait jamais de plaques osseuses, sauf sur le visage. Peut-être n'avait-elle pas de vrai squelette. Peut-être les seigneurs de la Perte en Ruaba étaient-ils des créatures artificielles…

Il la pressait de questions depuis des jours et des jours du soleil rouge. Enfin, elle se décida… il crut qu'elle se décidait !

« Cela fait si longtemps que je suis seule ici ! Seule avec toi depuis que je t'ai rencontré… Mais tu n'es qu'un Homme. Je t'aime, je t'aime, mais tu n'es qu'un Homme ! Les Daimons dorment dans la Haute Tour. Cet univers fonctionnait très bien sans eux. Ils étaient las et blasés. Alors, ils se sont retirés dans la Tour pour dormir — rêver peut-être. Ils dorment et ils rêvent… Je m'ennuie. Tu es là, Teri, mais tu n'es qu'un Homme. Les Daimons, mes frères… ah ! Je n'ai même pas le droit de prier Hi-Wang. Nous n'avons pas le droit de prier. C'est la loi pour les Jorachs et pour nous : tu adoreras mais ne prieras pas ! Oh, Hi-Wang, pi… oh, Hi-Wang ! »

Chaque fois qu'elle bougeait, qu'elle inclinait le buste, tournait la tête, levait le bras ou étendait une jambe, sa peau produisait en s'étirant une sorte de froissement doux qui électrisait les nerfs de Teri. D'abord, il avait cru que des ailes transparentes se pliaient ou se dépliaient dans le dos de l'ex-daimone. En la tenant dans ses bras, la première fois qu'ils avaient fait l'amour, il avait vérifié qu'elle ne possédait aucun attribut angélique — même si elle était un ange déchu ! Non, Lorleim n'était qu'une femme… Une femme ? Ah, il ne savait pas. Une femme ou un demi-dieu chassé du ciel ? Il ne saurait jamais. Lorleim était une daimone (une femelle de serpent). Ce bruit pouvait être un bruit d'écailles frottées. Et il se renforçait parfois dans un but érotique très précis : éveiller le désir. C'était un appel au sexe du mâle (homme ou daimon). Lorleim, l'éternelle tentatrice !

« Es-tu encore fatigué, Teri ? »

Teri était le nom qu'elle lui donnait, bien qu'il ne se souvînt pas de l'avoir jamais porté dans son pays. Mais il avait oublié son pays, son univers (la Terre historique ?). Il se rappelait seulement cette étrange maladie nerveuse qui lui avait pris peu à peu toutes ses forces et tous ses espoirs et qui l'avait plongé dans les limbes cotonneux où la réalité ne l'atteignait plus. « Syndrome de Hi-Wang. » disaient les médecins. Le docteur Ulrich était un spécialiste du Hi-Wang. Le docteur Ulrich ? Reverrai-je le docteur Ulrich ? Il s'était perdu dans les limbes et il avait émergé dans cet univers où Hi-Wang était un dieu !

« Es-tu fatigué, Teri ? »

Teri. Elle mettait dans ces deux syllabes une tendresse à la fois sensuelle et fraternelle et, en même temps, eût-on dit, une sorte de pitié. Je ne suis qu'un Homme ! Elle me dit assez que je ne suis qu'un Homme ! Pourquoi Teri ? Parce que je viens de la Terre ? La Terre, la Terre… Je n'ai pas oublié la Terre !

— « Je ne suis pas fatigué ! » dit-il.

— « Alors, il faudra peut-être que nous repartions.

— Pour aller où ?

— Vers l'adar — le sud, si tu préfères. Nous n'avons pas le choix. À moins… à moins qu'on m'appelle encore de la Haute Tour ! »

Depuis combien de temps marchaient-ils ensemble ? Le temps existait-il encore ? Sur les bords de l'océan Oradak, on n'avait pour le mesurer que les jours du soleil rouge — et le soleil rouge ne se couchait jamais tout à fait : il se retirait au loin sur la mer et ressemblait alors à une lune très petite… Le soleil bleu et le soleil jaune avaient des mouvements lents et irréguliers. Ils n'étaient pas des repères commodes… Et puis qu'importait le temps ?

Teri avait erré seul sur la plage, puis il avait rencontré Lorleim — qu'il ne comprenait pas. Le langage de ce monde lui était naturellement inconnu. Il l'avait quand même suivie. Et un jour du soleil rouge, soudain, il s'était mis à comprendre les mots très longs et très étrangers qu'elle murmurait à voix basse, en chantonnant un peu, comme on fredonne pour soi seul. C'était un miracle — un miracle à l'actif du puissant dieu qui régnait sur la Perte en Ruaba. Hi-Wang, ô Hi-Wang !

— « Pourquoi faut-il marcher vers l'adar ? » demanda-t-il distraitement. Il avait déjà posé la question à sa compagne, mais il ne se souvenait pas de la réponse. Et peu lui importait, en vérité. Le sud l'attirait, le sud l'effrayait aussi. Qu'est-ce que le sud ? Et il n'attendait de Lorleim aucune explication sensée : le sens des choses lui échappait dans cet univers.

— « L'adar est la direction sacrée. » dit Lorleim. « Et il faut obéir au premier commandement : toujours vers l'adar tu marcheras, de plus de quarante-cinq degrés ne t'écarteras… Pourquoi ? Parce que c'est la loi. Il faut obéir à la loi pour ne pas perdre l'immortalité.

— Nous sommes donc immortels ? Ce n'est pas un mythe ? »

Lorleim gémit et s'étendit sur le dos, les bras repliés, seins tendus, mains jointes sur son front.

— « On m'appelle !

— Qui t'appelle ?

— Les Daimons.

— Les Daimons de la Haute Tour ?

— Oui. Mes frères Daimons… Ô Hi-Wang ! »

Teri s'allongea près d'elle, les yeux grand ouverts. Le ciel semblait fuir au-dessus de lui comme un immense tapis roulant.

« Un mythe ? » dit Lorleim tout bas. « Il n'y a pas de mythes ni de symboles à la Perte en Ruaba. Il n'y a pas de religion ni de légendes. Tout est vrai. Tout existe. Hi-Wang a peut-être été créé par les anciens maîtres…

— Qui étaient les anciens maîtres ?

— Personne ne le sait. Même pas les Daimons. Ils ont quitté cet univers depuis des millions de jours du soleil rouge… Mais pour nous, Hi-Wang est un vrai dieu. Un dieu puissant. Et son ennemi, l'Arveute noir, est une entité mauvaise qu'il faut fuir. Le maître de la mort ! Il peut s'emparer de ton corps et te faire mourir de telle façon que nul ne soit plus capable de te ressusciter… »

Teri eut un sourire sceptique. Pas de religion à la Perte en Ruaba ? Alors, qu'est-ce que le culte de Hi-Wang ? Et à quoi servent donc les commandements ? Ces commandements qu'on doit connaître et qu'on ne peut transgresser sans risquer de perdre l'immortalité… Mais l'immortalité n'existe pas, ne peut pas exister. C'est bien une religion ou quelque chose de ce genre. Et ces fameux enivons, ces lumières colorées, ces signes sacrés que l'on disait envoyés par Hi-Wang pour montrer l'adar au peuple de l'océan Oradak… Et l'Arveute complétait merveilleusement cette mythologie ! La Perte en Ruaba était un monde plein de mythes et d'allégories, de dieux, de démons et de démiurges…

Teri se leva. Il tenait à la main une coquille rose dans laquelle, machinalement, il se regarda. Ses longs cheveux noirs collaient à ses joues maigres. Il avait la peau cuivrée, luisante, comme parcheminée. Son visage osseux, avec des traits aigus, des arêtes bien marquées, des arcades sourcilières fortes et la mâchoire un peu dure, semblait fait de vieux métal, d'un curieux alliage précolombien — précolombien ? — dont le secret se serait perdu dans les avatars successifs de la Terre historique. Une lueur fixe, froide, étrangère, brillait dans ses yeux très enfoncés, fiévreux et injectés de sang. Un visage qu'il ne reconnaissait pas. Est-il possible que la maladie m'ait changé à ce point ?

Une grosse lune blanche montait entre les draperies mauves du ciel. De longs nuages déchiquetés s'étiraient devant son disque comme des chenilles processionnaires. Devenu minuscule, le soleil rouge s'enfonçait au loin dans l'océan Oradak. Ou plutôt l'océan semblait tendre à l'infini vers le soleil, sans jamais le rejoindre. Ce monde n'était pas une planète ordinaire, mais une sorte de plate-forme volant au cœur de l'univers intérieur et sur laquelle les conditions de vie de la Terre historique avaient été recréées…

« Hi-Wang est toujours présent partout. » dit Lorleim. « Il est attentif aux désirs des créatures. Mais je ne peux pas prier. Je ne peux pas désobéir à la loi. Les Daimons et les Jorachs l'ont voulu ainsi en me bannissant… Les peuples de l'univers intérieur seraient tout à fait désarmés sans le secours de Hi-Wang. Et je suis la créature la plus faible et la plus désarmée de la Perte en Ruaba, parce que j'ai été chassée par les Daimons et que je ne peux pas prier Hi-Wang : c'est la loi ! »

Son corps se tordit spasmodiquement. Elle bascula sur le ventre, enfouit son visage dans le sable.

— « Lorleim ! » dit Teri.

— « Tais-toi. Les Daimons m'appellent ! »

Teri se laissa tomber sur le sol, prit une poignée de sable dans sa main gauche et la fit couler lentement sur son ventre nu. La gravité de ce monde lui paraissait normale. D'une façon ou d'une autre, son corps avait dû s'adapter. Mais à peine se fut-il étendu sur la plage que la fatigue, un instant oubliée, s'abattit sur lui, envahit totalement ses nerfs et son cerveau. Il pensa : Me reposer… me reposer, un siècle ou deux, ou l'éternité. Ô Hi-Wang !

Il admira sa compagne. Les longs cheveux sombres de Lorleim s'éparpillaient sur ses épaules et sur son dos, jusqu'au creux de sa taille d'une irréelle finesse. Sa beauté était étrange et étrangère. On prenait conscience de sa non-humanité avant de découvrir ce qui se cachait en elle de sensualité humaine. Et Teri avait eu beaucoup de temps pour pousser l'expérience à ses limites extrêmes… Tous deux étaient nus. On arrivait nu à la Perte en Ruaba et on vivait nu sur le rivage de l'océan Oradak. Pourtant, la température baissait parfois au point que Teri, qui était très frileux depuis sa maladie, devait s'enfouir à demi dans l'eau dense et tiède des hauts fonds ou dans le sable humide de l'estran pour échapper au froid et plus encore à l'angoisse d'être nu dans un espace froid, lointain, hostile.

« Les Daimons m'appellent de la Haute Tour. » dit Lorleim. « Il faut que tu saches ce qu'ils m'ont fait, Teri, ce qui m'est arrivé… »

Elle avait tourné la tête vers lui. Son regard s'était alangui et semblait se perdre dans quelque mystérieux paysage des profondeurs. Sa voix était de plus en plus basse et étouffée.

Elle se mit à genoux et tendit une coquille bleue à Teri.

Une coquille bleue ? D'où vient-elle ? Oh, peu importe. Lorleim se pencha pour regarder avec lui. Teri prit la coquille, la caressa, la fit rouler dans ses mains. L'entonnoir brillant lui parut se creuser peu à peu, se changer en un gouffre de lumière. Le petit cercle d'environ dix centimètres de diamètre devint vaste comme la mer et le ciel réunis. Maintenant, Teri ne voyait plus qu'un immense miroir bleu pâle. Au fond de la coquille bleue, il y avait le visage et le corps de Lorleim. Et d'autres corps et d'autres visages qui étaient aussi Lorleim. Le corps originel que Teri commençait à bien connaître, qu'il avait tenu dans ses bras, et caressé et aimé, celui d'un être humanoïde féminin de grande taille, à la peau dorée et aux longs cheveux noirs, semblait flotter dans une eau très claire, au milieu d'une forêt d'algues aux tiges flexibles, avec des chapeaux plats, ronds et verts qui se balançaient dans le courant. Des formes surgirent de la mer et se regroupèrent autour de Lorleim numéro un : une sorte de delphinidé qui ressemblait à un dago ; un grand chiroptère à la peau violet foncé et aux ailes membraneuses transparentes ; une naine couleur jade foncé, avec des cheveux de bronze ; un lourd bipède grisâtre, à la silhouette pachydermique, aux yeux ronds, aux oreilles pendantes ; un homme enfin, un beau spécimen de mâle humain, blond, athlétique — et viril… Teri lutta contre le dégoût que lui inspirait cette réunion. Le sang battait à ses oreilles et sa gorge se contractait, prête à la nausée. Tous ces êtres, il le savait, étaient Lorleim, et le cerveau de Lorleim dominait les six corps rassemblés là comme pour quelque obscène parade.

« … La plupart d'entre nous possédaient un corps féminin et un corps masculin au moins, et certains beaucoup plus. » disait l'ex-daimone. « Nos corps étaient d'origines très diverses et nous pouvions accueillir un nombre immense de sensations. Nous n'étions pas éternels — qui l'est ? Mais nous avions acquis une certaine forme d'immortalité. Des structures cristallines cubiques, que nous appelions ahabs et qui étaient la copie intégrale de notre cerveau et de notre système nerveux, nous permettaient de commander ces différents corps et de passer aisément de l'un à l'autre. Et nous avions aussi les tours qui étaient le prolongement de nos nerfs, abritaient nos ahabs, nous transportaient dans toutes les dimensions de tous les univers. C'étaient aussi les temples où nous nous rencontrions pour vivre en communion physique et mentale, pour nous livrer à la contemplation et au plaisir des sens… Et maintenant regarde : voici les Daimons de la Perte en Ruaba ! »

Lorleim pressa les mains de Teri et une foule étrange apparut au fond de la coquille bleue. Teri vit d'abord les filles, pareilles à Lorleim, vêtues d'abuds claires et de collants translucides, puis les mâles en justaucorps étincelants, alignés par centaines sur des gradins étagés, debout derrière leurs consoles de cristal. Et au-delà, plus loin, plus près, plus haut, plus bas, des humanoïdes de toutes les couleurs : bariolés, striés, tachetés, ocellés, de toutes tailles et de toutes corpulences, massifs ou longilignes, ronds ou flexibles, patauds ou sveltes, chauves ou chevelus, lisses ou ridés, secs ou adipeux, chatoyants, ternes, gracieux, anguleux, félins, simiesques, couverts d'étoffe ou de métal ou presque nus sous la peinture et les bijoux, avec des oreilles de chien ou des crinières de lion, des mufles de chat ou des naseaux de cheval, des cornes de chèvre ou des crocs de loup, des griffes ou des sabots, de la laine ou du crin, une peau transparente ou une épaisse carapace… mais tous bâtis sur un patron universel : deux bras, deux jambes, une tête avec deux yeux, une bouche, un nez, deux oreilles… La fine fleur des mammifères intelligents de six galaxies — ou cent ou un milliard — ou simplement tous les démons de l'enfer !

Les tours émergeaient de la brume et s'élevaient par dizaines de milliers, jusqu'à l'infini, sous un ciel blanc, vide et sans horizon. Et de tous les côtés, sous une multitude de niveaux, les Daimons semblaient regarder Teri. Un instrument invisible jouait une petite musique mièvre et lancinante. Une brise légère apportait une odeur d'algues écrasées, de musc tiède et de poulpes morts. La mer se balançait au-dessus des tours, se mêlait au ciel, et ses vagues retombaient sur les visages. Teri sentait la fraîcheur saline sur ses lèvres brûlantes… De jeunes daimones aux longs cheveux noirs nageaient parmi les algues vertes et les tentures pourpres, traversant les cubes de cristal et l'ombre des tours. Leurs abuds transparentes ne collaient pas à leur corps, mais se soulevaient autour d'elles, découvrant leurs jambes minces, leurs cuisses musclées, leur ventre plat au sexe glabre… Teri était dans une tour et, d'une certaine façon, grâce à la coquille bleue, dans toutes les tours à la fois. Il occupait une sorte de carrefour où se croisaient et se mêlaient plusieurs univers. Les daimons se tenaient derrières leurs consoles de cristal, au centre des tours, et, en même temps, ils nageaient dans le ciel, marchaient sur la mer, jouaient avec le sable, humaient l'air du large et le parfum des collines diaphanes…

La scène s'effaça. Très loin, Lorleim murmura : « Tu as vu le Varor, le conseil des Daimons réuni pour me juger — et me condamner. Maintenant, tu vas assister à l'exécution de la sentence. Il faut que tu saches. Je vais peut-être te quitter et il faut que tu saches ! »

… Les six corps de Lorleim formaient visiblement une entité androgyne, non par le fait de la nature, mais par la volonté démiurgique et presque blasphématoire des créatures. Une entité ouverte à des expériences mentales et sensuelles indicibles. Teri percevait un peu l'émotion du groupe et côtoyait une horreur pure et glacée. Les corps secondaires attendaient la mort et ils semblaient conscients de leur situation. Quelque chose se révoltait en eux, bien qu'ils n'eussent pas d'existence indépendante. Le désespoir maîtrisé de l'être central se mêlait à leur instinctive panique. Pour le corps d'origine, qui serait épargné, le jugement du Varor signifiait seulement la déchéance et une sorte d'exil. Lorleim serait chassée du paradis des tours. Une destruction physique immédiate attendait les autres. Et ils le savaient.

Les cinq condamnés entouraient l'originelle, avec des signes évidents d'amour, de haine, de désir, de répulsion. Teri recevait un écho lointain de leurs sentiments. C'était assez atroce. La chauve-souris battait des ailes et ouvrait un bec menaçant. L'humanoïde gris dansait sur place, et une sorte de crête se dressait sur son crâne. La naine verte caressait avec de petits cris les bras nus et les cheveux dénoués de l'originelle, mais ses griffes à demi sorties semblaient prêtes à se planter dans la gorge offerte. Le dauphin tournait furieusement autour du groupe. Et l'homme, le beau mâle humain, blond et viril, manifestait des impulsions sexuelles incoercibles en direction du corps d'origine… Teri eut à peine le temps de se demander si Lorleim avait perdu le contact des corps secondaires, abandonnés ainsi à leurs réactions animales, ou si elle offrait aux condamnés un petit sabbat d'adieu.

L'originelle se redressa et ses pieds touchèrent le fond. Elle s'appuya contre une sorte de pyrosome rose, haut de deux mètres et tout hérissé d'appendices phosphorescents : une colonie de tuniciers. Et, simultanément, elle se tenait encore dans une tour, debout contre un cube de cristal. Sa peau brillait d'un éclat très vif. Elle couvrit le cristal de ses bras, comme pour le protéger. Puis, renonçant, elle s'agenouilla entre le pyrosome et l'ahab et posa la tête contre celui-ci. Alors, un rayon bleu pâle tomba verticalement et frappa le milieu du cube. Celui-ci parut se fêler, se lézarder, et devint gris, puis noir. Lorleim fut rejetée en arrière, mit la main sur ses yeux et hurla. Le dago se plia en arc et mourut foudroyé. Le chiroptère s'affaissa et disparut dans un niveau inférieur. L'humanoïde gris se boursoufla, bascula à l'horizontale et se mit à flotter. La fille jade se raidit et monta, comme aspirée par un courant ascendant. Seul le beau Terrien blond eut une fin sans dignité : à moitié disloqué, il tituba et s'effondra sur l'originelle avec un spasme.

Lorleim détourna la tête. De nouveau, le rayon apparut et toucha les trois corps restés sur place : le dauphin, l'humanoïde gris et l'homme blond. Tous les trois furent enlevés instantanément.

Lorleim et Teri étaient couchés sur le dos, côte à côte, les yeux tournés vers la mer et le lointain soleil rouge. Teri caressa la main de sa compagne.

— « Qu'est-ce qu'ils t'ont dit ? »

Il la sentit sourire. Lorsqu'elle souriait, une onde parcourait sa peau, pareille à un frémissement de bête blessée.

— « Ma peine est finie. Les Daimons veulent que j'aille les rejoindre dans la Haute Tour pour dormir avec eux.

— Mais quelle était ta faute ? » demanda Teri.

— « Les corps. » répondit Lorleim sur un ton pensif et détaché. « J'aimais trop les corps. J'en ai… je m'en étais procuré un qui me plaisait en violant la loi de Hi-Wang… Veux-tu dormir avec moi, Teri ?

— Lorleim ! » dit Teri.

Il souleva l'ex-daimone et la reposa sur lui. Un froissement provoquant lui donna l'impression de serrer dans ses bras une créature de soie, et un million d'aiguilles invisibles s'enfoncèrent dans sa peau. Il avala sa salive avec peine et ses oreilles se bouchèrent. L'épiderme bronzé de l'ex-daimone devenait de plus en plus brillant. Ses veines disparaissaient. La chair les dissimulait en gonflant, sauf sur les mains et le visage. Teri gardait sa lucidité et il se voyait agir avec un mélange d'exaltation, de pitié et de désespoir.

— « La dernière fois ! » murmura Lorleim.

Teri s'abandonnait à la tiédeur bruissante de l'ex-daimone, à ses caresses légères comme un pétale qui tombe, à ses baisers pareils à une coulée de nectar sur des muqueuses sèches. Jamais le désir ni le plaisir ne l'avaient à ce point coupé du monde. Le désir archétypique de la Perte en Ruaba était toute part et nulle part, à la fois dedans et dehors. L'espace y semblait infini et chaque instant y devenait l'éternité. Plus rien n'existait pour Teri au-delà du désir et du plaisir. C'était une histoire aussi vieille que le monde — plus vieille peut-être, car le monde avait pu naître du désir d'un homme et d'une femme et il risquait de s'éteindre en même temps que leur plaisir. Teri était prisonnier d'une bulle opaque. La lumière et la chaleur de Lorleim créaient pour lui un univers aussi proche du paradis qu'il pouvait l'imaginer — un endroit où il se sentait en sécurité.

« Teri, veux-tu dormir avec moi ? » demanda encore Lorleim.

— « Lorleim !

— J'ai prié les Daimons d'accepter que tu m'accompagnes à la Haute Tour. Ils vont bientôt me répondre.

— Je ne comprends pas. S'ils dorment, comment peuvent-ils t'appeler ?

— Certains s'éveillent de temps en temps. Et en s'éveillant, ils se sont souvenus de moi. Veux-tu dormir avec nous ?

— Dans la Haute Tour ?

— Oui.

— Mais je serai le seul Humain ?

— Tu seras près de moi. Et qu'importe — pour dormir…

— Dormir !

— Et rêver.

— Rêver que je vis ?

— Rêver le passé, l'avenir. L'univers, les Dieux et les Hommes… J'attends la réponse.

— La mienne ? »

Teri réfléchit un certain temps : entre un millionième de seconde et une heure — ou deux ou trois. Le temps avait éclaté. Cachant son visage dans ses mains, il dit avec lenteur, jetant les mots comme des bouteilles à la mer : « Oui… Lorleim… je veux… bien… venir… avec toi !

— On m'appelle de la Haute Tour ! » dit Lorleim en lui serrant la main. « Je crois qu'ils vont me donner… Tais-toi ! »

Teri éprouva un bref vertige et ferma les yeux. Alors, je ne reverrai jamais la Terre ? Mais il savait depuis longtemps qu'il avait perdu la Terre…

Sans lâcher sa main, Lorleim se leva d'une détente brusque et souple, l'entraînant avec lui. Elle l'aida à se mettre debout. Son regard était vide. Teri chancela. Involontairement, il s'appuya contre la cuisse de Lorleim. Elle s'écarta d'un demi-pas. Il pensa : Tout est fini. Mais elle lui tenait toujours la main. Teri avait l'impression que leurs deux paumes s'étaient soudées et qu'il n'aurait pu, même s'il l'avait voulu ardemment, se séparer de l'ex-daimone. Son cœur battait avec une lenteur extrême, mais chaque coup était une explosion à blanc dans sa poitrine. Et il lui semblait qu'une sorte de fumée ou de brouillard jaillissait de lui-même.

« La réponse est oui. » dit Lorleim. « Tu peux venir. »

Je le savais ! Je le savais ! Je l'ai toujours su… Dormir dans la Haute Tour ! Me reposer un siècle ou deux ou l'éternité. Il ne parvenait pas à décider si c'était ou non une chance. Sa dernière chance. Il n'avait plus aucune idée nette. Le sommeil s'insinuait déjà dans son cerveau. Dormir… La brume enveloppait sa tête, sortait de sa bouche, emplissait ses yeux.

« Nous partons ! » dit Lorleim.

Ils se tenaient droits, mais dans la main, face à l'océan Oradak. Le soleil rouge n'était plus qu'un point entre ciel et mer. Teri avait la sensation que ce point se trouvait dans sa tête, posé sur sa rétine. Il demanda : « Nous marchons ?

— Non. » dit Lorleim. « Le Seigneur Hi-Wang va nous transporter. » Elle appela d'une voix rauque, changée : « Ô Hi-Wang ! ».

Aussitôt, Teri se sentit soulevé. Il s'accrocha aux doigts de Lorleim, devenus comme du métal. Il se souvint de John Carter s'envolant ainsi pour la planète Mars… Le soleil rouge grossissait très vite. Dormir !

« Ce genre de coma dépassé est typique de la maladie de Hi-Wang. » dit le docteur Ulrich à son jeune assistant. « Il succède en général à la phase delta et aboutit à la mort dans un délai de deux à quarante jours. »

Première publication

"Vers la haute tour"
››› Horizons du fantastique 29, troisième trimestre 1974 (12 septembre 1974)