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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

le Temps des masques

En tant que Katia Alexandre

Héloïa marchait lentement sur le sol dallé de marbre, entre les colonnes droites du temple. Il lui semblait que le bruit de ses pas, multiplié à l'infini par les échos des shoïsmes, prenait un rythme musical, à la fois agréable et obsédant : sol-mi-ré-la-sol-mi-ré-la… Les notes sonnaient dans sa tête avec un ton tour à tour trop grave et trop aigu. Nervosité.

Il faisait chaud, très chaud, malgré l'ombre gigantesque des bâtiments en forme de triangle isocèle, qui noyait les pelouses de la cour, le pronaos et les galeries, et rejetait au loin les feux intermittents du soleil.

Héloïa s'arrêta soudain. Depuis combien de temps ai-je quitté l'Anneau, Portoric, renoncé à tout ce qui était ma vie ? Non, se dit-elle, pas renoncé. Je n'ai renoncé à rien. Mais j'avais bien le droit à quelques jours de paix. Toute femme a droit à la paix, pensa-t-elle avec un sentiment d'amertume, presque de révolte. Moi comme les autres ! Quelques jours ? Quelques jours seulement ? Elle ne savait plus. Portoric et l'Anneau : les responsabilités un peu trop lourdes, les joies un peu trop secrètes, les douleurs un peu trop cruelles. Et par-dessus tout la puissance. Rylsen aurait dit : « C'est trop pour une femme. ». Pourquoi « aurait dit » ? Comme s'il se privait de penser à voix haute ! Mais non, ce n'est pas trop pour une femme ! Et je n'ai renoncé à rien. Je le prouverai !

Elle reprit sa marche lente et rythmée. Sol-mi-ré-la. Sol-mi-ré-la… Oh, naturellement, la sonate de Rylsen. Le beau mâle intelligent, le musicien fameux qu'elle avait fui dans cette retraite. Héloïa ! Tu n'as pas fui, tu le sais bien : ce n'est pas ton genre. Tu as écarté Rylsen, comme c'était ton devoir, et tu es venue ici pour méditer, te ressaisir, rassembler ton énergie. Retraite voulue, choisie en pleine conscience. Il faut savoir vivre sur la réserve de ses pensées inexprimées, creuser en soi-même, s'enfoncer dans la méditation, parfois insoutenable mais seule dispensatrice du repos de l'âme. C'est en cela que nous sommes supérieures aux hommes. Ils ne savent pas, eux, même les plus doués, faire la part de l'action et celle du retour sur soi. Les uns sont des agités farouches et brouillons, les autres des mystiques ou des rêveurs impuissants. L'âme existait, après tout. Karine Gath l'avait prouvé. On ne pouvait plus vivre, penser et agir comme si les travaux de celle que le monde savant avait surnommée l'Anti-Freud étaient nuls et non avenus. En 2092, l'âme existait : les femmes l'avaient inventée ! Héloïa sourit.

L'âme existait et rien ni personne ne pouvait empêcher l'expiation. Seule la découverte par chacun de ses fautes et de ses erreurs, et la retraite dans un Temple de Grâce, pouvaient retarder et atténuer peut-être la sentence. Et personne ne savait d'où venait cette sentence, ni comment elle était exécutée… Héloïa ne croyait qu'à moitié aux théories de Gath, mais ces théories avaient fortement influencé la morale féminine de l'époque — c'est-à-dire, au fond, la morale tout court —, et elle devait, dans une certaine mesure, s'adapter aux mœurs usuelles de la société dans laquelle elle occupait une position exceptionnelle mais non inexpugnable. S'adapter au moins en surface, en acceptant une certaine imprégnation, sans pour autant se laisser dominer par les psychos et leur doctrine…

Héloïa croisa sur sa poitrine la longue écharpe de sétyl blanc qu'elle gardait en souvenir d'un autre séjour dans un Temple de Grâce, en des circonstances plus joyeuses et plus exaltantes ; elle joua machinalement avec ses longues tresses blondes, se baissa pour nouer le lacet défait de ses spartiates, puis s'assit sur le rebord de pierre rugueuse qui longeait les colonnes. Sa tunique s'ouvrit, découvrant ses jambes fines et ambrées ; elle surprit le regard d'une femme qui lui faisait face. Blonde aussi, belle autant que l'on pouvait en juger sous son masque. Un regard lourd, nettement dirigé vers les cuisses à peine révélées d'Héloïa. La femme esquissa le geste de soulever son loup noir, comme pour essayer de capter à son tour le regard de sa “sœur de grâce”. Ma sœur de grâce ! songea Héloïa avec un certain mépris. Tu ne serais pas un peu putain, ma sœur de grâce !

Héloïa se détourna, rajusta son propre loup. Elle n'était pas tout à fait sûre que ce masque minuscule cachait son visage trop connu aux yeux inquisiteurs des femmes qui l'entouraient dans le temple. Mais une retraite complètement solitaire n'aurait pas été une vraie retraite. Les psychos ne l'auraient pas admise. De nouveau, le thème obsédant de la sonate de Rylsen s'imposa à elle, enfiévra son esprit, s'infiltra dans son corps qui se mit à vibrer comme les cordes trop tendues de l'Orchestra-Sen. En même temps, elle retrouvait comme un rêve à demi éveillé la caresse furtive des doigts agiles glissant sur sa peau, le regard chaud de Ryls étoilé comme un ciel de fin de jour… Pourtant, les yeux qui l'observaient n'étaient pas ceux de Ryls mais toujours ceux de la jeune femme blonde assise en face d'elle. Le masque dissimulant l'éclat des prunelles, les sombres fentes ovales suggéraient le regard plus qu'elles ne le montraient. L'inconnue se leva très lentement, passa une main négligente et lasse dans sa chevelure bouclée, s'étira en direction des faisceaux tamisés du soleil d'été qui venaient mourir au bord de la galerie en formant une vague dentelle de lumière. L'invite semblait claire. Enfin, après avoir hésité un instant, ou peut-être mimé l'hésitation, elle s'avança vers Héloïa.

« Es-tu passée à la confession aujourd'hui ? » demanda-t-elle d'une voix douce et légèrement voilée.

— « Non. » dit Héloïa. « Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il y a aujourd'hui ?

— Aujourd'hui, il y a… » La jeune femme s'interrompit. Elle lança autour d'elle, vers la galerie, les shoïsmes et le pronaos, un coup d'œil ostensiblement méfiant. D'une voix plus basse elle ajouta : « …Bab-Mary Way ! Il y a Bab-Mary Way aujourd'hui, ma sœur de grâce ! ».

Héloïa, un peu émoustillée, haussa les épaules et joua l'innocence.

— « L'Interlocuteur est toujours masqué, il me semble, ma sœur de grâce. Comme nous-mêmes. Je ne savais pas qu'on pouvait le reconnaître. Ou la reconnaître… Qui est Bab-Mary Way ?

— Tu ne vas pas me dire que…

— Bab-Mary Way ? Il me semble que j'ai entendu ce nom…

— Certainement ! D'où viens-tu ?

— Je ne suis pas censée te le dire. Ni à toi ni à personne !

— Tu as peur ? »

Héloïa serra les dents, fixa la jeune femme avec hauteur.

— « Oui, j'ai peur. » dit-elle. « J'ai peur de tout. Des silences, des pensées… J'ai peur de toutes les peurs inavouables. Qui donc est pur en ce monde où l'Homme s'est substitué à… »

L'inconnue posa les mains sur ses hanches, renversa la tête en arrière, ouvrit la bouche comme si elle allait éclater de rire.

— « Tu as dit l'homme ?

— Oh, je voulais dire la femme — si ça peut te faire plaisir ? L'homme aurait aussi pu être un dieu. Du moins je le crois.

— Je le crois aussi avoua la jeune femme. Il a manqué peu de choses à l'homme, aux hommes enfin. Exactement ce que tu viens de dire. La peur. Ils n'avaient peur de rien…

— Et ils tombaient dans tous les pièges !

— Exactement. »

Héloïa se leva avec cette grâce féline qui accompagnait maintenant chacun de ses gestes. Elle avait travaillé des années pour l'acquérir, avec des maîtres indiens, payés par le Parti, naturellement. C'était un piège dont elle ne se délivrerait jamais. Elle sourit à la jeune femme blonde, en songeant que son masque ne devait pas dissimuler tout à fait sa tristesse. Peut-être s'était-elle trahie. Moi aussi je tombe dans tous les pièges !

Toujours à pas lents, elle se dirigea vers l'édifice blanc qui se dressait au fond de la cour et devant lequel se rejoignaient les galeries. Au passage, elle caressa un ara un peu déplumé qui émit en battant des ailes un léger gloussement de plaisir. Elle franchit le pronaos, sortit de l'ombre et sentit la chaleur du soleil glisser furtivement sur sa peau comme une caresse de Rylsen. Elle serra les dents pour ne pas gémir. Ah, oublier certains vertiges. Oublier pour vivre. Ma carrière… Elle était seule maintenant devant la porte du temple recouverte de métal finement ciselé. Toutes les sculptures représentaient des visages de femmes masqués. Le grand mystère de la femme ! pensa Héloïa. Les temples de grâce étaient voués de façon presque indécente au culte de la femme et de son mystère. Tout cela à cause de Karine Gath et des psychos formés par sa doctrine. Les psychos mâles surtout. La femme et son mystère constituaient leur seul moyen d'existence : ils s'y accrochaient de toutes leurs forces. La femme avait imposé sa supériorité pour une raison très simple : elle seule pouvait, avec une goutte de semence prélevée au spasme dérisoire de l'homme, assurer la pérennité de l'espèce ou, en tout cas empêcher son extinction. Mais ce n'était pas assez glorieux. La philosophie de Gath était venue à point pour expliquer que la femme était un être supérieur, non seulement par les facultés irremplaçables de son corps, mais aussi par les richesses fabuleuses et les pouvoirs exaltants de son âme.

Les psychos mâles avaient conscience de ce mensonge, qu'ils répandaient à profusion, dans leur propre intérêt. Mais les femmes — Toutes les femmes, pensa Héloïa, moi à peine moins que les autres — étaient dupes et se laissaient ignoblement flatter par ceux qui, ne pouvant plus les dominer, savaient encore si bien les utiliser. Pourtant, leur supériorité mentale et affective était réelle aussi. Elles avaient compris, beaucoup mieux que les hommes, qu'on ne commande à la nature, et au destin, aux forces spirituelles, qu'en leur obéissant. Par son oubli de cette vieille loi, l'homme avait failli détruire la civilisation, l'espèce et la planète. Les femmes avaient sans doute raison de vivre dans la peur, bien que ce fût une existence très dure, très cruelle. Les femmes étaient dures et cruelles envers elles-mêmes. Les hommes, au temps de leur outrageuse domination, n'avaient peur de rien ; ils n'avaient aucune conscience du danger — matériel ou spirituel — et ils étaient pour eux-mêmes, et leurs innombrables faiblesses, d'une indulgence presque vile. Nous, femmes, sommes des êtres sublimes et fragiles. Fragiles : nous ne craignons pas de l'avouer. L'être humain est perpétuellement menacé et atrocement vulnérable. Nous le savons et ils l'ignoraient. Ils l'ignoraient : c'est pourquoi ils avançaient dans l'Histoire le visage nu, fiers de montrer au monde leurs gueules superbes et ignares, alors que nous restons masquées dans la moitié au moins des circonstances de la vie. Nous sommes sans cesse sur nos gardes — c'est pourquoi la société humaine existe encore, après avoir frôlé de très près sa destruction sous le gouvernement des hommes…

Héloïa entra dans le temple.

Elle suivit un couloir sombre qui donnait sur les shoïsmes, les salles de méditation et de discussion, sans portes ni meubles, qui formaient un labyrinthe complexe, sonore, un peu effrayant — comme si la peur ambiante se condensait particulièrement là… Les femmes qu'elle croisait portaient toutes le même loup noir, étroit, qui leur donnait une vague ressemblance, un air de famille. Mais les vêtements étaient très variés, avec une prédominance nette des tissus sombres, des tuniques et des jupes fendues qui révélaient, avec une certaine discrétion jusqu'à mi-cuisse seulement, des jambes fines, galbées, parfaites. Un auteur de l'époque phallocratique — un homme, bien sûr — avait écrit que les femmes, si elles détenaient un jour le pouvoir, tout le pouvoir, perdraient du même coup leur féminité, deviendraient difformes et laides… Le contraire était arrivé, au point que cela semblait un mystère — Un de plus. L'eugénisme, une meilleure organisation du travail et de l'existence quotidienne n'expliquaient pas tout. Il devait y avoir une raison psychologique profonde au fait que toutes les femmes, absolument toutes, avaient jusqu'à un âge avancé des jambes merveilleuses. Cela aussi est une victoire, se dit Héloïa. Notre victoire. Notre plus complète, notre plus intime victoire.

Elle s'arrêta au pied de l'escalier. Elle avait eu l'intention de monter dans sa chambre et de s'étendre sur son tapis de méditation jusqu'à l'heure du lunch, pris en commun dans l'un des trois réfectoires du temple. S'étendre, méditer sur ses fautes passées et sur la faute qu'elle allait peut-être commettre dans l'avenir pour effacer à jamais celles du passé. Elle n'était pas sûre que cette retraite lui fît réellement du bien. En outre, les shoïsmes : admirables créations des disciples de Gath. Les shoïsmes : lieux privilégiés de l'expiation. Mais, étant ce que je suis, pensa Héloïa, ai-je seulement le droit d'expier ? Elle se sentait comme nue dans les salles de méditation ouvertes. Nue, c'est-à-dire le visage découvert. Livrée à la curiosité malsaine de ses sœurs de grâce. À leur désir, peut-être. Nue, c'est-à-dire reconnue. Et coupable. Qui donc, dans ce monde impur, pouvait se targuer de l'innocence ? Mais elle était plus coupable que d'autres parce qu'elle était plus puissante. Et parce qu'elle connaissait bien le prix du sang et des larmes. La méditation rituelle dans les shoïsmes lui apparaissait quelquefois comme une froide comédie que les femmes se donnaient à elles-mêmes. Une comédie en face de la réalité. Mais la plupart des sœurs de grâce connaissaient-elles vraiment la réalité ?

Elle n'avait pas envie de méditer Pas pour le moment. Et si Bab-Mary Way était l'interlocutrice du jour, cela valait peut-être la peine de passer en confession… Elle tourna le dos à l'escalier, prit un deuxième couloir qui menait au hall d'accueil. Désert ou presque. Elle entra dans une cabine phonique. Les vidphones n'existaient pas dans le temple. Elle forma le chiffre zéro qui était, universellement, celui de l'Interlocuteur. La voix qui lui répondit était féminine sans discussion. Elle ne supportait pas les mâles dans ce rôle.

« Je t'écoute.

— Bonjour. » dit Héloïa. « Je voudrais me confesser aujourd'hui mais je ne suis pas inscrite.

— Bon… » La voix marqua un temps d'hésitation et reprit : « Tu peux me parler maintenant.

— Non, je voudrais que tu me reçoives, si c'est possible.

— Qui es-tu ?

— Ici, on m'appelle Jane.

— Et moi, tu sais qui je suis, n'est-ce pas ? C'est pour ça que tu veux venir aujourd'hui ? Le secret a été bien mal gardé mais ça n'a pas d'importance. Tu peux venir à… dix-neuf heures vingt ; ça te convient ?

— Oui, ça me convient. » dit Héloïa.

Curieux, se dit-elle, la facilité avec laquelle j'ai obtenu cette entrevue. Préoccupée, elle se mit à marcher d'un pas plus rapide, oubliant le rythme de la sonate de Rylsen. M'aurait-elle reconnue à ma voix ? Bab-Mary Way… cette fille est intéressante mais dangereuse. Renoncer maintenant eut été imprudent. J'irai, décida-t-elle, et puis si… Elle frémit de la pensée qui avait traversé son esprit. Mon dieu, encore ! Elle porta la main au front, geste rituel qu'elle esquissait souvent, avec beaucoup de réussite, devant les caméras de la télévision. Geste inutile, pensa-t-elle dans un éclair de lucidité, et un peu méprisable. Elle monta dans sa chambre.

La médiation était impossible pour elle dans l'état de nervosité où elle se trouvait. L'action lui manquait. C'est mon côté masculin, se dit-elle avec amertume.

Elle prit un livre relié toile, un gros vieux livre idiot, un roman d'amour ou quelque chose comme ça. Elle lut dix à quinze lignes. Oh, Ryls !

« … Je me tenais aussi un raisonnement subtil et à demi inconscient. J'avais un goût certain pour Ève. Ce n'était pas assez pour la juger parfaite. Mais ma fierté exigeait qu'elle ne ressemblât pas à Fay, qu'elle eût en tout cas la cuisse moins facile. La seule pensée qu'elle pût être aussi une putain me serrait le cœur. Je concluais donc qu'elle serait indignée si je lui demandais tout de suite de m'appartenir. Je créais entre elle et moi des obstacles sur lesquels de faciles victoires me rendaient heureux à peu de frais… »

« Salaud ! » dit Héloïa à haute voix. Quels effroyables salauds avaient été les hommes de ce temps-là ! Elle jeta rageusement le livre, qui s'écrasa contre le mur. Elle se leva, s'examina dans le miroir rond placé au-dessus du minuscule lavabo. La chambre était presque une cellule. Un lit étroit — mais tout de même confortable —, un placard, un tabouret, le tapis de méditation. Pas même une table. De toute façon, on ne venait pas au temple de grâce pour travailler… Elle enleva son masque devant la glace. Elle se trouva fatiguée. Elle avait le front pâle, les joues creuses, la bouche amère. Les taches roses que l'excitation mettait sur ses pommettes n'égayaient pas son air mélancolique. Heureusement, le vert de ses yeux, soulignés de noir, était à la fois tendre et chaud et donnait à son visage tout l'éclat de la vie qui bouillonnait en elle… Rassurée mais troublée, comme elle l'était chaque fois qu'elle se regardait, Héloïa détourna la tête, remit son loup machinalement, puis s'étendit pour méditer.

Oh, Ryls, mon amour… Je me souviens de ta bouche, de tes caresses. De ton corps contre le mien. De toi en moi. Jamais plus, jamais plus !

À dix-neuf heures dix, un poing léger frappa à la porte. Elle ouvrit à une fille de service : uniforme bleu, loup bleu foncé, plus étroit que celui des sœurs de grâce.

« Miss Jane ? L'Interlocutrice m'a chargée de vous rappeler qu'elle vous attendait à dix-neuf heures vingt.

— Merci. » dit sèchement Héloïa.

Bab-Mary Way s'intéressait un peu trop à elle. Mais comment aurait-elle pu me reconnaître ? Il est vrai que cette fille est un peu diabolique… La tentation de renoncer était forte mais Héloïa n'avait pas l'habitude de se laisser impressionner.

— « Galerie quatre, cabinet un. » précisa la fille de service en s'en allant.

Héloïa descendit les deux étages, traversa le hall et la galerie un. Dehors, l'ombre avait reculé, s'était tassée au pied des colonnes et des pronaos.

Août culminait dans une chaleur moite et orageuse. Une fine buée flottait au-dessus des bassins. Les capucines du jardin, avec leurs feuilles pâles et leurs fleurs qui évoquaient une bouche triste et trop fardée, apportaient le souvenir doux-amer des étés perdus.

De nombreuses femmes se pressaient dans la galerie quatre, marchant de long en large et bavardant à mi-voix. Héloïa en aperçu deux qui se tenaient près l'une de l'autre, dans la pénombre, et qui avaient écarté discrètement leur loup pour se montrer leur visage. Quelle puérilité ! Elle gardait une main sur sa tunique pour éviter que le mouvement de la marche ne découvrît ses jambes. Toutes les filles semblaient tellement excitées. Drôle de retraite !

Une petite brune au masque mal ajusté lui barra la route juste devant le couloir qui conduisait aux cabinets de confession.

« Tu as rendez-vous avec l'Interlocutrice, ma sœur de grâce ?

— Naturellement ! » répondit Héloïa, de cette voix hautaine, un peu méprisante, qu'elle ne pouvait s'empêcher de prendre lorsqu'elle se sentait agressée.

La femme parut contrariée.

— « Ah bon ? Tu l'as pris quand, ton rendez-vous ? Tu sais qu'on a Bab-Mary Way aujourd'hui ? Impossible d'être reçue si on n'a pas rendez-vous !

— J'en ai un. » dit Héloïa. « Je l'ai pris il y a un quart d'heure. Et l'Interlocutrice — quel que soit son nom — m'attend dans une minute ! »

Elle s'écarta sans un regard pour la perruche brune et, trente secondes plus tard, sonnait à la porte du cabinet un. La porte s'ouvrit devant elle. Un vieil homme voûté et souriant la conduisit auprès de l'Interlocutrice, assise à l'extrémité d'un long divan. Bab-Mary Way ! C'était bien elle. Bab-Mary Way, le visage nu dans une grande pièce claire, où le soleil entrait à flots, ne laissant dans l'ombre aucun détail du décor, dorant les cils de la célèbre psychologue et révélant les moindres rides de son cou. Quel âge pouvait avoir au juste Bab-Mary Way ? Pas loin de la cinquantaine. Elle a au moins dix ans de plus que moi, songea Héloïa. Les deux femmes se regardèrent longuement. La psychologue était petite, mince, rousse, jolie ; sa jupe fendue montrait, un peu plus haut qu'à mi-cuisse, une jambe superbe. Pourquoi eût-elle été, d'ailleurs, l'exception à la règle ?

« Bonjour, Jane. » dit-elle, d'une voix douce, mélodieuse, chantante. « Tout le monde m'ayant reconnue, je n'ai pas cru utile de préserver une fiction dépassée. J'espère que ça ne vous gêne pas ? »

Héloïa secoua la tête, un peu désorientée. Encore une chose inhabituelle, surprenante : ce vouvoiement. M'aurait-elle reconnue aussi ou bien s'adresse-t-elle ainsi à toutes les femmes ?

— « Non, ça ne me gêne pas. » dit-elle sèchement.

Bab-Mary Way eut un sourire cordial et discret à la fois.

— « Je suis contente de vous voir. Asseyez-vous. »

Héloïa prit place à l'autre extrémité du divan. Elle avait conscience d'être un peu trop tendue et se sentait tout à fait incapable de rassembler ses idées pour une confession fructueuse.

« Eh bien, » dit la psychologue, « je vous écoute, Madame… »

Pas ma sœur de grâce : madame ? C'était quelqu'un, Bab-Mary Way. Comme les hommes doivent l'aimer ! pensa Héloïa.

« …ou préférez-vous que je parle ?

— Je ne sais pas. » avoua Héloïa. « Je suis un peu…

— Déroutée ?

— C'est ça, oui.

— Une histoire d'amour ?

— Oh, quelle femme n'a pas une histoire d'amour dans sa vie ? Mais je suis ici pour me reposer. J'ai d'assez lourdes responsabilités. Et aussi, pour expier quelques fautes que j'ai commises dans… dans mon travail.

— Et dans votre vie ?

— Et dans ma vie. » convint Héloïa.

Elle joignit les mains et attendit. Bab-Mary Way l'observait en souriant. Il se fit un silence tendu, à travers lequel perçait la rumeur de la cour : chants d'oiseau, bourdonnements d'insecte, et jusqu'au babillage des femmes rassemblées dans la galerie. Le parfum de l'Interlocutrice, âcre et sans aucune discrétion, flottait dans la pièce. Le soleil dessinait avec les poussières en suspension de longs doigts accusateurs. Héloïa affrontait une situation ambiguë et désagréable, et en même temps elle avait l'impression de perdre son temps. Ce n'est pas une bonne chose pour l'avenir des femmes, se dit-elle, que la psychologie de Gath soit devenue une religion ! Mais si nous n'avions pas cela, que nous resterait-il pour garder en nous-mêmes la conviction de notre supériorité ? Il lui semblait que Bab-Mary Way lisait dans son esprit avec une extrême facilité, et elle se demanda si le loup dissimulait tout à fait la rougeur de ses pommettes.

— « Eh bien oui, » dit enfin l'Interlocutrice d'une voix un peu dure, « chaque femme a eu au moins une histoire d'amour dans sa vie. Sinon, à quoi bon vivre ? Mais je ne suis pas sûre que notre société féministe nous offre le climat idéal pour le bonheur.

— Le bonheur n'existe pas. » dit Héloïa nettement. « Je pense que le bonheur est une idée que les hommes avaient mise dans la tête des femmes pour les occuper, au temps de leur domination.

— Peut-être. » dit Bab-Mary Way.

Elle se tourna vers Héloïa et glissa sur le divan pour se rapprocher d'elle. Héloïa eut un mouvement de recul, s'appuya contre le dossier du siège. Elle ne pouvait s'éloigner davantage.

« Jane… » dit l'Interlocutrice. Puis elle se reprit : « Madame, je vous ai reconnue. Je savais que vous étiez ici. Et déjà, au temple d'Averlan, vous aviez pris le nom de Jane. Je voudrais vous demander pourquoi…

— Un souvenir ridicule. » répondit Héloïa d'une voix sans timbre. « Une très vieille histoire romantique et naïve que j'ai aimée quand j'étais adolescente : Jane Eyre… J'ai un peu honte de ma sensiblerie. Je ne cesse de lutter contre ce penchant, je vous assure. »

Bab-Mary Way se rapprocha un peu plus, inclina la tête avec gravité. Héloïa était consciente de la sympathie respectueuse que l'Interlocutrice éprouvait pour elle. Plus que de la sympathie : de l'affection. Des millions — non, des dizaines de millions — de femmes avaient pour Héloïa une affection respectueuse et un peu exaltée. Et Héloïa supportait mal les manifestations de ce sentiment qui pourtant l'aidait à vivre.

Bab-Mary Way eut un sourire chaleureux.

— « Jane Eyre, oui, je sais de quoi il s'agit. C'est un roman très féminin.

— Féminin ? Je n'en suis pas si sûre. » dit Héloïa. « L'auteur était une femme qui écrivait comme les hommes de son temps souhaitaient que les femmes écrivent. Et l'héroïne était une jeune fille qui a vécu comme les hommes voulaient que les jeunes filles vivent.

— C'est assez bien vu. » dit Bab-Mary Way. « Mais comment vivons-nous aujourd'hui ? Il ne vous arrive jamais de vous sentir très seule, Héloïa ? »

Héloïa se raidit. La conversation prenait un tour qui ne lui plaisait guère. En fin de compte, elle n'aurait peut-être pas dû venir. De toute façon, madame Way en savait un peu trop long sur elle. Une femme dangereuse. Cette retraite qui devait me permettre de résoudre tous mes problèmes, pense Héloïa, n'a servi qu'à m'en créer un de plus !

« Toutes les femmes sont seules. » dit-elle.

— « Et les hommes ? » demanda l'Interlocutrice.

Héloïa pivota et fit face à Bab-Mary Way.

— « Les hommes n'ont qu'à se débrouiller ! » dit-elle sur un ton véhément.

Bab-Mary Way questionna d'une voix douce, légèrement accusatrice : « Et Rylsen ? Comme se débrouille-t-il, Rylsen ?

— Je regrette, Madame. Cette histoire ne vous regarde pas.

— Oh, je croyais. Je vous demande pardon, Madame. Vous aviez demandé à me parler. Dans la langue de Gath, cela s'appelle une confession. On prétend que ça aide à l'expiation. Et pourquoi seriez-vous dans un temple de grâce, Madame, si ce n'était pour expier ? Je pensais donc que vous vouliez m'entretenir de Rylsen. »

Héloïa, un peu oppressée, porta la main à la poitrine, puis à la gorge. Ryls, mon amour, il n'y avait pas d'autre solution pour moi. Ni pour toi ! Mais je t'aime toujours et je ne t'oublierai jamais…

— « Non, je regrette. Je n'ai rien à dire au sujet de Rylsen. Ni à aucun autre sujet. »

L'Interlocutrice se leva en souriant.

— « Je vous présente mes excuses, Madame. Si vous voulez me voir avant la fin de votre retraite, je suis naturellement à votre disposition. »

C'était un congé non déguisé. Et humiliant. D'autant plus humiliant que l'Interlocutrice ne portait pas de masque et qu'Héloïa avait perdu pour elle son anonymat. Avec une lenteur calculée et un calme feint, Héloïa mit de l'ordre dans sa chevelure et ses vêtements, puis elle eut pour Bab-Mary Way un sourire très froid. Cette variété de sourires que Monica van Varen disait « mortelle ». Chère Monica. L'amie sûre des moments difficiles. La seule femme au monde qui me comprenne, pensa Héloïa. Le seul être au monde, en fait, maintenant que Rylsen…

— « Je vous remercie de votre accueil, Madame. » dit-elle en sortant. Sur le seuil, elle se retourna et ajouta, hautaine, plus Héloïa que nature : « Je ne vous oublierai pas. Et je compte sur votre discrétion. ».

Dans la galerie, les perruches babillaient sous leur masque. Mes sœurs de grâce ! pensa Héloïa avec dérision et mépris. Oh, Ryls, tu ne peux pas savoir à quel point je méprise ces femelles !

Elle monta directement dans sa chambre et commença à faire ses bagages.

Le sourire chaud et fidèle de Monica van Varen, la main de Monica sur son bras, la voix posée, un peu masculine du chef-adjoint de la Sécurité d'État, lui rendirent quelques secondes le goût de vivre : le goût de vivre la vie dangereuse qu'elle avait choisie.

« J'ai fait pour le mieux, Héloïa. C'était une mission difficile, vous le savez. je m'en suis chargée moi-même, avec l'aide d'une fille en qui j'ai toute confiance.

— Tout s'est… bien passé ? » demanda Héloïa sans pouvoir cacher son anxiété.

D'ailleurs, elle n'avait rien de caché pour Monica, qui connaissait ses doutes et ses tourments, ses joies et ses peines. Que deviendrais-je sans Monica ?

— « Ce ne sont pas les mots qui conviennent, Héloïa. Il a été… Eh bien, il m'arrive rarement d'admirer un homme, mais Ryls a été… »

Héloïa leva la main d'un geste nerveux.

— « Pas de nom, je vous en prie, Monica !

— Je ne connais pas beaucoup de femmes qui se seraient comportées aussi bien que lui. Je ne sais pas s'il s'y attendait mais il a été calme sans froideur. Il était fort et il laissait quand même voir sa souffrance. Enfin, c'était Rylsen égal à lui-même. Vous pouvez être fière de lui, Héloïa.

— Merci, Monica. »

Héloïa recula au fond de son siège, un fauteuil carré si vaste qu'il la faisait paraître plus menue et plus frêle que la jeune femme assise en face d'elle. Pourtant, lorsqu'elles étaient debout l'une près de l'autre, Monica, mince rouquine aux seins pointus et à la taille d'insecte, ne dépassait guère son épaule… Héloïa eut un bref regard pour l'écran du communicateur placé devant elle, sur son bureau Regency, puis elle éteignit l'appareil, se retourna vers sa collaboratrice et demanda d'une voix basse : « Tu lui as dit que je l'aimais toujours ?

— Naturellement. Ça faisait partie de la mission, n'est-ce pas ? »

Héloïa baissa la tête.

— « Oui… Qu'est-ce qu'il a répondu ? »

Le bras appuyé sur l'accoudoir de son fauteuil, Monica observait Héloïa d'un air attentif et un peu inquiet. Le tutoiement témoignait d'une extrême émotion chez la présidente.

— « Je ne sais pas si je dois vous le dire…

— Quelque chose de méchant sur moi ? Ce n'est pas son genre. Allons, Monica ! »

Monica se mit debout avec peine, comme si ses muscles étaient engourdis. Comme si elle s'était sentie brusquement très vieille.

— « Il a dit : “Je regretterai la musique.” ».

Héloïa rougit imperceptiblement. Elle médita une seconde et dit : « C'est une vengeance digne de lui. Mais je savais depuis toujours qu'il me préférait la musique… Et après, tu l'as… »

Monica se tenait debout devant Héloïa. Elle secoua avec tristesse sa chevelure bouclée.

— « Non, je n'aurais pas pu. La fille était là pour ça. »

Héloïa se leva à son tour, souplement, fit face à Monica en souriant.

— « Merci, Monica. Je n'oublierai pas ce service exceptionnel. J'ai une autre mission du même genre à te confier. »

Monica pinça les narines, arrêta un instant de respirer.

— « Une exécution ?

— Je n'aime pas ce mot. » dit Héloïa. « Appelons ça “mission de sécurité”, comme d'habitude. »

Monica hocha la tête. Elle avait reculé d'un demi-pas devant la présidente.

— « Un homme ?

— Non, une femme. »

Elle sembla à Héloïa que sa collaboratrice avait poussé un léger soupir de soulagement.

« Une femme connue. Je regrette mais c'est indispensable. Bab-Mary Way…

— La psycho de Gath ? »

Héloïa inclina la tête sans répondre.

« D'accord. » dit Monica. « Des précautions particulières ?

— Non. » dit Héloïa.

Pas de précautions particulières, pensa-t-elle. Ce n'est qu'une femme.

Première publication

"le Temps des masques"
››› Femmes au futur (anthologie sous la responsabilité de : Marianne Leconte ; Belgique › Verviers : Marabout • Bibliothèque Marabout/Science-Fiction • 598, 1976)
En tant que Katia Alexandre