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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury les Surdoués…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

les Surdoués de Santa-María

« Prenez-vous pour des génies,
c'est le premier pas vers la révolution. »

Philippe Goy

Vers la révolution

Marc et Jim-Jim approchaient de Concordia : la densité des uniformes rouges était un signe qui ne trompait pas. Mais on ne voyait jamais de bornes kilométriques sur les chemins des pèlerins. Seulement des flèches qui indiquaient de loin en loin la direction du saint des saints, avec beaucoup de détours obligatoires pour stimuler l'endurance des fidèles. Ainsi, Marc Gerbois, qui venait de São Paulo, marchait depuis trois jours en compagnie du jeune musicien Jim-Jim, qui montait de Buenos Aires, via Paysandù… Au centre de tri de Paysandù, on détournait souvent les pèlerins vers le nord-ouest, en raison de l'affluence, simplement pour les retarder. Ceux qui arrivaient à Uruguaiana par le nord, avec un carnet de route couvert de visas, avaient en général plus de chance. C'était le cas de Marc. On ne l'avait arrêté que vingt-quatre heures pour les vérifications d'usage. Le crochet par les chutes de Santa-María, outre son intérêt touristique, lui valait une bonification de soixante points. Il frôlait maintenant le maximum, mille points, pour un parcours total de près de deux mille trois cents kilomètres et environ quatre mois de marche à pied.

« Tu as des chances d'être reçu par S.H.P. d'ici moins d'un mois. » dit Jim-Jim à son compagnon.

— « Ce n'est pas certain. » dit Marc. « Il me manque vingt-trois points pour totaliser. Est-ce qu'ils vont me les donner ? Je regrette de n'être pas allé jusqu'au Panamá. J'aurais eu mes mille points à coup sûr. Avec plus de neuf cents points, je serai reçu, c'est certain. Mais quand ? »

Ils cheminaient à petits pas, sous une chaleur étouffante, entre un champ de maïs géant et une lagune vouée à la culture des jacinthes d'eau. C'était le milieu de la journée. Le musicien aurait volontiers cherché un coin d'ombre pour dormir, mais Marc, qui avait presque trois fois l'âge de son compagnon, fonçait à la poursuite de ses vingt-trois points. Pour gagner un mois, ou deux, ou trois…

Jim-Jim tira sur ses yeux son chapeau de pèlerin, blanc avec un large ruban vert.

— « Moi, je ferai quatre cents points au maximum. Je ne serai même pas admis sur l'Esplanade de la Révolution. Mais je prends date. Je ferai régulièrement mes périodes pour garder les trois quarts de mes points. »

Ils dépassèrent un couple de très jeunes pèlerins, presque des adolescents, en train de déguster une boîte de frulep sur le bord du sentier. La fille leur adressa un signe d'amitié. Seul Marc répondit. Jim-Jim voyait un rival dans tout compagnon de route de son âge. Les moins de vingt ans avaient droit à une bonification de vingt pour cent. Et le jeune musicien, qui en avait vingt-deux, se trouvait juste au-dessus de la barrière. Il le regrettait amèrement. Mais le cas de Marc l'intriguait.

« Moi, mon v…, heu, camarade, avec un certificat d'audience de S.H.P. Roberto Gardès, je pourrai avoir un orchestre. Et composer sans payer de taxes, hein ? Toi, tu… ne parais pas tes cinquante-huit berges, mais…

— Plutôt sec, en bonne forme : dix ans dans un camp de travail, si tu veux savoir. Mais c'est une apparence. En réalité, je suis peut-être bon pour cracher mes poumons avant l'hiver. Et si je te faisais un dessin de mon estomac, tu prendrais ça pour une grappe de raisin !

— C'est pour te faire soigner que tu veux un certificat d'audience ? »

Marc éclata de rire.

— « Non… quoique… ça pourrait me servir aussi pour ça. Mais non. Je vais à Concordia pour demander à Sa Haute Puissance de faire libérer un de mes anciens camarades de détention. Un homme de soixante-quinze ans qui, de toute façon, n'en a plus pour très longtemps.

— Alors, ça vaut pas le coup, si ? Mais ton certificat te servira aussi pour te faire soigner ou n'importe quoi d'autre. À ton âge, tu joues ta dernière chance. Ah, je t'admire beaucoup. J'en profite pour te le dire.

— Merci. En fait, les choses ne sont pas si simples. Sa Haute Puissance Révolutionnaire connaît David Dhor — l'homme que je voudrais faire libérer. Elle me connaît aussi, depuis longtemps. Je l'ai rencontrée alors qu'elle n'était qu'un jeune garçon… euh ! surdoué. Je voudrais savoir si elle se souvient de moi.

— Sa mémoire est infaillible… Mais, dans ce cas, tu aurais pu te dispenser du pèlerinage ?

— Pas du tout. Puisque j'ai eu la chance de connaître S.H.P. avant qu'elle soit S.H.P., je dois lui rendre le plus grand hommage. Je dois me montrer l'égal des meilleurs. Et comme elle a, dans sa grande sagesse, fixé un maximum accessible à tous par le pèlerinage, il faut que j'atteigne ce maximum. Voilà…

— Tu es un vrai révolutionnaire. » dit Jim-Jim avec enthousiasme. « Je souhaite de tout cœur que S.H.P. se souvienne de toi ! Si on s'arrêtait cinq minutes à l'ombre pour boire un peu de bière au lait ? »

Les deux pèlerins s'arrêtèrent à un poste de contrôle sur lequel flottait une banderole annonçant que ce poste était le dernier avant Concordia. Après une heure d'attente au milieu d'une foule assommée de chaleur qui grossissait sans cesse et maigrissait à vue d'œil, ils arrivèrent à la guérite qui abritait l'ordinateur des visas.

« Vous êtes Marc Gerbois ? » dit la machine à Marc. « Êtes-vous le Marc Gerbois qui a été attaché à l'Institut Santa-María d'Eysus, dans le sud de la France, entre 1994 et 1998 ?

— Oui, c'est moi. » convint Marc.

— « J'ai des instructions vous concernant.

— Très bien.

— Je constate que vous avez actuellement neuf cent soixante-dix-sept points. Souhaitez-vous totaliser le maximum ?

— Je le souhaite. » dit Marc.

— « Une bonification pourrait vous être accordée, en raison de votre âge et de votre personnalité. Souhaitez-vous l'obtenir ?

— Seulement dans le cas où il ne me serait pas possible de marquer les vingt-trois points qui me manquent avant d'arriver à Concordia.

— Vous pouvez marquer ces points. » dit l'ordinateur. « Il vous suffit de prendre la voie d'épreuve Teng-Che. Mais, dans ce cas, vous devrez parcourir 41,357 km dans les prochaines vingt-quatre heures. Croyez-vous pouvoir le faire ?

— Je vais essayer. » dit Marc.

Check-up, traitement régénérateur… Marc se trouvait à Concordia depuis un peu moins d'une journée. Tout allait très vite, maintenant. Il était arrivé, les pieds en sang, la tête bourdonnante de fièvre, à la limite extrême de l'épuisement. Et s'il ne crachait pas encore ses poumons, il vomissait une sorte de liquide gluant plus mauvais que la bière au lait, qui pouvait bien être sa bile. Le peu de bile qui lui restait dans les tripes !

Mais tout allait bien quand même. Il avait ses mille points et il était désormais pris totalement en charge par l'Administration du Pèlerinage. Conséquence, il n'avait plus affaire à des ordinateurs mais à de hauts fonctionnaires. Ce qui ne l'empêchait pas de subir de nouveaux interrogatoires.

« Vous avez cinquante-huit ans ? Et vous avez passé près de dix ans dans un camp de travail ?

— Oui, mon colonel. »

L'officier qui l'interrogeait s'appelait Fabien Suárez. Il portait un splendide uniforme vert et argent. Il était beau comme un dieu et il avait un q.i. de 96, ainsi qu'en témoignait la plaque négligemment posée à sa droite.

— « Vous n'avez pas une très bonne santé ? Néanmoins, vous avez fait le pèlerinage pour racheter vos fautes passées ?

— Oui, mon colonel. En partie.

— Quelle a été la durée totale de votre pèlerinage ?

— Eh bien… Deux mois de démarches en Europe, quinze jours d'attente au Brésil, quatre mois de marche entre São Paulo et Concordia… en gros, sept mois.

— Même pas un an ! Vous estimez donc que le pèlerinage est à la portée de tout individu courageux ? Et qu'il n'est pas très difficile de totaliser les mille points qui permettent à n'importe quel homme ou n'importe quelle femme, pourvu qu'il soit, ou qu'elle soit révolutionnaire sincère de rencontrer sans délai Sa Haut Puissance Roberto Gardès Imperator ? »

Le colonel reprit son souffle et Marc répondit que c'était bien ce qu'il pensait.

« Alors, comment expliquer » demanda le colonel, « que nous n'ayons pas plus de pèlerins arrivant ici ? »

Marc dut avouer qu'il n'en savait rien…

Il rencontra un second colonel, nommé Dennis Strodberg, qui l'interrogea sur les motifs de son pèlerinage.

« Vous devez donner les trois principales raisons qui vous ont poussé à venir ici, à Concordia, capitale du monde. En ce qui concerne les deux premières, il est d'usage de mentionner 1) l'affection et le respect que vous éprouvez pour S.H.P. Roberto Gardès et 2) votre désir de contribuer à l'essor de la révolution universelle… Je vous demande la troisième raison.

— Ah, hum. » fit Marc. « Disons que je suis venu en pèlerinage à Concordia pour racheter mes fautes passées. Est-ce que ça va ?

— Excellent. » dit le colonel Strodberg. « Si tous les pèlerins étaient comme vous, notre tâche serait très simplifiée.

— J'ai beaucoup appris au camp de travail.

— C'est une institution remarquable. Je pense que S.H.P. va vous recevoir très prochainement. Attendons la réponse de l'ordinateur. Je crois que vous avez connu S.H.P. alors qu'elle était encore un jeune garçon ?

— Exact.

— Quelle chance merveilleuse. C'était en France ? Vous êtes français, n'est-ce pas ?

— À l'institut Santa-María d'Eysus, dans les Pyrénées. Je travaillais avec le professeur David Dhor qui est… euh, eh bien, je voudrais en parler à S.H.P.

— Ah, la fiche de l'ordinateur… Magnifique ! Vous êtes inscrit pour une audience le treize, dans quatre jours. C'est un record. Toutes mes félicitations ! »

Le troisième colonel s'appelait Agosthino Sunyatsen. Il semblait chargé d'endoctriner les pèlerins avant leur audience. Et il manifestait un certain goût pour les questions embarrassantes.

« Ainsi, Pèlerin, vous fûtes un des maîtres de S.H.P., il y a quelque trente ans, en ces lointaines Pyrénées ?

— En ces lointaines Pyrénées. » répéta Marc sur un ton rêveur. « Il y a quelque trente ans. Maître n'est pas le mot. » ajouta-t-il distraitement. « J'étais plutôt une sorte de mentor… »

Ah, ne pas se laisser rouler sur la pente des confidences dangereuses. Tout ce qui touche à l'éducation appartient au domaine réservé de l'Imperator. Et ce qui concerne l'enfance du chef est un secret d'État !

— « Une sorte de mentor, ah ? » fit le colonel Sunyatsen.

— « Il y a quelque trente ans. » conclut Marc sur un ton sec.

Le quatrième colonel, Wilhelm Matheson, était l'homme du contre-espionnage, l'impitoyable ennemi des ennemis de la révolution. Il reprit l'interrogatoire de Marc Gerbois là où le précédent l'avait laissé. Et sa machine à traduire avait le même goût immodéré pour le vieux passé simple français qui d'ailleurs plaisait beaucoup à tous les ordinateurs.

« Ainsi, pèlerin Gerbois Marc, vous connûtes S.H.P. Roberto Gardès quand elle était enfant et vous fûtes un de ses éducateurs à l'Institut Santa-María de France ?

— C'est exact. » convint Marc.

Presque exact. Mais ce “presque” faisait tout de même une grosse différence.

— « Vous aviez été recruté par l'Aile, l'Association Internationale pour la Liberté de l'Enseignement que présidait encore son fondateur, Herr Doktor Lietmann ? »

Marc hocha la tête. Josef Lietmann était le fils d'un ancien nazi réfugié en Amérique du sud après la deuxième guerre mondiale. Professeur dans un collège ultra-chic de Montevideo, il s'était intéressé au cas des élèves “surdoués”. Après diverses expériences, il avait écrit un livre sur la question, puis il avait fondé l'Aile et créé sa première “forcerie”, l'Institut de Santa-María, aux “Trois-Frontières”, en territoire brésilien mais à proximité de l'Argentine et du Paraguay. L'Institut était devenu une sorte d'enclave cosmopolite et avait donné son nom à tous les établissements de l'Aile, un peu partout dans le monde, et jamais loin d'une frontière…

« Herr Lietmann est mort quelques années plus tard ? » dit le colonel.

— « Il avait une très mauvaise santé.

— À l'Institut Santa-María de France, vous étiez sous les ordres de David Dhor ?

— J'avais une certaine indépendance. » dit Marc.

— « Et vous aviez à vous occuper de S.H.P., qui naturellement n'était pas encore S.H.P. ?

— Naturellement.

— Naturellement quoi ?

— Naturellement, S.H.P. n'était pas encore S.H.P.

— Oui… c'était un jeune garçon de douze à quatorze ans… surdoué ?

— Disons très doué.

— En général, les enfants euh… très doués perdent leur avance et leurs capacités exceptionnelles quand ils deviennent adultes.

— Oui, peut-être.

— S.H.P. a été une brillante exception ?

— Certainement. De toute façon, il faut parler au passé car il n'y a plus d'enfants surdoués depuis la révolution universelle.

— Et à quoi attribuez-vous ce phénomène, pèlerin Gerbois ?

— L'existence des surdoués était une tentative de l'inconscient social — on pourrait presque dire de la nature — pour créer les conditions de la révolution.

— Comment cela, Pèlerin ?

— Le corps social essayait de faire naître l'Homme révolutionnaire. Il y est parvenu en la personne de S.H.P. Son effort n'avait donc plus aucune raison d'être. Il s'est éteint après quelques ratés. Malheureusement, je n'ai pas pris conscience de ce phénomène tout de suite…

— Je vois.

— J'ai compris trop tard que l'Aile n'avait plus aucune utilité. D'abord parce que la liberté de l'enseignement existait maintenant partout sur la planète, grâce à la révolution universelle, ensuite parce que le but profond de l'Aile avait été seulement de favoriser la naissance de l'Homme révolutionnaire, en la personne de S.H.P., et que sa tâche était donc accomplie.

— Et vous avez été arrêté avec David Dhor et ses disciples qui essayaient de maintenir cette association anachronique…

— Anachronique, contre-révolutionnaire et dangereuse… J'ai été arrêté et justement condamné. Au camp, j'ai été rééduqué et, peu à peu, j'ai compris la vérité. J'ai éclairé David Dhor qui était avec moi. Il est désormais aussi convaincu de son erreur que moi-même. Il n'a aucune intention de récidiver. Et je pense demander à S.H.P. sa libération anticipée.

— Cela me paraît une excellente idée… »

Le cinquième colonel se montra sur l'écran du télévé. Il se nommait Nefoud Souad et appartenait à la maison civile de S.H.P. Il coupa sèchement la parole à son collègue Matheson et invita pèlerin Gerbois à se présenter dès le lendemain, avant onze heures, à la grand-nef des audiences.

« Tous les records sont battus ! » s'écria le colonel Matheson en retenant son souffle.

Marc sourit. L'ordinateur avait dû retransmettre sa conversation avec l'officier du contre-espionnage. Souad était intervenu presque aussitôt pour éviter à Wilhelm Matheson de s'engager dans le domaine réservé de S.H.P. et à Marc de raconter sa vie et ses souvenirs de l'Institut Santa-María.

Le colonel Matheson soupira. Il avait très bien compris que la séance était levée. Il regarda Marc d'un air bizarre. Et le pèlerin se demanda si tous ces colonels étaient aussi bornés qu'ils voulaient bien le paraître.

« En ces loin-tai-nes Py-ré-nées ! » parodia Roberto Gardès.

Sa Haute Puissance Révolutionnaire éclata de rire, tira sur sa moustache, donna une tape sur le dos de son molosse préféré et une autre sur le genou de la jeune et jolie pédicure assise à ses pieds et fort occupée à lui fignoler le gros orteil. Marc hocha la tête d'un air appréciateur. Il lui avait fallu un an de sa vie pour arriver là. Et il savait qu'il n'avait plus beaucoup d'années devant lui. Maintenant, il se demandait si ça valait la peine. Oui, peut-être, et il s'était bien amusé.

D'ailleurs, il avait réussi, dans un sens. Il voulait simplement savoir qu'il avait une chance de défaire le sale boulot qu'il avait fait trente ans plus tôt. Une chance sur dix, une chance sur cent. N'importe : une chance. Et il regardait S.H.P. Roberto Gardès. Plus il la regardait, plus il était sûr d'avoir cette chance. Et en même temps, il se disait : À quoi bon ? Celui qui prendra la place sera-t-il meilleur ?

« Ah, ah. » fit S.H.P. « J'ai écouté votre théorie à propos de l'inconscient social qui aurait en somme sécrété les surdoués avant la révolution. Ah, ah. Très curieux. Je n'avais jamais entendu ça. »

L'imperator avait reçu le pèlerin non pas dans la grand-nef des audiences publiques mais dans une petite salle en forme de trèfle, à la fois chambre, bureau et p.c. de commandement. La lumière tombait d'une baie en forme de couronne, située au plafond, et des vitraux-hublots, ouverts à l'extrémité de chaque feuille du trèfle. Au centre de la pièce, il y avait une zone de douce pénombre : S.H.P. y était installée sur un fauteuil bas, avec le molosse assis à sa droite. Déjà le jeune Roberto avait une passion pour les très gros chiens. Et à cause de l'ombre, Marc n'avait pas vu tout de suite que le molosse était en réalité un robot, un terminal d'ordinateur avec des touches dissimulées dans le poil et un écran sur la tête…

Roberto Gardès était un homme trapu, à la tête carrée, aux membres courts, aux doigts épais. Il avait de petits yeux sombres, le poil noir et dru, le nez épaté, la bouche sensuelle. L'homme tenait à peu près les promesses de l'adolescent. À tout point de vue… Il portait un justaucorps vert, une culotte de cheval brune, des bottes noires. Une tenue assez ridicule.

Conscient d'être sous son regard, en pleine lumière, Marc détourna les yeux.

« Très belle théorie ! » reprit S.H.P. « Ah, ah. Je vous l'achète ! »

Marc inclina la tête, ne sachant que répondre. Il n'avait pas de plan, et il ne pensait pas ferrer l'Imperator aussi rapidement.

« Est-ce que vous y croyez ? »

Marc leva la tête.

— « Pardon, Votre Haute Puissance Révolutionnaire. J'étais…

— Pas de salamalecs ! Je vous demande de me répondre sincèrement. Est-ce que vous y croyez ? »

Au ton de Roberto Gardès, Marc comprit que la question était importante. Et la réponse qu'il allait faire, plus encore… C'était le quitte ou double qu'il s'attendait à jouer, tôt ou tard. Il hésita.

Roberto Gardès était un petit berger paraguayen dont un adhérent de l'Aile, le docteur Gesta, médecin des pauvres dans la région de Formosa, avait remarqué les dons en calcul, en observation et en langues, et l'aptitude à inventer des histoires fantastiques mais cohérentes dans lesquelles il se donnait toujours le beau rôle. Les premiers instituts Santa-María accueillaient les rejetons surdoués — ou réputés tels — d'un petit nombre de grandes familles d'Amérique du sud et du nord. Peu à peu, les dirigeants de l'Aile avaient introduit des jeunes loups mal dégrossis dans leur bergerie de luxe. Principalement aux fins d'expérimentation…

Le docteur Lietmann affirmait que les dons exceptionnels qui se manifestaient chez certains enfants étaient en fait une “surmotivation”, la passion de dominer le réel ou quelque chose de ce genre. Selon lui, chaque enfant avait en son très jeune âge un désir de puissance presque infini. C'était un capital que l'on ne savait pas utiliser, qui se dissipait rapidement avant l'âge scolaire, l'enfant ayant découvert la non-adéquation de la réalité et du désir. Pour récupérer cette formidable réserve d'énergie, le docteur Lietmann proposait de transformer le désir de puissance naturel de l'enfant en “goût du pouvoir” — le pouvoir étant un mode dégradé de la puissance. Le phénomène se produisait parfois de lui-même ; les enfants de la bourgeoisie qui trouvaient souvent autour d'eux un “modèle de pouvoir” acquéraient plus facilement la surmotivation qui exaltait toutes leurs facultés intellectuelles…

Comment inculquer le “goût du pouvoir” à un jeune berger chez qui le “désir de puissance” se traduisait surtout par des rêveries puériles ou mystiques ? Roberto Gardès était un demi-Indien ; on l'avait d'abord sorti d'un environnement qui l'infériorisait. On l'avait envoyé en France et confié à David Dhor, animateur de l'Aile pour l'Europe occidentale. David Dhor préconisait alors la méthode des mentors… Marc Gerbois, ancien comédien, ancien journaliste, ancien animateur de club, ancien vendeur d'encyclopédies, ancien auteur de romans policiers, touche-à-tout par nécessité autant que par goût, avait été finalement, après de nombreux tests et enquêtes, recruté comme mentor de celui qui allait devenir, un quart de siècle plus tard, Sa Haute Puissance Révolutionnaire. Il avait “adopté” Roberto, qui restait cependant sous la tutelle légale de l'Association. Et il devait jouer pour l'enfant la “comédie du pouvoir”. Il avait reçu d'importantes fonctions à l'Aile. Son traitement et ses indemnités lui permettaient de soutenir un train de vie honorable. Mais ce n'était peut-être pas assez pour impressionner le jeune Roberto. On lui avait donné les moyens de jouer le rôle d'une sorte de financier international, brassant les pétrodollars et les destinées humaines, toujours sous le contrôle strict des dirigeants de l'Aile, dont certains étaient justement des financiers internationaux, des banquiers allemands, arabes ou américains qui manipulaient sans trop de scrupules les devises fortes et la vie des gens. Marc avait pris goût au jeu, mais Roberto semblait complètement indifférent aux activités de son père adoptif.

Pour cette entreprise, Marc avait dû s'associer avec une ancienne call-girl de Buenos Aires, nommé Juana Lorca, qui avait quitté son pays pour ne pas être rééduquée par les religieuses rouges. Juana s'occupait de la publicité et des relations publiques de l'Aile. Elle était aussi psychologue-conseil à l'Institut Santa-María d'Eysus. Elle était dans l'Association le supérieur de Marc et avait la responsabilité de l'éducation de Roberto, qui la haïssait… Combien de temps avait-il fallu à Roberto pour percer à jour la comédie des mentors et la mise en scène de l'Aile ? À peine une année ? Marc en était sûr. Devenu homme, le petit berger paraguayen n'avait pas pardonné. Il n'avait pas attendu d'accéder à la Haute Puissance pour punir celle sur qui se concentrait sa rancœur : Juana. Exécutée par un homme de pain du Gapa, le parti de Roberto, la jeune femme n'avait pas vu l'été 2000… Plus tard, S.H.P. avait poursuivi l'Aile de sa vindicte patiente et impitoyable.

Marc Gerbois hésita. Le peu d'avenir qui lui restait allait peut-être se jouer sur sa réponse. Il pensa que la sincérité était sa meilleure carte.

« Non, je n'y crois pas. » dit-il.

S.H.P. hocha la tête d'un air approbateur.

— « Très bien. Je vous remercie, pèlerin Gerbois. Si vous m'aviez répondu oui, j'aurais dû envisager pour vous un autre pèlerinage, beaucoup moins glorieux. Car je sais très bien que les “surdoués”, comme on dit, n'ont pas disparu. Malgré mes efforts, je dois l'avouer. J'achète votre théorie, Gerbois, et je vous charge de la vulgariser et de la répandre. Excellente chose. Mais j'ai une tâche plus importante à vous confier… Comme vous le savez, la révolution universelle a pour but final l'égalité des Hommes. Et de toutes les formes d'égalité, celle de l'intelligence est peut-être la plus importante. C'est pourquoi j'ai décidé qu'aucun quotient intellectuel ne dépasserait plus 100. De base de calcul, ce nombre deviendra un plafond. Et il sera en même temps le symbole de l'égalité et de la révolution… Mais je suis entouré de tricheurs. Je le sais. Certains de mes proches collaborateurs se vantent de ne pas dépasser 90 ou 96. Je crois qu'ils ont réussi à tromper les ordinateurs : ça prouve qu'ils ne sont pas aussi stupides qu'ils le prétendent. Parmi les spécialistes formés à la fin du siècle dernier par l'Aile, vous êtes avec David Dhor un des derniers survivants. Je vous charge de vérifier le q.i. de mes colonels. Et d'un. D'autre part, j'ai réussi à détruire complètement l'Aile. Mais un peu partout, de dangereux fanatiques reprennent l'œuvre de cette association maléfique. Je ne veux pas les attaquer de front. Je pense qu'ils sont dans l'ensemble aussi crétins que leurs élèves. Cependant, il est possible que d'authentiques surdoués apparaissent dans leurs instituts. Ceux-là, vous aurez à les détecter. Je me charge du reste. Vous m'avez compris, pèlerin Gerbois ?

Il se nommait Fabien Suárez. Il était beau comme un dieu - ou plutôt comme un super-héros — dans son uniforme pourpre et or. Et il avait un q.i. de cent soixante-dix-sept, ainsi qu'en témoignait la plaque négligemment posée à sa gauche, juste sous la lampe baladeuse pendue au plafond de la grotte. Deux autres colonels que Marc avait rencontrés à son arrivée à Concordia faisaient partie du Complot de l'Intelligentsia : Matheson, l'homme du contre-espionnage, et Dennis Strodberg, le plus obtus de tous en apparence.

… Et Marc se demandait si les apparences étaient vraiment trompeuses. Ces imbé… ces super-génies cachés l'avaient accueilli sans méfiance dans leur groupe ; ils lui avaient confié en se rengorgeant la plupart de leurs secrets. Et maintenant, dans cette caverne fastueusement aménagée où ils avaient installé leur p.c., ils affichaient tous ces quotients intellectuels invraisemblables. Même raboté d'un bon quart, le plus faible de ces nombres aurait suscité la colère de S.H.P. et valu la déportation à son propriétaire.

La plaque de Fabien Suárez indiquait 177. Son voisin de droite, Matheson, se flattait d'un total très voisin : 176,9. Le numéro trois de la bande suivait de près avec 176,55. Une dizaine de colonels de moindre importance s'étageaient entre 174 et 169,5. Il y avait après un vide d'une douzaine de points et le premier commandant, un noir d'une trentaine d'années nommé Zéphir Granaka, se contentait de 157,1. Plausible, se dit Marc. Mais le deuxième commandant, Ramsay Ateleer, avait un air si hébété qu'on se demandait où et comment il avait pu voler ses 156,5.

Et ainsi de suite.

Les capitaines entre 144,9 et 133. Les lieutenants de 131 à 125,5. Les civils, tassés entre 119 et 116, occupaient tout comme dans la société — et à Concordia en particulier — une très petite place, en bas de l'échelle.

… Marc écoutait à peine l'allocution de bienvenue prononcée à son intention par l'un des conspirateurs, Dennis Strodberg. Il pensait rageusement : Ce n'est qu'une bande de pauvres types et de minus vaniteux. S.H.P. peut dormir tranquille. S'il y a dans son entourage un seul type à peu près intelligent, il ne fait pas partie de ces comploteurs…

À moins que… Et si cette démonstration n'était que le deuxième acte — un peu plus subtil — de la même comédie ? La comédie que tous ces gens sont obligés de jouer pour garder leurs places et peut-être survivre ?

Il n'avait pas changé d'idée ni de but. Il était toujours décidé à entrer dans la résistance active, à lutter — aussi intelligemment que possible — contre la tyrannie et les mensonges de Sa Haute Puissance. Mais ces personnages ne lui inspiraient aucune confiance, qu'ils soient débiles ou surdoués. Il lui faudrait chercher ailleurs. Peut-être dans les nouveaux instituts pédagogiques…

Première publication

"les Surdoués de Santa-María"
››› l'ÉducationMouvance 2 (anthologie sous la direction de : Raymond Milési & Bernard Stephan ; France › Thionville & Metz : Raymond Milési & Bernard Stephan, deuxième trimestre 1978)