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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

le Snant n'est pas la mort

Je me retournai et je ne pus m'empêcher de lancer une exclamation d'angoisse et de colère : O'Billie-Tag avait pris déjà plus de vingt pas de retard sur moi ; elle trottinait lourdement sur les pierres tranchantes qui se reflétaient dans ses yeux, et son immense regard sombre semblait pathétique de lassitude et de désespoir. Je suis Tag-ton-Tag…

Quant au Sac-à-Graisse, son fils, je ne le vis même pas et il me fallut quelque temps pour localiser ses ondes mentales que brouillaient évidemment les tours des Arnidés.

Je savais que, seul, j'aurais pu échapper cette fois aussi aux Polytraqueurs du Pouvoir, mais ma seconde enfance était si lointaine que je risquais à chaque instant de subir le Snant ! Je ne pouvais pas commettre la folie d'abandonner maintenant O'Billie-Tag et son fils, de les condamner à une mort cruelle, et de me retrouver dans la plus complète solitude, toujours traqué par mes ennemis et à la merci du mal inexorable de notre race.

La meilleure solution, c'était sans doute de prendre le Sac-à-Graisse dans mes bras et de continuer à fuir ainsi, en m'arrêtant parfois pour attendre O'Billie-Tag, mais sans m'éloigner des tours des Arnidés, dont le rayonnement brouillait notre trace et constituait notre meilleure sauvegarde.

Dans le ciel éblouissant mais sombre de la planète, Rama-Tolin brillait d'un éclat bleuâtre, et sur le sol il se reflétait dans chaque pierre, dans chaque cristal. En vain, les yeux blessés cherchaient une ombre où se poser ; le soleil était au zénith et même les plus hautes tours aux sommets translucides n'interceptaient guère ses rayons. Les gemmes noir et or, rouges, bleues et blanches, irradiaient leur scintillement démentiel et un flot multicolore d'éclats de lumière semblait danser à la surface d'Alazan aussi loin qu'on pouvait voir.

Mais au-delà d'une centaine de pas, les ondes lumineuses se brouillaient, formaient un réseau de franges souvent opaques, qui dessinaient contre le fond changeant du ciel, tour à tour jaune sombre et bleu soleil, puis teinté d'un rouge sanglant par les nuages, une merveilleuse dentelle aux motifs infinis prenant successivement les dix couleurs du spectre, comme ces vastes cités que l'on rencontre dans les empires du Pouvoir, sous Godrap VII et Godrap VIII.

J'émis un appel à O'Billie : Alter Ego, mon copain, vieille bête !

— Je suis Tag-ton-Tag !

O'Billie était mon Tag depuis ma seconde enfance, elle était une partie de moi-même, et je ne pouvais assister sans souffrance à sa brutale vieillesse, à l'affaiblissement de son pouvoir psychique. L'écho de mes pensées résonna presque aussitôt dans mon esprit, renvoyé avec une force singulière par le Sac-à-Graisse, qui progressait aussi vite que sa mère déclinait, mais qui restait — pour combien de temps ? (Je ne me posais pas cette question sans terreur !) — un répugnant petit animal surtout occupé à boire et à éjecter le liquide contenu dans ses quatre vessies à l'aide de seize canaux excréteurs. Alter Ego, mon copain, vieille bête ! Puis sur un autre ton, qui reflétait déjà un semblant de personnalité : Je suis Tag-ton-Tag.

Je courus à sa rencontre en bondissant sur les pierres aiguës, déchirant l'écorce de ma plante vêture, et je le trouvai aplati et immobile au fond d'un trou-de-vie, hypnotisé par les cristaux à œil blanc. Je l'empoignai, le chargeai sur mon épaule. Il se fixa à moi de ses griffes molles, mais ne parvint pas à coller ses ventouses trop sèches.

La Mera Sylla de Vernon qui m'enveloppait et me protégeait du froid d'Alazan lança vers lui plusieurs dizaines de tiges flagellées, que les poils repoussèrent en provoquant par leur chatouillement un frisson de toute la plante.

Un vent froid se leva. Le scintillement des cristaux devint si vif que je dus fermer les yeux et marcher en me guidant sur les silhouettes rougeâtres que dessinaient les tours des Arnidés à travers mes paupières closes. Le drame, c'était que je ne pouvais plus me fier à O'Billie et que le Sac-à-Graisse ne m'était encore d'aucun secours — s'il devait jamais servir à quelque chose ! J'avais commis une erreur qui allait me coûter cher ! Au lieu d'attendre, par pure sentimentalité, qu'O'Billie eût un dernier enfant, ce pauvre rejeton dégénéré, j'aurais dû bien plus tôt prendre un jeune dont l'éducation serait maintenant terminée, et j'aurais eu dans ces circonstances dramatiques un compagnon véritable, un allié sûr, un ami, un frère. Nous, Hypneutes Merylliens, nous ne sommes rien sans nos frères les Tags et nous le savons. J'allais payer de ma vie mon imprudence, O'Billie périrait avec moi, et le Sac-à-Graisse n'aurait jamais aucune chance d'être autre chose qu'un petit monstre sale et ridicule !

Je vis que ses lèvres étaient épaisses et violacées, je perçus la douleur lancinante qui émanait de la muqueuse brûlée, et je compris que le petit Tag, mourant de soif, avait léché les cristaux. Cela pouvait être une blessure grave, mais je n'avais aucun moyen de le soigner ici — d'ailleurs à quoi bon, puisque nous n'avions aucune chance de survivre ! Quelle atroce randonnée, quel grotesque équipage !

Je sentis qu'O'Billie-Tag avait localisé nos poursuivants, qui devaient être à quelques centaines de pas de nous, peut-être mille pas, évidemment trop loin pour nous voir, trop loin aussi pour que leurs détecteurs, pourtant parmi les plus perfectionnés de l'univers, produits d'une merveilleuse civilisation technologique, celle des Secrétaires du Pouvoir, pussent leur indiquer notre position en toute certitude, à travers le brouillage que les tours des Arnidés lançaient sans arrêt dans l'espace et le temps.

Un flot désordonné de colère et de honte émis par ma fidèle compagne me frappa soudain et me fit trébucher. O'Billie était si furieuse que j'eus du mal à sonder son esprit. L'écho de sa rage et de son humiliation résonna alors dans l'esprit informe du petit Sac-à-Graisse avec une extraordinaire violence ; il passa en moi aussitôt, selon le processus ordinaire de notre symbiose psychique, et je fus un instant assourdi par sa force.

En même temps, je compris que le jeune Tag était plus avancé dans son éducation que je ne l'avais cru. Je perçus la raison de leur effroi à tous deux : les Polytraqueurs du Pouvoir utilisaient pour nous suivre un Anatag-Wonda !

L'Anatag-Wonda est un produit des usines biologiques de Terkharan 4, datant de l'époque des Secrétaires du Pouvoir. C'est une créature presque entièrement artificielle, très proche du Tag véritable — mais la haine envers celui-ci est une composante génétique fondamentale de cette race.

Je me remis à courir et O'Billie se traîna derrière moi, essayant de me suivre en sifflant de fatigue, ses antennes vibrant à mort. Je gardais les yeux fermés à cause du scintillement et me guidais aux formes ardentes des tours. Un instant, je me retournai et je vis, à travers mes paupières closes, des silhouettes confuses qui dessinaient contre les radiations des tours de petites ombres mouvantes : l'équipage des Polytraqueurs !

O'Billie ! Alter Ego, ils sont là. Il faut trouver un refuge !

— Je suis Tag-ton-Tag.

Le contact familier me rendit courage.

À nouveau, la liaison psychique s'établit entre l'Anatag-Wonda et nous. Ce fut si violent qu'une douleur étrange transperça mon front, irradiant mon corps tout entier et la Mera Sylla de Vernon qui m'enveloppait.

La plante exhala une sorte de soupir, un profond chuintement de souffrance ; elle retira de mes bras et de mes jambes un grand nombre de suçoirs, tandis que mon sang orange se mêlait à sa sève blanche. Les anciens prétendaient que la Mera Sylla, comme beaucoup de plantes de la planète Vernon, était un être intelligent capable de communiquer avec l'Homme, mais je n'avais jamais eu l'occasion de le vérifier, et je ne m'en souciais pas alors !

Une flamme jaillit devant nous : les Polytraqueurs tiraient sur nous avec des armes photoniques.

Deux chances sur dix d'en sortir : la première représentée par les tours dont le brouillage pouvait dans une certaine mesure nous dissimuler et peut-être nous protéger contre les armes photoniques ; la deuxième par le refuge infra-temporel que j'espérais encore découvrir.

La planète Alazan est criblée de “bulles”, mais elle est vaste et l'on peut errer parfois durant des jours à travers le désert glacé des cristaux, parmi les tours inviolables, perdu au milieu du rideau des franges, sans découvrir un seul abri.

O'Billie émit une plainte lancinante : Je suis Tag-ton-Tag, oooh ! Le Snant n'est pas la mort, oooh ! Le Sac-à-Graisse enregistrait tout, comme une monstrueuse éponge psychique, et dans ma tête leur souffrance se mêlait à la mienne, n'était qu'un reflet de la mienne.

La mienne était l'image de la leur. Un jeu de miroirs : les Tags, moi. Moi, les Tags.

Les flammes jaillirent encore. Renvoyée à l'infini par le désert de cristaux, la lueur blanche perce les franges les plus lointaines. Les grands nuages fuient dans le ciel à une allure démente. Les oiseaux de fer volent au-dessous d'eux avec un infernal sifflement.

Un refuge, un refuge ! Je ne veux pas tomber entre leurs mains ! Une spirale de feu, orange, couleur de sang, monte le long des tours, au sommet desquelles commencent à naître des aigrettes bleuâtres, qui vacillent comme étouffées par le vent.

Je sens la brûlure du froid sur mes jambes soudain dénudées. La Mera Sylla va-t-elle mourir ? Le petit Tag, sur mon épaule, tremble de tout son corps.

Un choc. Une douleur fulgurante dans mon bras. Une odeur atroce : la Mera Sylla brûle sur mon côté. Elle se retire de ma chair. Ou bien elle s'y enfonce, je ne sais plus. Le sang se mêle à la sève.

Un vide immense, cruel. C'est comme l'avant-goût de la mort : O'Billie a été tuée. Son cadavre carbonisé monte en poussière derrière moi, avidement absorbé par les nuages en l'air et les cristaux sur le sol. Alazan est une planète dévoreuse.

Devant moi, toujours le champ infini des tours. Au milieu des tours rouges, bien vivantes, une tour “morte”, grise et jaune. Je cours dans cette direction.

L'ennemi approche, mais je tiens ma distance : environ deux cents pas, maintenant.

Brusquement, une aigrette grossit au sommet d'une tour, une tour vivante, qui hurle de fureur et riposte avec violence au tir des armes photoniques.

Je cours, le jeune Tag sur mon épaule. La Mera Sylla s'arrache de moi, laissant des plaies sanglantes sur mon corps. Mais je sens mystérieusement qu'elle vit toujours. J'ai froid. Je cours.

Une tache d'ombre monte dans le lointain, plus rapide et plus vaste que les nuages d'Alazan. Non, la tache d'ombre est en moi, au fond de mon esprit, comme une bête vivante. J'étouffe.

Je me rappelle : surtout ne pas avoir peur, se détendre et sourire. Le Snant n'est pas la mort. Oui, mais je n'ai pour compagnon que le Sac-à-Graisse et je suis traqué par un ennemi sans pitié. Le Snant, pour moi, c'est la mort. Je veux lutter. Ils ne m'auront pas. Tu entends, Sac-à-Graisse, ils ne m'auront pas.

Regarde la tour, devant nous, la tour morte, à demi effondrée, formant un tas de débris cristallisés. Regarde : près d'elle, les franges de lumière sont décalées, ultra-violet, violet, indigo, bleu, et cela s'arrête au vert… La trame du continuum semble lâche. N'y aurait-il pas un refuge, là ?

Les Polytraqueurs tirent encore. Les tours ripostent. Des éclairs jaillissent de leurs sommets. Les aigrettes bleues virent au mauve, puis au pourpre. Je suis pris entre deux feux. Le Snant. Je me rappelle : surtout, ne pas avoir peur. L'ombre. Les cris hallucinants des oiseaux de fer. Je cours.

----==ooOoo==----

Prends une pointe de cristal, promène-la doucement sur cette peau de Tag. Sois attentif aux vibrations dans ta main et aux idées dans ta tête.

Écoute-moi. Je suis toi.

Mon nom : Thelm Antgula, Hypneute Meryllien. Je suis sur le point de perdre la mémoire : c'est le mal de notre race, le Snant. Il faut que je me rappelle : surtout ne pas avoir peur, se détendre et sourire.

Je me réveillerai avec une impression d'effrayante solitude. Je rêverai à un monde perdu, à mes frères de race, si proches et si lointains. Il y aura près de moi le Tag, mon alter ego. Les Tags sont nos compagnons éternels : ce sont des chiens Vlapis de Jiralla 7, du temps d'Aalstren-Tête-Blanche le Hyaar jusqu'à la résurrection du Cheval-Soleil. Ils sont un reflet de nous-mêmes, un double et une réserve inépuisable de souvenirs.

Le Tag ne me quittera pas, car il est lié à moi jusqu'à la mort. À mon réveil, j'essaierai de retrouver en lui mes souvenirs les plus simples, ma personnalité et ma force. Après, il faudra que je rejoigne mes frères de race, près de qui je vivrai ma troisième enfance — car j'ai déjà connu une fois le Snant — et qui me rééduqueront. Je renaîtrai peu à peu tel que j'étais avant ; je retrouverai dans l'esprit du Tag toutes mes pensées, mes émotions et mes souvenirs.

Le Snant n'est pas la mort.

Sombre Éclat !

J'écris.

Sur un morceau de parchemin, une peau de Tag, dont les cellules graisseuses constituent le récepteur psychique le plus efficace de l'univers. Je me sers d'une pointe de cristal, un débris de la tour morte dont les décombres couvrent le refuge. Je concentre ma pensée et mes forces vacillantes. Ma main tremble, elle vibre plutôt. La pointe de cristal creuse dans la peau de Tag des courbes sinusoïdales qui n'ont aucun sens dans aucun système graphique. Comme un disque de cire ou une fleur de Hhammara-Blanche, ou la poussière des cristaux de Simak, peuvent enregistrer le son, la peau de Tag enregistre les ondes de la pensée.

Nous, Hypneutes Merylliens, écrivons ainsi. Pour lire, je prendrai la pointe de cristal et je suivrai les courbes que maintenant je trace. Toutes les idées que j'inscris renaîtront alors dans mon esprit vide, bien que je ne connaisse plus une seule langue humaine. Pour le reste, le Tag m'aidera. Puis je rejoindrai mes frères !

J'écris.

Voici quelle est ma situation — quelle sera probablement ma situation lorsque je me réveillerai — après avoir subi le Snant : je me trouve sur la planète Rama-Tolin 3, dite Alazan, vers l'an 820 des Secrétaires du Pouvoir. Sur ce monde, la trame du continuum est particulièrement lâche et nous, Hypneutes Merylliens, pouvons nous introduire dans les “bulles” qui flottent dans le temps pour nous déplacer à travers cette dimension : ce sera l'un des premiers pouvoirs que je devrai récupérer afin de survivre.

Alors que je m'étais égaré dans une région du continuum que je connais mal et dont la carte restait floue dans la mémoire d'O'Billie-Tag, j'ai été surpris par la Police de l'Épuration Biologique, les Polytraqueurs du Pouvoir. Je comptais trouver une bulle pour fuir vers le lointain passé, mais j'ai manqué mon transit accidentellement et j'ai dû rester dans le désert de cristaux du continent nord. J'ai pu échapper à mes poursuivants grâce au brouillage puis à l'intervention directe des tours des Arnidés. (On ne sait rien des tours, sinon qu'elles sont inviolables, indestructibles, mais qu'elles meurent (?) parfois pour des raisons inconnues. Êtres vivants ? machines ? ou autre chose ? les Arnidés appartiennent peut-être à ce futur très lointain, très mystérieux, qu'une force inconnue nous ferme !)

J'ai découvert un refuge : une sorte de caverne au-dessous de la tour morte. C'est une véritable usine à bulles. Celles-ci sont petites, rougeâtres, orangées, ou bien blanches avec des reflets bleus. La plupart montent vers le futur à une très grande vitesse ou bien flottent en grappes errantes dans l'“Indéterminé”, happées quelquefois par un brusque courant qui les emporte. Mais toutes ici sont trop légères, trop fragiles, et elles éclatent dès qu'on essaie de pénétrer à l'intérieur. Impossible d'embarquer, impossible de quitter cette affreuse caverne sans eau et presque sans air. Le Tag meurt de soif. Mais j'en sortirai. Il faut. Je finirai par découvrir une bulle plus dure qui m'emportera je ne sais où — vers l'avenir lointain, peut-être, l'avenir fermé ? (Fermé par qui ? Quel ennemi implacable nous barre les routes du temps, Sombre Éclat ? Ni les Secrétaires du Pouvoir, ni les adeptes du Cheval-Soleil n'ont assez de science ! Qui ?)

J'écris.

J'essaie de mettre dans chaque mot son sens le plus profond. Mais tout cela me paraîtra étrange. Pourtant, je n'aurai pas peur : il n'est pas de danger que je ne puisse affronter. Je ne dois pas avoir peur, car le Snant n'est pas la mort.

Le Snant n'est même pas un mal : c'est l'espoir de l'Humanité, l'espoir peut-être de toutes les races pensantes de la Galaxie, dans l'éternité. Chacun de nous, chaque Hypneute Meryllien, peut à tout instant subir le Snant — naturel ou bien pathologique, sous l'effet de la peur, de la souffrance ou d'une maladie. Sa survie et sa renaissance dépendent par-dessus tout de la bonne volonté de ses frères de race. Chaque Hypneute Meryllien a la certitude de se retrouver une fois au moins, peut-être dix fois dans la vie, ignorant et sans défense comme un enfant perdu. Notre dépendance à l'égard de notre race, de tous nos frères, est infiniment plus grande que celle de tous les êtres qui ne subissent pas le Snant.

C'est pourquoi il existe chez les Hypneutes Merylliens une fraternité exceptionnelle. La confiance, l'amitié, qui doivent nécessairement régner entre nous, font de notre société la plus humaine de toutes les sociétés d'êtres pensants, à travers le temps et l'espace, depuis les origines jusqu'à la résurrection du Cheval-Soleil, et sans doute bien au-delà même. Ce qui a manqué à l'Homme vrai pour créer un monde juste, un monde sans haine, c'est bien ce sentiment d'être lié à ses frères pour le meilleur et le pire, de dépendre d'eux comme chacun dépendrait de lui. Nous sommes supérieurs à l'Homme vrai à cause de notre faiblesse même : le Snant.

Nous représentons l'avenir. Moi, Thelm Antgula, Hypneute Meryllien, je suis un pion sur l'échiquier du destin. Voilà pourquoi ma vie compte. Surtout je ne dois pas avoir peur, je me sauverai…

J'écris.

----==ooOoo==----

Je me réveille.

J'ai la certitude que ce monde n'est pas hospitalier et cette pensée domine en moi jusqu'au sentiment de mon existence.

Est-ce que j'existe, est-ce que je vis ?

Voyons, je passe ma main sur mon front, sur mes yeux. Je regarde autour de moi, je prends conscience du monde. J'ai tout oublié !

Une pensée brusquement m'éclaire : je vis, j'en suis sûr. Le Snant n'est pas la mort.

Je cherche à me rappeler encore. Lentement, je regarde. Le Tag, le petit Sac-à-Graisse, je me souviens : il avait les lèvres toutes gercées d'avoir léché les cristaux d'Alazan et il ne savait pas se faire pousser de la fourrure sur le mufle. Mais une chose me paraît anormale. Il est… Sa situation enfin… Il se trouve dans… Les mots me manquent et mes idées s'assemblent mal, mais je comprends et c'est terrible : le Tag est dans une cage.

À ce moment, je découvre une sensation absolument nouvelle. C'est un bourdonnement lointain dans mes oreilles, dans ma tête. Voici qu'il devient plus fort ; il se rapproche. Il me semble distinguer… Oui, ce sont des voix innombrables. Tout un peuple me parle.

J'écoute. Un vertige me saisit. Ma gorge se serre et malgré moi je ferme les yeux de terreur. Cette chute sans fin ! Je me souviens : surtout ne pas avoir peur, le Snant n'est pas un mal, c'est l'espoir de l'Humanité.

L'espoir ! Mais ce monde où le flot du temps m'a précipité, je sais bien qu'il est affreusement inhospitalier. Il n'y a plus d'espoir. Encore la chute dans un puits brûlant, le vertige, cette nausée intérieure qui semble tordre chaque cellule de mon corps. Je me vois étendu sur un lit dans une pièce aux murs glauques de métal. Je suis seul et je souffre. Je tombe, je ne sais rien. Même pas qui je suis. J'ignore ce qu'est un Homme et que j'appartiens à cette race. Je suis tout entier dans ma douleur et dans ma peur. Ma souffrance me paraît durer infiniment.

Tel est le Snant.

Me revoici maintenant. Le supplice a été bien plus bref que je n'osais l'espérer. D'ailleurs, pour une raison que je ne peux ni imaginer ni comprendre, je n'ai subi qu'un Snant partiel ; ma troisième enfance sera moins longue et moins dure que la deuxième, après la grande amnésie de mon adolescence.

Déjà, j'ai réussi à dominer la peur ; l'instinct de ma race va jouer : combien de millions ou de milliards de fois un Hypneute Meryllien s'est-il battu contre le Snant !

Mon corps, cette chose, moi : j'ai mal.

Les lieux : grande lumière, ciel invisible, dedans.

Autour : des êtres vivants bougent, Hommes ; dans une cage à barreaux, le petit Tag.

Ailleurs : le bourdonnement, les voix, les images, éclairs.

Autour de moi, en moi : une chose vivante, la Mera Sylla de Vernon.

Dans mon esprit : un brouillard glacé. Des pensées arrivant sans cesse de loin, avec le bourdonnement ; elles pénètrent en moi, mais elles sont si perçantes, si douloureuses, que je les refuse et que je les chasse. Je leur ferme mon esprit pour moins souffrir.

En face de moi, il y a une grande chose lisse et claire. C'est un mur poli qui fait miroir. Je regarde là et je crois voir de l'autre côté, ailleurs. D'abord, je ne vois qu'un affreux mélange de couleurs et de formes mouvantes. Puis je m'habitue à ce curieux spectacle, mon œil s'exerce et les souvenirs affluent.

Je vois des êtres (des Hommes, je le sais maintenant, des Hommes horriblement pareils à moi, qui s'agitent en tous sens, dans une manœuvre incohérente). Ils sont rassemblés autour d'un autre, un peu plus grand qu'eux. Je ne comprends pas ce qu'ils lui font. L'autre, d'ailleurs, ne s'occupe pas d'eux ; il me regarde. Ils sont tous vêtus d'étoffes de couleur claire qui brillent dans la lumière.

Mais pas celui du milieu ; une chose étrange couvre son corps. Vivante. Il me regarde. Tout d'un coup, je comprends. L'homme dans la glace, qui me regarde, c'est moi. Je suis prisonnier de ces êtres et ils essaient de m'arracher cette plante qui couvre mon corps et enfonce dans ma chair ses profonds suçoirs grisâtres. Alors, je prends conscience de la douleur qu'ils m'infligent et je crie. La douleur, l'humiliation, la colère. Le désespoir !

Je crie et je me bats. Je vois toujours mes mouvements dans le mur poli qui se trouve en face de moi. La plante que je porte, qui est ma compagne depuis si longtemps et que j'aime, ne veut pas m'abandonner : elle lutte pour me défendre. À quoi bon ? Ma colère tombe, le désespoir est en moi. Il vient d'une effroyable contradiction entre ce qu'on m'a appris et répété depuis l'âge de raison (le Snant est le suprême espoir de l'Humanité et de toutes les races pensantes) et ce que je ressens maintenant, ce que je comprends, ce que je sais ; une contradiction entre l'idéal de ma race et ce que m'ont appris les voix lointaines qui résonnent dans ma tête (la voix commune d'un peuple qui me parle, qui m'envoûte sans que je puisse lui échapper, car cette voix est partout, et tous les êtres doivent l'entendre), le réseau télépathique de ce peuple au nom prestigieux, les Arnidés : le Snant est pire que la mort !

L'espoir de l'Humanité a perdu tout sens. Je ne sais pas encore pourquoi, mais je le sais avec la plus douloureuse des certitudes. Je veux mourir, mais je ne peux pas. Peut-être n'ai-je pas le droit de mourir maintenant. Et puis tout espoir n'est pas encore vraiment perdu, puisque je suis là, moi, avec mon Tag, et qu'on n'a pas pu nous asservir.

Je dois lutter. Je vois dans les yeux du Sac-à-Graisse un pathétique appel. Je cherche le contact. Le voici, à la fois familier et brutal.

D'un Sombre Éclat, comme je suis heureux !

À nouveau, les Hommes, les Arnidés, m'entourent. Leurs gestes sont lents mais parfaitement synchronisés ; ils semblent agir comme les rouages d'une même machine. Deux d'entre eux tiennent dans les mains des couteaux à courtes lames, d'autres ont des sortes de griffes qu'ils plantent dans mon corps : ils essaient de m'arracher la Mera Sylla de Vernon qui résiste, qui enfonce plus profondément ses suçoirs à travers ma peau, jusqu'à mes muscles, peut-être jusqu'à mes os.

Ils la déchirent ; la sève blanche mêlée à mon sang prend une teinte jaune et rose. Mais la Mera Sylla se reforme, elle se durcit par plaques. En certains points, elle paraît avoir la consistance du métal et les lames des couteaux claquent et glissent.

Je savais que la Mera Sylla de Vernon avait d'étranges pouvoirs : voici enfin l'occasion de les vérifier ! Elle m'apparaît brusquement indestructible. Elle se durcit en surface et elle pénètre en moi plus profondément.

Les Arnidés arrêtent le jeu des griffes et des couteaux. Ils vont essayer autre chose. Un liquide brûlant m'arrose ; je suis entouré par des jets de vapeur. Je suis aveuglé, non par le liquide mais par la Mera Sylla qui recouvre mon visage pour me protéger. Calme, calme, calme… À travers le bourdonnement lointain des voix, j'écoute cette pensée inconnue, mais fraternelle : Calme, calme, calme… et puis cet avertissement : Attention, frère, le monde où nous sommes est un monde mauvais. Frère, nos frères ont trahi le Sombre Éclat !

On me saisit durement les bras. Je lutte encore, mais sans conviction et sans espoir. Je sais que je suis bien perdu, cette fois.

J'interroge à mon tour : Qui es-tu, frère ? Un long silence. Je suis tombé. Je sens la brûlure de cet acide que l'on déverse sur moi. Aucune chance. Je vais mourir loin de mon temps et de ma patrie, le désespoir au cœur.

— Écoute-moi, frère. Tu me connais. Je suis dans toi, mais c'est la première fois que nous entrons en contact, parce que… Encore un silence terrifiant, avec en fond psychique les voix innombrables et déjà familières des Arnidés. Des images incompréhensibles, des formes vagues, rouges, vertes, noires. Une douleur profonde.

— Est-ce que tu es… la Mera Sylla de Vernon ?

— Oui, je suis… Mais en réalité, je suis un autre toi-même, une copie, un reflet de toi. La Mera Sylla est… un miroir… comme les Tags… J'ai dû pénétrer en toi, dans ton corps, pour demeurer avec toi. J'ai abandonné toute la partie extérieure de ma forme… qui recouvrait ta peau. Je suis tout entière dans toi.

— Sylla, y a-t-il un espoir de nous sauver, toi et moi ? Le sais-tu ?

— Je ne sais pas, frère…

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Au cours de mon odyssée, j'ai appris que les “tours des Arnidés” sont les émetteurs d'un champ de force qui barre la route du lointain futur — de ce qui était alors pour moi le “lointain futur”. J'avais toujours entendu parler de cet avenir qui nous restait mystérieusement fermé. « Quel ennemi implacable » disaient les anciens, « nous a donc coupé les routes du temps ? ».

Cet ennemi, je le connais maintenant : c'est le peuple Arnidé. Les Arnidés et leurs tours hallucinantes semées d'un bout à l'autre de la galaxie !

Mais qui sont ces Arnidés ? Je le sais aussi, et c'est affreux.

Sur Alazan, comme les Polytraqueurs du Pouvoir allaient me rejoindre après avoir tué O'Billie mon vieux Tag, je découvris une tour détruite — “morte” — et je me cachai dans les décombres radioactifs ; j'espérais bien trouver là un refuge infra-temporel, invisible et inaccessible pour les Hommes vrais. Je ne me trompais pas ; il y en avait un.

J'y suis resté fort longtemps. J'eus beaucoup de peine à trouver une bulle assez grosse et assez solide pour m'emporter — vers le passé ou l'avenir ou n'importe où dans l'espace ou le temps ! Le monde infra-temporel n'existe pas pour les Hommes, mais mes poursuivants possédaient un Anatag-Wonda et des instruments perfectionnés ; certaines de leurs armes pouvaient tirer dans le temps, je le savais. Sûreté précaire que la mienne dans ce refuge ! Le pire danger pour moi, c'était le Snant dont je commençais à percevoir les signes avant-coureurs : les hallucinations, les retours brusques de souvenirs apparemment oubliés, les accès de lucidité euphorique, et surtout l'ombre. Je ne m'y trompais pas.

O'Billie était morte et le Sac-à-Graisse, son fils répugnant, dont l'éducation commençait à peine, ne pouvait me servir à grand-chose. Sur un parchemin en peau de Tag, j'écrivis donc un certain nombre de consignes destinées à moi-même, pour le cas où je me réveillerais seul, après le Snant. Mais ce texte ne me servit jamais, car il me fut pris par les Arnidés lorsque j'arrivai chez eux.

En effet, je trouvai bientôt une bulle assez résistante, dans laquelle je pus m'embarquer avec le jeune Tag. On dit que les bulles sont des nefs lancées à travers le temps, mais elles voyagent en réalité dans la trame du continuum, dans l'espace aussi bien que dans le temps.

Celle-là ressemblait à une sphère de matière vitrifiée, opaque par places, ailleurs translucide et parfois transparente vers les pôles, parcourue de fines marbrures palpitantes et souvent illuminée d'éclairs qui la couvraient d'étincelles bleues. À l'intérieur, c'était une chambre forte où toute vie se trouvait suspendue : pendant la durée indéfinissable de mon voyage, je n'endurai ni la faim ni la soif, et je ne subis pas le Snant.

Avant que mes perceptions ne fussent totalement engourdies, je compris que la bulle, entraînée par un courant prodigieux, m'emportait vers ce lointain futur qu'aucun des nôtres n'avait encore visité, au-delà même de la grande barrière. À cause de la tour détruite, sur Alazan, il existait sans doute une fissure dans cette barrière et la bulle s'y engouffra avec moi, le petit Tag et la Mera Sylla de Vernon comme passagers. Nous passâmes à travers un gigantesque tourbillon noir, frangé d'une sorte d'écume grisâtre, couronné parfois des mystérieuses lueurs d'un orage démentiel.

En observant les bulles que les courants ballottaient, se disputaient, s'arrachaient, je compris alors ce que j'ai déjà mentionné : que les tours des Arnidés, qui se trouvent sur Alazan comme sur des millions d'autres mondes, étaient bien les émetteurs de ce champ inconnu qui barrait aux nomades du temps les routes du lointain futur, forçant les bulles à dériver dans l'espace lorsqu'elles atteignaient une certaine époque (peu après la date de la résurrection du Cheval-Soleil). Et le courant qui nous emportait devait s'infiltrer à travers une brèche de ce formidable rideau d'énergie !

Impossible de chiffrer le temps subjectif dans la bulle. Comme une suite de mirages déformaient l'espace et tendaient à se substituer à lui, des rêves troublaient sans cesse la durée — les mirages sont des perturbations de l'espace et les rêves des perturbations du temps, mais ils sont de même essence.

La bulle me déposa enfin dans un refuge où elle s'affaissa, déchargée de son énergie. Je me téléportai dehors et me retrouvai au milieu d'un geyser de bulles qui toutes montaient à grande vitesse vers le futur ; la route du passé semblait bien coupée. Si je vivais, j'étais sans doute condamné à ne jamais revoir mon temps et ma patrie.

Je souffrais à nouveau de la faim et de la soif. Le jeune Tag était mourant. Je parvins avec peine à me transporter hors du refuge. J'étais chez les Arnidés.

Un pâle soleil jaune brillait sur une plaine sauvage. À l'horizon, d'un côté, une chaîne de montagnes bleuâtres. De l'autre, un immense globe argenté qui devait abriter une ville.

Presque aussitôt, j'eus l'inexplicable certitude que je me trouvais dans un monde inhospitalier, un monde ennemi. J'aurais voulu fuir encore. Mais je n'avais pas même la force de regagner le refuge : les Hommes de ma race sont physiquement et mentalement fragiles ; la longue course d'Alazan m'avait épuisé. Et puis…

Le Snant approchait, je le savais. Il me prit à cet instant.

Combien de fois avais-je demandé à un de mes frères Hypneutes : « Mais qui sont les Arnidés ? Des êtres du futur ? Des êtres qui vivraient au-delà de la grande barrière ? Et qui sont les ennemis qui nous barrent sans pitié les routes du futur et nous enlèvent ainsi notre meilleure chance d'échapper aux Polytraqueurs du Pouvoir ? ». Même Yang-le-Vieux n'avait jamais su répondre. « À cause du Snant, » disait-il, « bien des secrets se sont perdus dans notre race. Celui-là est sans doute le plus terrible de tous et il vaut mieux ne pas chercher à le connaître. ».

Le hasard me le fit pourtant découvrir. En deux phases. J'appris d'abord que les Arnidés avaient établi le barrage dans le temps avec leurs mystérieuses tours. Et puis je sus qui étaient les Arnidés ; c'est toute l'affreuse histoire de ma race qui me fut ainsi révélée.

Pendant des millénaires, les Hypneutes Merylliens furent traqués par les Hommes vrais, aussi bien les Secrétaires du Pouvoir que les adeptes du Cheval-Soleil. Ils durent leur salut : 1) à leur pouvoir de se téléporter sur de courtes distances et de circuler dans toutes les dimensions du continuum ; 2) à leur fraternité, leur étroite solidarité, qui étaient les conséquences du Snant et firent d'eux la race la plus unie du cosmos ; 3) à la découverte du chien Vlapis, le Tag, qui devint leur compagnon et plus fidèle allié.

Le Snant, qui paraît être une conséquence inéluctable de la télépathie et des pouvoirs extrasensoriels, se révéla en fin de compte une mutation heureuse ; les Hypneutes Merylliens vécurent et ils devinrent un jour la race dominante de la Galaxie sous le nom d'“Arnidés”.

Étant les maîtres de leur monde, ils ne couraient plus de grands risques du fait du Snant ; bientôt, ils se séparèrent des Tags, qu'ils avaient pris en horreur en des siècles de quasi symbiose. Si l'on fait abstraction de son merveilleux pouvoir psychique, le Tag est bien l'un des animaux les plus répugnants qui soient, et toute la race Hypneute se sentait humiliée de lui devoir la vie. On les extermina.

Mais il fallait aussi vaincre la peur ancestrale du Snant. Les Hypneutes évoluèrent alors vers la “pensée commune”. Par l'action biologique et l'éducation, on détruisit peu à peu toute intimité psychique ; la pensée devint un acte public. Il n'y eut plus de vie individuelle. On s'enferma dans des “villes sous globe”, gigantesques ruches humaines. Chaque esprit se fondait dans la masse, dans l'“esprit de la ville”, et l'esprit de la ville se fondait dans l'esprit de la race.

Il se créa ainsi une société infiniment puissante et aussi infiniment fragile, car le moindre germe d'individualisme pouvait encore jeter dans le système une perturbation mortelle. À un certain stade de “communion”, il apparut que les étrangers n'étaient plus assimilables et constituaient un danger pour la nouvelle civilisation. Danger aussi les Tags — on le comprend aisément. Une barrière fut donc établie dans le temps, à l'époque de la résurrection du Cheval-Soleil, pour défendre le peuple Arnidé contre les germes d'individualisme que nous aurions pu introduire en lui, nous ses ancêtres. Les rares Hypneutes qui franchirent la barrière (comme moi !) furent selon les circonstances et leur état mental, soit assimilés par la ruche, soit tués, soit gardés en prison.

Lorsque j'émergeai de la bulle et entrai en contact avec mes frères de l'avenir, je trouvai un monde inhumain, le monde le plus étouffant, le plus totalitaire qui eût sans doute jamais existé.

Depuis mon jeune âge, à chacune de mes enfances, on m'avait appris : le Snant est l'espoir de l'Humanité et de toutes les races pensantes ! On me l'avait mille fois répété ! Et maintenant, voilà ce qui restait de cet espoir.

« Je m'appelle Guyann. » dit l'homme aux bras atrophiés, au visage difforme. « Naturellement, j'étais comme tous les autres : je n'avais pas de nom. Je m'en suis donné un. J'ai toujours été un rebelle ; ça a commencé comme ça. Je les hais. Souvent, je leur ai échappé. J'avais réussi à fuir dans le futur, où ils n'existent plus, tu comprends — leur société a pourri sur pied, elle s'est détruite. Je n'aurais pas dû revenir, mais j'ai été pris par le Snant là-bas. Ils m'ont eu ! Après, ils ont fait de moi une bête. Ils m'ont affecté à l'entretien du globe comme sécréteur de plastique mésique. C'est une invention à eux : ils te transforment complètement ; ils te greffent des glandes qui sécrètent un liquide qu'on doit cracher sans arrêt sur le dôme. Le plus abject, c'est qu'on y prend plaisir ; ils se sont arrangés pour que ça te fasse le même effet que le désir de l'accouplement. Bien trouvé, pas ? Après, quand ma peine a été finie, ils ont voulu me reconditionner, mais ça rate les trois quarts du temps ; ça a raté aussi pour moi et tu vois comment je suis maintenant. Et condamné à finir ma vie dans leurs prisons. Mais… » (il se tourna lentement vers ses compagnons muets) « nous avons formé à tous un grand projet d'évasion et nous voulons bien t'y associer. Oh ! je peux parler, Antgula, je peux même crier ; ils ne connaissent plus la voix humaine. Nous pouvons nous évader ; je ne crois pas que ça soit très difficile. Nous trouverons des bulles — mais la route du passé est fermée par la barrière et fatalement elles nous emporteront vers l'avenir, loin de notre race, dans un monde absolument étranger… »

Guyann m'adressa un affreux rictus qui voulait être un sourire. Nous étions six dans la cour de la prison, dans la ville sous globe, vautrés au milieu des immondices, et alors sans autre gardien que l'effroyable bourdonnement de la pensée commune qui veillait sur nos esprits. Lui seul, parmi les prisonniers, savait parler et connaissait la vieille langue hypneute, aujourd'hui abandonnée par toute la race. Tous étaient reconditionnés, après avoir travaillé sur les dômes pendant des périodes plus ou moins longues, comme “spécialistes baveurs”. Et ils étaient tous plus ou moins monstrueux. Je pensais avec un affreux dégoût à la trahison des Arnidés. Sombre Éclat !

Moi aussi, je soufrais encore de leurs sévices ; ma peau arrachée, ma chair brûlée par l'acide, étaient couvertes de plaies vives. Mais la Mera Sylla de Vernon restait en moi, enfouie dans mon corps, blessée mais vivante.

— « À quoi ressemble le lointain futur, Guyann ? » demandai-je.

Il eut un geste las et dur.

— « Un monde apaisé. » dit-il. « Des planètes calmes. On n'entend plus parler du Cheval-Soleil. Les Hommes vrais ont essaimé partout. Mais je ne crois pas qu'il existe comme autrefois une grande civilisation galactique. Ou il faudrait aller encore plus loin. Je ne sais pas. Mais notre race est morte, disparue. Je ne crois pas qu'il y ait un seul survivant. »

Quel atroce destin ! Non, cela ne se peut pas, pensai-je. Le Snant est l'espoir de l'Humanité. Il ne doit pas périr !

Je murmurai : « Oh ! Guyann, il faut sauver le Snant ! On ne doit pas laisser disparaître la race. ».

Il ricana.

— « Alors, je te propose de nous évader. Nous irons très loin dans le futur. Jusqu'à l'époque où le monde est si vieux qu'on ne le reconnaît plus. Nous nous fixerons là-bas. Tu sais que nos caractères d'Hypneutes dominent dans les croisements avec les races humaines étrangères. Nous nous reproduirons ! Avec un peu de chance, nous donnerons un nouvel essor à la race. Tout recommencera : les persécutions, la fuite. Puis le triomphe. Et une civilisation pareille à celle des Arnidés. Ah ! le beau rêve…

— Non ! » criai-je si haut que le son de ma voix — ce bruit incompréhensible — fit sursauter les autres. « Non, il ne faut pas ; il vaut mieux mourir ! »

Mais je savais que nous partirions.

Je n'avais subi qu'un Snant très partiel, à cause de la “pensée commune” — mais je ne peux pas expliquer pourquoi — et je commençais déjà à recouvrer ma mémoire et ma personnalité. La Mera Sylla était présente en moi, prête à jouer le rôle du Tag disparu. Calme, calme, calme. Je passais mon temps avec mes compagnons prisonniers dans la cour obscure où s'entassaient les ordures. Lorsque Guyann ne consentait pas à parler, c'était le silence le plus total.

Je réfléchissais. Une certitude : c'était en se séparant de nos compagnons les Tags que les “Arnidés” avaient commis leur première faute. Mais je comprenais ce réflexe de dégoût de la part d'une civilisation victorieuse. Or, le hasard m'avait fait découvrir une autre “éponge psychique”, un autre “miroir”, un compagnon pour les Hypneutes qui se révélerait peut-être supérieur au Tag, qui serait en tout cas moins répugnant que les chiens Vlapis : la Mera Sylla, cette plante-amibe qui était dans mon corps et qui pourrait se reproduire seule, notamment par scission. C'était la grande chance de l'avenir. Je décidai donc de me joindre à l'équipée de Guyann. D'ailleurs, je ne pouvais plus vivre au fond de cette ignoble prison.

Ainsi le voulait mon destin ; j'allais continuer vers l'avenir le plus lointain, le plus mystérieux, une fuite éperdue commencée sur Alazan. Pour sauver le Snant ! Dans ce monde mystérieux du futur, je me voyais — oh ! l'image sotte et ridicule — patriarche sénile, entouré d'enfants de ma race à qui je répétais en branlant la tête : « Ne craignez rien, mes petits ; le Snant n'est pas la mort ! ».

« J'ai peur qu'ils ne découvrent nos projets d'évasion dans nos pensées. » dis-je à Guyann.

— « Le risque n'est pas grand. Je vais essayer de t'expliquer : à cause de la “pensée commune”, tes idées ne peuvent pas s'échapper de ton cerveau. C'est pour qu'il n'y ait pas de vrai Snant ; comprends-tu !? Ce qu'ils émettent sans arrêt, ce sont des slogans, et tout le reste se perd là-dedans. Il y a aussi les prières, au moment du rite. Attention, là ! C'est peut-être dangereux. Hein, tu te rappelleras : au moment du rite, il faut penser aux prières et pas à tes projets ! »

Nous étions à genoux sur la pierre. Je tremblais dans mon effort pour fixer mon esprit sur les prières.

« Sombre Éclat, maître de l'espace et du temps, prends nos âmes !

— Prends nos âmes ; elles sont pures.

— Prends nos âmes ; elles sont justes. »

Non loin de la prison, existait un refuge connu de Guyann. C'est là que nous essaierions de trouver une bulle et de partir pour le futur. L'évasion était prête… Me concentrer sur les prières… « Prends nos âmes ; elles sont fortes.

— Prends nos âmes ; elles sont claires… »

Peut-être faudrait-il tuer nos gardiens. Peut-être serions-nous arrêtés et conditionnés en spécialistes baveurs. Je serrai les dents. Cela ne se pouvait pas. Nous avions une mission plus grande que nous, plus grande que notre vie : sauver le Snant, sauver la chance de l'Humanité !

Mais si nous parvenions à nous échapper, qu'allions-nous trouver dans l'avenir ?

« Le prochain jour, nous partirons au moment du rite. » m'expliqua Guyann. « Ils s'apercevront de notre absence, mais ils ne pourront rien tenter sans déranger les prières. Ils perdront beaucoup de temps. Quand ils se ressaisiront, nous serons loin. Il y aura un garde — nous le tuerons, pour sauver le Snant, comme tu dis… » Il ricana, le visage déformé, monstrueux, inhumain. « Pour sauver le Snant… à moins que tu ne préfères finir ta vie à baver sur les dômes, Antgula ! »

« Sombre Éclat, maître de l'espace et du temps, prends nos âmes !

— Prends nos âmes ; elles sont fortes ! Prends nos âmes ; elles sont claires ! »

Dans la pénombre éternelle de la geôle, nous nous glissâmes vers la salle où l'on bénissait les détritus avant de les jeter à l'égout. La première partie de notre évasion était achevée. Mais le plus dur restait à faire.

— « Prends nos âmes ; elles sont libres !

— Prends nos âmes ; elles sont légères ! »

Sous son globe formidable, la ville entière était plongée dans les rites. « Attention ! » dit Guyann. « On y va. »

Calme, calme, calme, émit la Mera Sylla de Vernon. Nous courûmes tous à la file. C'est alors que résonna l'alarme.

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L'instituteur sourit au garçon et lui caressa distraitement les cheveux. Un autre se fût déchiré la jambe dans cet accident, mais ce n'était pas la première fois que le diabolique petit Thelme enjambait la grille et s'y blessait. Il s'en tirait toujours bien et c'est à peine si le sang coulait de ses plaies tout de suite refermées.

Pourtant, il avait eu peur cette fois. Il paraissait presque vert lorsqu'il pâlissait. L'instituteur croisa un instant le regard de ses yeux bleus, si grands et si clairs, mais il se détourna aussitôt ; il éprouvait toujours un certain malaise devant ces yeux-là. Le petit Thelme était un garçon bizarre, un peu inquiétant. Ses camarades le soignèrent ; c'est-à-dire que l'un d'eux, préposé à l'infirmerie, badigeonna de mercurochrome la plaie presque invisible, tandis que trois autres observaient la scène gravement.

« Repose-toi avant que nous rentrions. » dit l'instituteur. « Reste dans la classe un moment. »

Le petit Thelme hocha la tête. Son frère et un de ses camarades qui lui ressemblait comme un frère vinrent lui tenir compagnie. C'est un peu plus tard que l'instituteur fut témoin d'une scène étrange.

Les trois garçons étaient debout, l'air bouleversé. Ils ne parlaient pas. Le petit Thelme se trouvait près du tableau et les deux autres le regardaient, les yeux hagards. Sur leur visage trop bronzé, on lisait une expression à la fois de panique et de triomphe.

Le petit Thelme tendit le bras. Il montrait une phrase qu'il venait d'écrire en gros caractères maladroits, par-dessus la date du jour, 11 mai 1960 :

le snant n'est pas la mort

Première publication

"le Snant n'est pas la mort"
››› Fiction 84, novembre 1960
Sous le pseudonyme d'Albert Higon